Politis : Vous avez été l’un des rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ces droits vous semblent-ils respectés ?
Stéphane Hessel : C’est l’occasion pour moi de revenir sur deux idées fausses. La première est que j’aurais fait partie du Conseil national  de la Résistance. Or, à l’époque, j’étais à Londres, au Bureau central  de renseignements et d’action. J’ai donc suivi de près le travail des  camarades en France que Jean Moulin avait réussi à réunir sur un  programme remarquable et important. Ce programme du CNR a été rédigé de  façon intelligente par des gens qui avaient une merveilleuse liberté,  puisque résistants et non pas au gouvernement. J’étais au courant de ce  programme, je l’ai soutenu, mais je n’ai pas participé à sa rédaction !
L’autre erreur est de m’accorder le rôle de corédacteur  de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Plus précisément,  en 1948, j’étais à New York, principal collaborateur du secrétaire  général adjoint chargé des droits de l’homme et des questions sociales,  Henri Laugier. À ce titre, j’assistais en permanence aux réunions de la  Commission dans laquelle siégeait René Cassin, principal rédacteur de la  Déclaration. On peut donc dire que j’ai assisté à sa rédaction de très  près et de bout en bout. Mais de là à prétendre que j’en ai été  corédacteur ! Bref, le général de Gaulle et René Cassin auraient eu un rôle mineur, et j’aurais tout fait ! Cela commence à me peser ! Cela dit, ce sont deux textes auxquels je me réfère volontiers. Parce que l’un, pour la France, et l’autre, pour le monde, sont des programmes importants.
C’est justement l’objet de votre première indignation dans le livre que vous publiez...
Exactement, dans la mesure où l’on s’éloigne de ces  programmes. Je reste fidèle à une période où la gauche était au pouvoir  en France, celle des premières années de François Mitterrand, qui a eu  le courage de conduire la gauche au pouvoir. Certes, après Mendès  France, sous la Quatrième République, une Quatrième qui sans doute a  fait plus de choses qu’on ne le dit. Au reste, les Trente Glorieuses se situent principalement dans cette période. Mais je considère que depuis Jacques Chirac, et surtout avec Nicolas Sarkozy, nous sommes très loin de ces programmes initiaux. Des gens comme Brice Hortefeux, Éric Besson, Christine Lagarde, Nicolas Sarkozy lui-même sont contraires à cette volonté démocratique qui animait les membres du Conseil national.
Diriez-vous que nous sommes dans une période de régression ?
Oui, sur le plan français comme sur le plan mondial. Sur ce dernier, heureusement, nous avons les Nations unies. C’est ainsi grâce à elles que, pendant les années 1990, sitôt après la chute  du mur de Berlin, se sont succédé d’importantes conférences. Celle de  Rio, importante pour l’écologie, celle de Pékin, pour les femmes, puis  Vienne pour les Droits de l’homme et Copenhague pour l’intégration  sociale. Une décennie utile couronnée par l’adoption des objectifs du  millénaire pour le développement, avant une décennie de recul :  l’élection de George W. Bush, tandis qu’en France nous perdons Jospin et  gagnons Raffarin puis Sarkozy. De mal en pis. Nous en sommes arrivés à  une France qui n’est même plus présentable internationalement. Ne  serait-ce que sur les Roms, il y a de quoi se flinguer… ou s’insurger !  Comme sur la façon dont la presse est dominée, ou la façon dont dominent  les forces financières, ce qu’on appelait les « féodalités  financières » du temps du CNR, avec un Nicolas Sarkozy à leur botte. On ne peut guère être plus attristé.
Existe-t-il des articles de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui vous paraissent cruciaux aujourd’hui ?
Cruciaux, oui. Notamment ceux qui touchent les droits  économiques et sociaux, l’emploi, la sécurité, l’enseignement. Pour les  libertés publiques, des progrès ont été faits dans le monde, avec  quelques reculs cependant. En revanche, on ne peut être heureux ni sur le logement, en France comme ailleurs, ni sur l’école, ni sur la Sécurité sociale, ni sur les retraites, qui sont en danger.
