Le 17 novembre nous avons envoyé une alerte en dénonçant le  manque d’empressement des médias dominants à rendre compte de documents  officiels qui révélaient les efforts délibérés d’Israël pour quasiment  affamer les Palestiniens.         
         
  
Les documents ont été obtenus par Gisha, une  organisation des Droits de l’Homme israélienne, qui a gagné une bataille  légale en octobre dernier pour contraindre le gouvernement israélien à  communiquer l’information. Les documents de police de l’état traitent du  transfert des marchandises vers Gaza avant le 31 mai dernier et de  l’attaque de la Flottille de la Paix au cours de laquelle neuf personnes  ont été tuées par les forces israéliennes. Israël refuse toujours de  communiquer les documents relatifs au blocus actuel qui est soit-disant  "allégé" suite à la condamnation de l’attaque de la Flottille par la  communauté internationale.
 
Nous-mêmes, et beaucoup de nos lecteurs, 
avons  envoyé des mails aux journalistes des chaînes de télévision et de la  presse écrite pour leur demander pourquoi la sortie de ces documents  n’avait pas été mentionnée en octobre dernier. Se pouvait-il que les  journalistes ignorent purement et simplement que ces documents avaient  été publiés et ce qu’ils signifiaient ? Quand on connaît les énormes  ressources dont dispose la BBC en particulier pour couvrir les  développements au Moyen-Orient 
cela semble hautement improbable.
 
Deux de nos lecteurs nous ont signalé que la BBC avait diffusé un reportage sur Internet à propos de la bataille  juridique menée pour obtenir la publication de ces documents en mai  dernier. Cependant le journaliste de la BBC, Tim Franks, relayait  la  thèse israélienne selon laquelle les documents alors secrets "n’étaient  pas utilisés pour prendre des décisions politiques."
 
La BBC pensait donc visiblement à l’époque que la  nouvelle avait de l’intérêt, exactement comme elle aurait dû le penser  le mois dernier. De fait la nouvelle a une bien plus grande portée  maintenant que les documents sont disponibles en dépit des efforts du  gouvernement israélien pour empêcher leur publication. C’est de la plus  grande importance que les calculs israéliens concernant la quantité de  nourriture pour les êtres humains et d’aliments pour le bétail et la  volaille qui ont le droit d’entrer à Gaza puissent être révélés à tous les regards, en noir et blanc. Une des quantités calculée s’appelle "espace de respiration" : il s’agit du nombre de jours de réserve de nourriture dont les Gazaouis disposent. L’idée même qu’un "espace de respiration" donné soit imposé aux Gazaouis par Israël fait froid dans le dos ; mais les médias préfèrent regarder 
ailleurs.
 
Finalement, presque deux semaines après que nous ayons  lancé l’alerte, un article sur le blocus de Gaza est sorti sur le  Website de la BBC en réponse à un nouveau rapport d’Amnistie  Internationale, Oxfam, Save the Children et 18 autres groupes. L’idée directrice du papier était que  ces ONG avaient constaté "peu d’améliorations" dans la vie  du peuple de Gaza depuis qu’Israël avait affirmé avoir "allégé" le  blocus qui, selon ces organisations, handicapait l’économie de Gaza.  Mais l’article mentionnait à peine l’appel des ONG à "lever  immédiatement et complètement" le blocus illégal de Gaza. Caché à la fin  de l’article, il y avait une brève référence aux documents israéliens  auparavant secrets :
 
Le mois dernier le gouvernement israélien a été forcé de  révéler que le blocus n’était pas imposé à Gaza seulement pour des  raisons de sécurité.
 
Suite à une action judiciaire pour la liberté de  l’information d’un organisme israélien des Droits de l’Homme, Gisha, le  gouvernement israélien a dû communiquer des documents qui montrent que  le blocus a été durci dans le cadre d’une stratégie politique qui visait  d’abord à "réduire délibérément" les aliments de première nécessité des  Gazaouis afin de mettre la pression sur le 
Hamas.
 
