Le ministère de l’Intérieur  reconnaît 126 nations, mais pas la nation israélienne. Un citoyen  israélien peut être enregistré comme appartenant à la nation assyrienne,  tatare ou circassienne. Mais la nation israélienne ? Désolé, ça  n’existe pas.
Selon la doctrine officielle, l’État d’Israël ne peut  pas reconnaître une nation “israélienne” car il est l’État de la nation  “juive”. En d’autres termes, il appartient aux Juifs de Brooklin, de  Budapest et de Buenos Aires, bien que ceux-ci se considèrent comme  faisant partie des nations américaine, hongroise ou argentine.
Compliqué ? Effectivement.
CETTE CONFUSION a commencé il y a 113 ans, quand le  journaliste viennois Théodore Herzl écrivit son livre “L’État des  Juifs”. (C’est la bonne traduction. Le  titre généralement utilisé est  faux et signifie quelque chose d’autre). Dans cet objectif, il devait  accomplir un exercice acrobatique. On peut dire qu’il utilisa un pieux  mensonge.
Le sionisme moderne est né comme réponse directe à  l’antisémitisme moderne. Ce n’est pas un hasard si le terme “Zionismus”  est apparu quelque 20 ans après que le terme “antisemitismus” fut  inventé en Allemagne. Ils vont de pair.
En Europe et dans les Amériques, un autre terme moderne  fleurissait : le nationalisme. Des peuples qui avaient vécu ensemble  pendant des siècles sous des dynasties d’empereurs et de rois voulurent  appartenir à leurs propres États-nations. En Argentine, aux USA, en  France et dans d’autres pays, des révolutions “nationales” eurent lieu.  L’idée contamina presque tous les peuples, grands, petits et minuscules,  du Pérou à la Lithuanie, de la Colombie à la Serbie. Ils ressentirent  le besoin d’appartenir au lieu et à la population où ils vivaient et  mouraient.
Tous ces mouvements nationaux furent nécessairement  antisémites, certains plus, certains moins, parce que l’existence même  des Juifs de la Diaspora allait à l’encontre de leurs perceptions  fondamentales. Une diaspora sans patrie, dispersée dans des dizaines de  pays, était inconciliable avec l’idée de nation enracinée dans une  patrie recherchant l’uniformité.
Herzl comprit que la nouvelle réalité était par nature  un danger pour les Juifs. Au début, il chérissait l’idée d’une  assimilation complète : tous les Juifs seraient baptisés et se  dissoudraient dans les nouvelles nations. En tant qu’auteur de théâtre,  il conçut même le scénario : tous les Juifs viennois iraient ensemble à  la cathédrale Saint-Antoine pour être baptisés en masse.
Quand il réalisa que ce scénario était un peu tiré par  les cheveux, Herzl passa de l’idée de l’assimilation individuelle à ce  que l’on pourrait appeler une assimilation collective : s’il n’y a pas  de place pour les Juifs dans les nouvelles nations, eh bien ils se  définiraient en nation comme les autres, enracinée dans une patrie à eux  et vivant dans un État à eux. Cette idée fut appelée sionisme.
MAIS LÀ il y avait un problème : il n’existait pas de  nation juive. Les Juifs n’étaient pas une nation mais une communauté  ethnico-religieuse.
Une nation existe à un certain niveau d’une société  humaine, une communauté ethnico-religieuse à un autre niveau. Une  “nation” est une entité de personnes vivant ensemble dans un pays avec  une volonté politique commune. Une “communauté” est une entité  religieuse basée sur une foi commune, qui peut vivre dans différents  pays. Un Allemand par exemple, peut être catholique ou protestant ; un  catholique peut être allemand ou français.
Ces deux types d’entités ont deux moyens de survie  différents, un peu comme les différentes espèces dans la nature. Quand  un lion est en danger, il se bat, il attaque. C’est pour cela que la  nature l’a équipé de dents et de griffes. Quand une gazelle est en  danger, elle fuit. La nature lui a donné des pattes rapides. Toute  méthode est bonne si elle est efficace. (Si elle n’était pas efficace,  les espèces n’auraient pas survécu jusqu’à nos jours.)