Vous écrivez que « le motif de la résistance, c’est l’indignation ? » C’est-à-dire ?
C’est un peu un appel. Le sentiment le plus grave,  aujourd’hui, c’est de penser qu’« il n’y a rien à faire » parce que les  choses ne changent pas comme l’on voudrait et que les acteurs politiques  et financiers ont toutes les cartes en main. Baisser les bras me paraît  tout à fait mauvais. Je dirais donc, un peu comme Sartre, qu’« un homme  qui se désintéresse n’est pas vraiment un homme ». C’est quand il  commence à s’indigner qu’il devient plus beau, c’est-à-dire un militant  courageux, un citoyen responsable. Se dire « on n’y peut rien », se  retirer, c’est perdre une bonne partie de ce qui fait la joie d’être un  homme.
Cela a-t-il partie liée avec la désobéissance ? Je souligne toujours l’écart entre légalité et  légitimité. Je considère la légitimité des valeurs plus importante que  la légalité d’un État. Nous avons le devoir de mettre en cause, en tant  que citoyens, la légalité d’un gouvernement. Nous devons être  respectueux de la démocratie, mais quand quelque chose nous apparaît non  légitime, même si c’est légal, il nous appartient de protester, de nous  indigner et de désobéir. Dans le cas récent des enseignants qui ont  désobéi, ce n’était pas pour une question de salaire mais parce qu’on a  voulu leur imposer des choses au détriment des enfants dont ils ont la  charge. Ils peuvent donc exciper de cela, comme les faucheurs d’OGM  peuvent dire qu’il est peut-être devenu légal d’en semer mais qu’en  réalité ce n’est pas légitime. La notion de désobéissance est donc  intimement liée à la notion de légitimité.
Vous évoquez dans ce livre la figure de Walter Benjamin, à la fois proche et lointain...
Il est à prendre presque comme un opposé. J’ai repris son commentaire sur le tableau de Paul Klee, l’Angelus novus, en quoi il voyait la négation de ce que le progrès apporte de positif. Il voyait dans cette œuvre un ange  repoussant la tempête qu’est le progrès. Walter Benjamin était un  désespéré plutôt qu’un constructeur. Mais il nous intéresse justement  grâce à sa philosophie, parce qu’il nous permet de rebondir dans l’autre  sens. Le progrès ne produit pas que des méfaits. Il faut bien les  comprendre, s’indigner donc, mais essayer de trouver une réponse.  J’opposerais ainsi à Walter Benjamin, qui a été un ami, Edgar Morin,  pour nous engager dans une humanité plus conviviale, plus fraternelle,  plus chaleureuse, plus imaginative. Il faut positivement répondre au  souci de Benjamin et ne pas se laisser enfermer dans une situation qui  serait décourageante.
Vous êtes né en Allemagne. Vous avez  été, au cours de votre vie, immigré, si l’on peut dire, et même  clandestin. Que pensez-vous de la politique d’immigration de la France ?
Je la juge très sévèrement. En 1985, j’ai présidé une  commission sur l’immigration avec la volonté de faire de la France un  pays multiculturel, bénéficiant de cet attrait qu’elle exerce  heureusement encore dans le monde. C’est une force pour nous et qu’il  faut maintenir. Mais depuis toujours je suis très critique de la  politique qui est appliquée. Nous pourrions donner l’exemple d’une forte  politique d’intégration ; au lieu de quoi, nous nous sommes laissés  prendre par la peur : ils sont trop nombreux. Si l’immigration pose un  problème, ce sont ces problèmes qu’il faut essayer de résoudre, et non  pas répondre par les expulsions.
