vendredi 11 février 2011

Une villa dans la jungle

publié le mercredi 9 février 2011

Uri Avnery – 5 février 2011

 
Les gens ont peur du changement. Lorsqu’il survient, ils ont tendance à le nier, à l’ignorer, à prétendre qu’il ne se produit rien de vraiment important. Les Israéliens ne font pas exception. Alors que se déroulaient dans l’Égypte voisine des événements stupéfiants, Israël était plongé dans un scandale au sein du haut commandement de l’armée.
NOUS SOMMES au cœur d’un événement géologique. Un séisme de ceux qui font date est en train de changer le panorama de notre région. Des montagnes se transforment en vallées, des îles surgissent de la mer, des volcans recouvrent la terre de lave.
Les gens ont peur du changement. Lorsqu’il survient, ils ont tendance à le nier, à l’ignorer, à prétendre qu’il ne se produit rien de vraiment important.
Les Israéliens ne font pas exception. Alors que se déroulaient dans l’Égypte voisine des événements stupéfiants, Israël était plongé dans un scandale au sein du haut commandement de l’armée. Le ministre de la Défense exècre le chef d’état-major en exercice et n’en fait pas mystère. Le nouveau chef pressenti s’est révélé être un menteur et sa nomination a été annulée. Voilà ce qui faisait les manchettes des journaux.
Mais ce qui est en train de se dérouler actuellement en Égypte va changer nos vies.
COMME D’HABITUDE, personne ne l’avait prévu. Le très admiré Mossad s’est laissé surprendre, comme la CIA et tous les autres services célèbres de ce type.
Cependant il n’aurait pas dû y avoir la moindre surprise – sauf en ce qui concerne l’incroyable force de l’éruption. Au cours des quelques dernières années, nous avons évoqué à maintes reprises dans cette chronique le fait que, dans l’ensemble du monde arabe, des multitudes de jeunes gens étaient en train d’arriver à l’âge adulte avec un profond mépris pour leurs dirigeants, et que tôt ou tard cela conduirait à une révolte. Il ne s’agissait pas là de prophéties, mais plutôt d’une simple analyse de probabilités.
L’agitation en Égypte a été causée par des facteurs économiques : l’augmentation du coût de la vie, la pauvreté, le chômage, le désespoir des jeunes diplômés. Mais ne nous y trompons pas : les causes sous jacentes sont beaucoup plus profondes. Elles peuvent se résumer en un mot : Palestine.
Dans la culture arabe, rien n’est plus important que l’honneur. Les gens peuvent souffrir de privations, mais il ne supporteront pas l’humiliation.
Et pourtant, ce que tout jeune Arabe du Maroc à Oman voyait quotidiennement c’était leurs dirigeants en train de s’humilier, d’abandonner leurs frères palestiniens pour s’assurer les faveurs et l’argent de l’Amérique, apportant leur concours à la colonisation israélienne, craintifs face aux nouveaux colonisateurs. Cela était profondément humiliant pour des jeunes gens élevés dans l’admiration des réalisations de la culture arabe des temps passés et des splendeurs des premiers califes.
Nulle part cette perte d’honneur n’était plus évidente qu’en Égypte, qui collaborait ouvertement avec les dirigeants israéliens pour imposer le honteux blocus de la bande de Gaza, condamnant 1,5 million d’Arabes à la malnutrition et à pire. Ce n’a jamais été un simple blocus israélien, mais un blocus israélo-égyptien, gratifié de 1,5 milliards de dollars US chaque année.
J’ai à maintes reprises réfléchi – à haute voix – à ce que je ressentirais si j’étais un garçon de 15 ans à Alexandrie, Amman ou Alep, devant le spectacle de mes dirigeants se comportant comme les esclaves abjects des Américains et des Israéliens, tout en opprimant et en dépouillant leurs propres sujets. C’est à cet âge que j’ai moi-même rejoint une organisation terroriste. Pourquoi un garçon arabe serait-il différent ?
Un dictateur peut être toléré quand il exprime la dignité nationale. Mais un dictateur qui exprime la honte nationale est un arbre sans racines – tout vent fort peut le renverser.
Pour moi, la seule question était de savoir où dans le monde arabe cela commencerait. L’Égypte – comme la Tunisie – était en bas sur ma liste. Et pourtant voilà – la grande révolution arabe est en train de se produire en Égypte.
C’EST en soi une surprise. Si la Tunisie était une petite surprise, là c’est une surprise considérable.
J’aime le peuple égyptien. S’il est vrai qu’on ne peut pas aimer vraiment 88 millions d’individus, on peut certainement aimer un peuple plus qu’un autre. À cet égard on peut se permettre de généraliser.
Les Égyptiens que vous rencontrez dans la rue – chez l’élite intellectuelle et dans les quartiers des pauvres entre les pauvres – sont des gens d’une patience incroyable. Ils sont dotés d’un sens de l’humour débridé. Ils sont aussi immensément fiers du pays et de ses 8.000 ans d’histoire.
Pour un Israélien, habitué à l’agressivité de ses compatriotes, l’absence presque complète d’agressivité des Égyptiens est étonnante. J’ai le souvenir frappant d’une scène particulière : j’étais dans un taxi au Caire au moment où il entra en collision avec un autre. Les deux conducteurs bondirent de leur voiture et commencèrent à se maudire l’un l’autre avec des mots à vous faire tourner le sang. Et alors, de façon soudaine, tous deux cessèrent de crier et éclatèrent de rire.