Quand une nation est en danger, elle se lève et elle  combat. Quand une communauté religieuse est en danger, elle va ailleurs.  Les Juifs, plus que tous les autres, ont perfectionné l’art de  s’échapper. Même après les horreurs de l’Holocauste, la diaspora juive a  survécu et aujourd’hui, deux générations après, elle est de nouveau  florissante.
POUR INVENTER une nation juive, Herzl a ignoré cette  différence. Il prétendit que la communauté ethnico-religieuse juive  était aussi une nation juive. En d’autres termes : contrairement à tous  les autres peuples, les Juifs étaient à la fois une nation et une  communauté religieuse ; concernant les Juifs, les deux notions étaient  équivalentes. La nation était une religion, la religion était une  nation.
C’était un “pieux mensonge”. Il n’y avait pas d’autre  moyen : sans lui, le sionisme n’aurait pas pu naître. Le nouveau  mouvement prit l’étoile de David de la synagogue, le chandelier du  Temple, le drapeau bleu et blanc du châle de prière. La Terre Sainte  devint la patrie. Le sionisme remplit les symboles religieux d’un  contenu national, séculier.
Les premiers à détecter la falsification furent les  rabbins orthodoxes. Presque tous maudirent Herzl et son sionisme dans  des termes on ne peut plus clairs. Le plus extrême fut le rabbin de  Lubavitch, qui accusa Herzl de détruire le judaïsme. Les Juifs,  écrivit-il, sont unis par leur adhésion aux commandements de Dieu. Le  docteur Herzl veut supplanter ce contrat divin avec le nationalisme  séculier.
Quand Hertzl lança l’idée sioniste, il n’avait pas  l’intention de fonder “l’Etat des Juifs” en Palestine, mais en  Argentine. Encore quant il écrivait son livre, il ne consacra au pays  que quelques lignes, sous le titre “Palestine ou Argentine ?” Cependant,  le mouvement qu’il créa l’obligea à dévier ses efforts vers la terre  d’Israël, et ainsi l’État y prit naissance.
Quand l’État d’Israël fut fondé et que le rêve sioniste  fut réalisé, il n’y avait plus besoin de “pieux mensonge”. Après la fin  de la construction, l’échaffaudage pouvait être enlevé. Une vraie nation  israélienne était née, il n’était plus nécessaire d’une autre nation  imaginaire.
CES JOURS-CI, le plus grand journal d’Israël, Yediot Aharonot, diffuse une publicité télévisée  montrant des numéros antérieurs. Le jour où l’État d’Israël fut fondé,  le titre géant a annoncé : "l’Etat hébreu !”
“Hébreu”, pas “Juif”. Et ce n’est pas un hasard : à  l’époque, le terme “Etat juif” sonnait étrangement. Au cours des années  précédentes, les gens de ce pays n’avaient pas l’habitude de faire une  claire distinction  entre “juif” et “hébreu”, entre les questions qui  appartenaient à la Diaspora et celles appartenant à ce pays : Diaspora  juive, langue juive (yiddish), attitude juive, religion juive, tradition  juive – mais langue hébraïque, agriculture hébraïque, industries  hébraïques, organisations clandestines hébraïques, policiers hébreus.
S’il en est ainsi, pourquoi donc les mots “État juif”  apparaissent-ils dans notre Déclaration d’indépendance ? Il y a une  raison simple à cela : les Nations unies ont adopté une résolution pour  la partition du pays entre un “État arabe” et un “État juif”. C’était la  base légale du nouvel État. La déclaration, qui avait été préparée à la  hâte, disait donc que nous étions en train d’établir “l’État juif  (selon la résolution de l’ONU), à savoir l’État d’Israël”.
La construction fut terminée, mais l’échaffaudage ne fut  pas démonté. Au contraire : il est devenu la partie la plus importante  de la construction et dépasse sa façade.