En 1974, l’un de vos  camarades de la Résistance, André Postel-Vinay, avait démissionné au  bout de six semaines du poste de secrétaire d’État auprès du ministre du  Travail, chargé des Travailleurs immigrés, parce qu’il manquait de  moyens. À l’inverse, vous semblez avoir toujours préféré l’action…
Peut-être parce qu’on ne m’a encore jamais proposé de  ministère. Postel-Vinay a probablement fait ce qu’il pouvait faire de  mieux. Mais, en effet, dire non et s’en aller n’est pas vraiment ma  méthode. J’essaye plutôt. Je ne suis pas brutal. Mais supposons que  M. Sarkozy m’ait proposé la succession de M. Besson… j’aurais répondu  qu’il n’en était pas question ! Je ne suis pas non plus prêt à faire  n’importe quoi !
Aujourd’hui, Gaza est devenue l’une de vos principales indignations, sinon la priorité de vous engagements ? Pourquoi ?
Gaza et la Palestine  me concernent pour des raisons compréhensibles, étant issu d’une  famille juive puis ayant applaudi à la création de l’État d’Israël avant  de me rendre compte de ce qui se passe là-bas. Je voyais l’UNRWA [
1]  accueillant les premières centaines de réfugiés et obligé de faire  place nette pour qu’Israël puisse s’établir, mais j’ai vu surtout dans la guerre  des Six-Jours une guerre terrible, une victoire trop forte pour Israël,  qui l’a rendu fou. Personnellement, j’ai eu l’occasion de faire des  voyages à Gaza (le premier a eu lieu en 1991), organisés par des  Israéliens qui voulaient nous avertir que ce qui s’y passait n’était pas  fidèle à nos valeurs, nous les pères juifs de cet État. C’est ainsi  qu’avec certains amis, comme Raymond Aubrac, nous avons effectué plusieurs voyages, jusque récemment, au mois d’octobre dernier. Nous y avons  toujours dressé le même constat. Gaza est un vrai casse-tête. Elle a  été égyptienne, mais l’Égypte n’en veut plus  ; elle a été israélienne,  mais les colons ont été retirés  ; elle a été proche de la CisJordanie,  qui s’est brouillée avec les autorités palestiniennes de Ramallah. Pour  toutes ces raisons, nous avons voulu témoigner pour désenclaver Gaza. Ce  sont là 1,5 million de Palestiniens, dont 1,1 million de personnes sont  réfugiées, sur une petite terre de 400 km2. C’est une situation  insoutenable. S’il y a une raison de s’indigner, c’est qu’on a laissé  vivre des Gazaouis dans cette enclave affreuse.
C’est aussi pour cette raison que j’ai donné mon parrainage puis apporté mon action au tribunal Russell pour la Palestine, lancé par Leïla Shahid, Nurit Peled et Ken Coates, et qui se propose de remettre le droit  international au centre de la question israélo-palestinienne. C’est lui  qui a ciblé l’Union européenne, dans la mesure où elle devrait  sanctionner les violations des droits à l’égard des Palestiniens. Du 20  au 22 novembre, aura lieu à Londres la deuxième session du tribunal, qui  cette fois aura pour ligne de mire les grandes entreprises, comme  Veolia ou Caterpillar, qui travaillent dans les colonies ou bien avec  des partenaires israéliens malhonnêtes. Car il ne s’agit pas seulement  de cibler Israël mais aussi les complices qui devraient avoir une autre  attitude.
L’appel au boycott a été l’objet d’une polémique et d’accusations…
J’ai accepté de signer l’appel Boycott, Désinvestissement, Sanctions pour faire cesser les attaques  d’Israël. Et, en effet, beaucoup de signataires peuvent être accusés de  discriminations et privés de certains droits. Mais on espère que cet  appel donnera lieu à une démarche forte et non pas à des accusations  ridicules et grotesques. Boycotter un pays, pourquoi pas ? On a bien  boycotté l’Afrique du Sud, qui ne se comportait pas de manière plus  grave qu’Israël aujourd’hui. Mais les relations commerciales méritent  d’être protégées. Il faut donc faire une différence entre le boycott de  tous les produits en provenance  d’Israël et celui des produits des colonies, illégaux et justifiant  largement le boycott. Pour répondre à la gravité de la situation en Palestine, s’il n’y a que les problèmes commerciaux qui peuvent gêner Israël, il convient justement de passer par cette voie.