Un occidental qui vient en Égypte ou bien l’aime ou bien la hait. Dès le moment où vous posez le pied sur le sol égyptien, le temps perd sa tyrannie. Tout devient moins urgent, tout s’embrouille et pourtant, de façon miraculeuse, les choses se règlent. La patience semble ne pas avoir de limites. Cela peut induire un dictateur en erreur. Parce que la patience peut prendre fin de façon soudaine.
C’est comme un barrage défectueux sur un cours d’eau. Le niveau de l’eau monte en amont du barrage, imperceptiblement, lentement et silencieusement – mais s’il atteint un niveau critique, le barrage explose et le flot balaye tout en aval.
MA PROPRE rencontre initiale avec l’Égypte fut énivrante. Après la visite sans précédent d’Anouar el Sadate à Jérusalem, je me précipitai au Caire. Je n’avais pas de visa. Je n’oublierai jamais le moment où je présentai mon passeport israélien au robuste fonctionnaire à l’aéroport. Il le feuilleta, se montrant de plus en plus déconcerté – et alors il releva la tête avec un large sourire et dit “marhaba”, bienvenue. Nous étions alors les trois seuls Israéliens dans cette immense ville et nous étions fêtés comme des rois, nous attendant presque à tout moment à être portés en triomphe par les gens. La paix était dans l’air et les masses égyptiennes en étaient éprises.
Il ne fallut pas plus de quelques mois pour que cela change profondément. Sadate espérait – de façon sincère je pense – qu’il apportait aussi la libération aux Palestiniens. Sous de fortes pressions de Menachem Begin et de Jimmy Carter, il donna son accord à une formulation vague. Assez vite il apprit que Begin ne songeait pas à remplir cette obligation. Pour Begin, l’accord de paix avec l’Égypte représentait une paix séparée pour lui permettre d’intensifier la guerre contre les Palestiniens.
Les Égyptiens – d’abord l’élite culturelle et par contagion les masses – n’ont jamais pardonné cela. Ils se sont sentis trompés. Il est possible qu’ils n’aient pas beaucoup de sympathie pour les Palestiniens – mais trahir un parent pauvre est une honte dans la tradition arabe. De voir Hosni Moubarak apporter son concours à cette trahison a conduit de nombreux Égyptiens à le mépriser. Ce mépris est sous-jacent à tout ce qui s’est passé cette semaine. Consciemment ou inconsciemment, les millions de gens qui crient “Moubarak dégage” font écho à ce mépris.
DANS TOUTE révolution il y a la “phase Eltsin”. Les colonnes de chars sont envoyés dans la capitale pour rétablir la dictature. Au moment critique, les masses font face aux soldats. Si les soldats refusent de tirer, la partie est jouée. Eltsin monta sur le tank, El Baradei s’est adressé à la foule sur la place Tahrir. C’est le moment que choisit un dictateur prudent pour fuir à l’étranger, comme le firent le Shah et maintenant le chef tunisien.
Puis il y a la “phase Berlin”, lorsqu’un régime s’effondre et que personne au sein du pouvoir ne sait quoi faire, et que seule la foule anonyme semble savoir exactement ce qu’elle veut : elle voulait que le mur tombe.
Et il y a la “phase Ceaucescu”. Le dictateur se tient au balcon pour s’adresser à la foule lorsque soudain, d’en bas, s’enfle un chœur de “À bas le tyran”. Pendant un moment le dictateur reste sans voix, remuant les lèvres en silence pour ensuite disparaître. C’est ce qui, d’une certaine façon, est arrivé à Moubarak, prononçant un discours ridicule pour tenter en vain d’endiguer le flot.
SI MOUBARAK est coupé des réalités, Benjamin Nétanyahou ne l’est pas moins. Lui et ses collègues semblent incapables de saisir la signification décisive de ces événements pour Israël.
Lorsque l’Égypte bouge, le monde arabe suit. Quoiqu’il arrive dans l’avenir immédiat en Égypte – démocratie ou dictature militaire – ce n’est qu’une question de temps (court) pour que les dictateurs tombent dans l’ensemble du monde arabe, et les masses vont dessiner une nouvelle réalité, sans les généraux.
Tout ce que le pouvoir israélien a fait au cours des 44 années d’occupation écoulées ou depuis les 63 années de son existence est en train de devenir obsolète. Nous nous trouvons en face d’une réalité nouvelle. Nous pouvons l’ignorer – en prétendant que nous sommes “une villa dans la jungle”, selon la formule célèbre d’Ehoud Barak – ou trouver la place qui nous convient dans la nouvelle réalité.
La paix avec les Palestiniens n’est plus un luxe. C’est une nécessité absolue. La paix maintenant, la paix rapidement. La paix avec les Palestiniens, et alors la paix avec les masses démocratiques de l’ensemble du monde arabe, la paix avec les forces islamiques raisonnables (comme le Hamas et les Frères Musulmans qui sont tout à fait différents d’Al Qaida), la paix avec les dirigeants qui sont sur le point d’apparaître en Égypte et partout.
Article évrit en hébreu et en anglais le 5 février 2011, publié sur le site de Gush ShalomTraduit de l’anglais "A Villa in the Jungle" pour l’AFPS : FL