Il n’y avait aucune référence aux calculs explicites  israéliens concernant la nourriture des hommes, du bétail et de la  volaille, ni à la désagréable réalité que les Israéliens avaient  auparavant nié l’existence de ces documents ; n’était pas non plus  mentionné le fait que ces documents révoltants remis dans leur contexte  confirmaient l’ignominieuse menace israélienne ainsi libellée : "L’idée  est de mettre les Palestiniens au régime sans les laisser mourir de  faim." (Le Hamas se prépare à gouverner, Israël prépare des sanctions", Agence France Presse, 16 février 2006)
 
Toutefois une brève référence, c’est mieux que rien et  elle fut peut-être le résultat de la pression publique. Le fait que  personne à la BBC n’ait répondu directement à ceux qui les provoquaient  poliment et arguments valables à l’appui, ni non plus à ceux qui parfois  leur envoyaient email sur email pour leur demander pourquoi ils ne  répondaient pas, n’est pas sans signification. Peut-être que les  rédacteurs en chef et les directeurs de la BBC se sont rendus compte  qu’ils avaient été pris en flagrant délit de cacher des faits  embarrassants sur le Moyen-Orient.
 
C4 News et le Guardian : les meilleurs des autres médias ?
 
D’abord 
Jon Snow de Channel 4 News a dit à un de nos lecteurs (qui lui avait envoyé un email suite à notre alerte) qu’il allait interviewer le Professeur Richard Falk  le lundi suivant 22 novembre. Falk est un expert en relations  internationales à l’Université de Princeton et le Rapporteur Spécial de  l’ONU sur les Droits Humains des Palestiniens. L’interview fut confirmé à  l’avance dans le bulletin "Snowmail" de Jon Snow qui est envoyé aux donateurs. Comme Falk n’est pas apparu finalement sur C4 News, nous avons  écrit à Snow pour lui demander pourquoi. Au cours d’un échange amical  il a reconnu qu’il avait merdé : l’interview devait avoir lieu le lundi  suivant, le 29 novembre. Nous avons remercié Snow et nous l’avons  encouragé à parler des documents israéliens avec Falk et éventuellement  de questionner un porte-parole du gouvernement israélien sur les  révélations concernant leur politique :
 
".... si vous êtes capable de faire quoi que ce soit  pour mettre en lumière ces documents et si vous pouvez poser des  questions difficiles au porte-parole israélien quand vous en aurez  l’occasion, vous rendriez un grand service aux auditeurs du service  public -et peut-être, oui peut-être, vous parviendriez à réduire  notablement la souffrance d’êtres humains" (Email de Media Lens à Jon Snow le 23 novembre 2010)
 
Mais il n’y eut pas d’interview non plus avec 
Richard Falk sur C4 News le lundi 29 novembre. Jon Snow n’a pas répondu à nos emails lui demandant pourquoi.
 
De la même façon que nous avons contacté la BBC dans notre alerte précédente, nous avons  envoyé un email à Harriet Sherwood, la correspondante à Jérusalem du  Guardian ; à Jonathan Freedlands, un commentateur éminent du Guardian ; à  Donald Macintyre, le correspondant à Jérusalem de l’Independent ; et à Matthew Bayley, le nouveau rédacteur en chef du Daily Telegraph.
 
Harriet Sherwood, du Guardian a été la seule à nous répondre :
 
"J’ai l’intention d’aller à Gaza au début du mois de  décembre de façon à me rendre compte par moi-même. Je dois dire que lors  de mes voyages précédents je n’ai constaté aucun manque  d’approvisionnement à Gaza bien que des secteurs de la population soient  clairement dans l’incapacité financière de se les procurer." (Email, 18  novembre 2010)
 
Nous avons demandé au journaliste indépendant, Jonathan  Cook, de commenter la réponse de Sherwood. Cook est un ancien  journaliste au Guardian et à l’Observer qui habite maintenant Nazareth  et qui écrit régulièrement sur la 
Palestine. Il nous a aimablement envoyé les remarques suivantes :
 
"Je n’ai plus le droit d’aller à Gaza parce que j’ai la  nationalité israélienne par mon mariage. Et à la place d’y faire de  brèves visites, je me fie au témoignage de collègues qui y vivent et  puis je me sers de mon bon sens. Mes collègues me disent aussi qu’on ne  constate pas un manque évident de vivres à Gaza. Mais il ne suffit pas  pour résoudre le problème d’évaluer "le poids" de la quantité visible de  nourriture disponible à Gaza.
 