Quel a été l’objet de ce dernier voyage à Gaza ?
Témoigner, d’une part, et aider les enfants, d’autre  part, à travers l’association EJE (Enfants jeux éducation), en apportant  différentes choses comme des jouets, du chocolat ou des filtres à eau.  Nous avons aussi eu l’occasion de faire plusieurs rencontres, comme  celle d’Ismail Haniyeh, qui dirige Gaza, et qui, pour l’instant, n’en a  pas fait une terre d’islamisme militant. Mais qui n’a pas non plus  libéré Gilad Shalit. On peut s’interroger sur cet homme. Faut-il  l’éviter, comme l’ont fait les Européens, ou faut-il parler avec lui  pour exercer une influence qui irait dans le bon sens ? Nous avons  choisi ce deuxième cas de figure, sans avoir été mandatés d’aucune  mission. Nous voulions aussi savoir s’il se rapprocherait de Mahmoud Abbas pour une Palestine  unie, connaître sa position sur l’islam, sur un régime dur ou modéré,  ouvert aux différentes cultures. S’il n’a répondu ni oui ni non, comme  on s’y attendait, nous avons eu le sentiment que c’est une grave erreur de la part de l’Europe et des États-Unis de ne pas discuter avec lui. Nous l’avons senti ballotté entre un soutien très fort de la part des plus durs et sans doute moins fort de la part des modérés. C’est donc le moment de parler avec lui. Et, dans le même esprit, John Ging, directeur de l’UNRWA, nous a dit combien il est nécessaire de discuter avec le Hamas, car de lui dépendent les orientations vers l’islamisme ou vers un bon rapport avec l’Europe, qui finance très largement la Palestine.
Êtes-vous sensible à la cause du Sahara occidental ?
Peu de gens s’en occupent, comme Pierre Galland, député  sénateur belge, ou Régine Villemont, présidente de l’association des  amis de la RASD. Les Nations unies se heurtent à l’obstination  marocaine, très forte dans le Maghreb. L’Algérie n’est pas incapable  d’agir, il existe des contacts avec les Sahraouis. Mais de là à leur  donner un peuple… On en revient à la charte des Nations unies, qui proclame explicitement le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les Sahraouis ont donc le droit de disposer d’eux-mêmes, comme les Palestiniens. Ce qui m’amène à ma préoccupation fondamentale : nous avons  une organisation mondiale, avec la Déclaration universelle en elle,  mais elle n’a pas l’autorité nécessaire parce qu’elle est une  organisation intergouvernementale. Elle ne peut donc rien insuffler. Il  faudrait un secrétaire général qui soit une figure mondiale reconnue.  Et, dans ce cadre, je verrais très bien Lula occuper cette place.
Vous étiez le mois dernier à Buchenwald  pour y déposer une plaque commémorative, puis aussitôt après à Gaza.  Comme s’il y avait dans votre existence un axe entre Buchenwald et Gaza…
L’un conditionne l’autre. On peut me classer parmi les  anciens déportés qui ont eu l’extraordinaire chance de survivre sans  être trop amochés. Je n’ai pas été laminé par Buchenwald ni par Dora. Je  m’intéresse à toutes les horreurs parce que je les ai côtoyées. On ne  peut pas rester indifférent. Avoir été déporté a un effet positif. Même  s’il ne faut pas en abuser ! (Rires.)
Malgré tous vos combats, vos engagements, vous ne parvenez pas toujours à vos fins. Mais vous persévérez…
J’ai un truc  : celui de vouloir que les choses changent. Quand une médiation échoue, comme cela a été le cas tout au long de ma vie,  elle en entraîne une autre, qui va échouer à son tour, mais finalement  les choses bougent. L’échec n’est pas une cause de renonciation.  L’histoire du monde est faite d’échecs mais aussi de succès. Et c’est  parce qu’on échoue qu’il faut continuer.