COMME LA PLUPART d’entre nous à l’époque, David Ben  Gourion croyait que le sionisme avait supplanté la religion et que la  religion était devenu superflue. Il était tout-à-fait sûr qu’elle  déclinerait et disparaîtrait d’elle-même dans le nouvel État séculier.  Il décida que nous pourrions nous permettre de nous passer du service  militaire des étudiants des écoles religieuses, croyant que leur nombre  se réduirait de quelques centaines à presque rien. La même croyance l’a  conduit à permettre aux écoles religieuses de continuer d’exister. Comme  Herzl, qui avait promis de “garder nos Rabbins dans les synagogues et  nos officiers dans les casernes", Ben Gourion était certain que l’État  serait entièrement laïc.
Quand Herzl a écrit “l’État des Juifs”, il n’imaginait  pas que la diaspora juive continuerait d’exister. Dans sa conception,  seuls désormais les citoyens du nouvel État seraient appelés Juifs, tous  les autres dans le monde s’assimileraient dans leurs nations  respectives et ne seraient plus visibles.
MAIS LE “pieux mensonge” de Herzl a abouti à ce qu’il  n’avait pas imaginé, ainsi que les compromis de Ben Gourion. La religion  ne s’est pas desséchée en Israël, mais au contraire : elle gagne le  contrôle de l’État. Le gouvernement ne parle pas de l’État-nation des  Israéliens qui y vivent, mais de “l’État-nation des Juifs” – un État qui  appartient aux Juifs du monde entier, dont la plupart appartiennent à  d’autres nations.
Les écoles religieuses mettent fin au système  d’enseignement général et sont en train de le maîtriser, si nous ne  prenons pas conscience du danger et n’affirmons pas notre essence  israélienne. On est sur le point d’accorder le droit de vote aux  Israéliens résidant à l’étranger et c’est un pas vers l’octroi du droit  de vote à tous les Juifs du monde entier. Et, plus important : les  mauvaises herbes qui croissent dans le champ national-religieux – les  colons fanatiques – poussent l’État dans une direction qui peut conduire  à sa destruction.
POUR SAUVEGARDER l’avenir l’Israël, on doit commencer à  enlever l’échaffaudage du bâtiment. En d’autres termes : enterrer le  “pieux mensonge” qui dit que religion égale nation. La nation  israélienne doit être reconnue comme base de l’État.
Si ce principe est accepté, quelle sera – à l’intérieur  de la Ligne Verte – la future forme d’Israël ?
Il y a deux modèles possibles, et beaucoup de variantes  entre les deux modèles.
Modèle A : l’État multi-national. Presque tous les  citoyens appartiennent à l’une des deux nations : la majorité appartient  à la nation hébraïque et une minorité à la nation arabe palestinienne.  Chaque nation jouira d’une autonomie dans certains domaines, comme la  culture, l’éducation, la religion. L’autonomie ne sera pas territoriale  mais culturelle (comme Vladimir Zeev Jabotinsky le proposait il y a une  centaine d’années pour la Russie tsariste). Tous seraient unis par la  citoyenneté israélienne et la loyauté envers l’État. La discrimation  intérieure de la minorité arabe ne sera plus qu’un souvenir, autant que  le “démon démographique”.
Modèle B : le modèle américain. La nation américaine est  composée de tous les citoyens américains, et tous les citoyens  américains constituent la nation américaine. Un immigrant jamaïcain qui  acquiert la citoyenneté américaine devient automatiquement membre de la  nation américaine, héritier de George Washington et Abe Lincoln. Tous  apprennent à l’école le même programme de base et la même histoire.
Lequel des deux modèles est préférable ? A mon avis, le  modèle B est bien meilleur. Mais le choix dépendrait d’un dialogue entre  la majorité hébraïque et la minorité arabe. A la fin ce sont les  citoyens arabes qui devraient décider s’ils préfèrent le statut de  partenaires égaux dans une nation israélienne unitaire, ou le statut  d’une minorité nationale a utonome reconnue dans un État qui admet et  chérit leur culture séparée, à côté de la culture de la majorité.
Dans quatre jours, la Cour suprême décidera si elle est  prête à faire le premier pas de cette marche historique.
Article écrit en hébreu et en anglais le 27  février 2010, publié sur le site de Gush Shalom – Traduit de  l’anglais "Dubious in Dubai" : SW/PHL