D’abord il faut se rappeler que les problèmes les plus  cruciaux de Gaza sont : Le manque de liberté de mouvement qui empêche  les étudiants et les malades d’entrer et de sortir de Gaza ;  l’impossibilité pour les producteurs d’exporter leurs produits et de  relancer l’économie ; le manque de fuel et d’électricité ; le manque de  matériaux pour la construction, surtout depuis les destructions  occasionnées par l’opération Cast Lead de décembre 2008-janvier 2009.
 
En ce qui concerne la nourriture, la plus grande partie  de la population qui a le statut de réfugié a droit à l’aide  internationale de l’UNRWA [the 
United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East].  Mais pour ne pas souffrir de carences alimentaires, les gens doivent  diversifier leur alimentation en achetant d’autres aliments. Le contrôle  d’Israël sur l’entrée de la nourriture a fait monter les prix, et des  familles qui vivent avec 2 dollars par jour ne peuvent pas se payer les  produits du marché. Ce régime imposé aux pauvres sur le long terme  explique le haut niveau de maladies dues à la malnutrition constaté chez  les enfants. C’est une famine insidieuse et créée de toutes pièces,  celle là même que les documents de Gisha révèlent.
 
Je crois aussi que la méthode journalistique que Harriet  décrit dans son mail est dangereuse et nous en sommes tous coupables.  En tant que reporters nous pensons que c’est notre travail de marcher  dans les rues pour nous imprégner de l’atmosphère. Nous croyons que ce  faisant nous voyons et comprenons les problèmes. Quand nous voyons des  magasins pleins de tomates et de pommes nous nous disons que ça ne va  pas si mal. Mais il y a des failles à cette approche :
 
D’abord si nous voyons bien les quelques épiceries qui  vendent des produits de première nécessité, nous ne pouvons pas nous  rendre compte qu’auparavant il y en avait beaucoup plus. Quand il y a  des pénuries, beaucoup de magasins ferment soit parce qu’il ne rentre  pas assez de nourriture à Gaza soit parce que la demande diminue parce  qu’elle est devenue trop chère pour les Gazaouis. On sait bien qu’en 
Palestine  les gens bricolent une échoppe dan leur pièce à vivre et vendent dans  les stands dans la rue. Il n’y a donc pas de trace visible de la  fermeture de points de vente.
 
Ensuite le simple fait que les magasins ne vendent pas  les fruits et légumes qu’ils ont en stock est la preuve en soit qu’il y a  de la pénurie. La pénurie fait 
monter  les prix et met les produits hors d’atteinte de la plupart des  habitants de sorte qu’ils se vendent plus lentement et "restent sur les  étagères" plus longtemps.
 
C’est pourquoi, au lieu de se reposer sur notre "sixième  sens" de journaliste pour savoir ce qui se passe vraiment, il me paraît  préférable de s’appuyer sur les meilleures preuves scientifiques que  nous possédons :
 
a) Nous savons d’après les chiffres d’Israël que les  importations à Gaza pendant la période de référence de ces documents ont  représenté environ le quart de ce qu’elles étaient en 2007 ( Bien que cela  comprenne tous les produits et pas seulement de la nourriture). Nous  savons aussi que, après les changements, les importations se montent  actuellement à seulement 40% du montant précédent. Ce qui signifie que  les Gazaouis ont vécu et vivent avec encore bien moins que ce dont ils  disposaient à une époque antérieure où il y avait déjà des restrictions.
 
b) Nous savons d’après les études médicales que la niveau de maltrunition est en augmentation régulière et constante.
 
c) Nous savons aussi d’après ces documents que le  gouvernement d’Israël avait décidé de mettre les Gazouis au régime sec à  cette époque et qu’il refuse maintenant de divulguer sa nouvelle  politique en la matière.
 
Ces faits mis ensemble montrent clairement qu’Israël  voulait affamer lentement Gaza et en fait l’a fait.  Dans ces  circonstances, les impressions d’Harriet et d’autres journalistes n’ont  absolument aucun intérêt." (Email de Jonathan Cook, 18 novembre 2010).
 
Nous 
avons soumis ces remarques à Harriet Sherwood du Guardian. Nous lui avons  aussi reparlé de l’email dans lequel elle nous disait : "J’ai  l’intention d’aller à Gaza au début de décembre pour voir ce qu’il en  est."
 
Nous 
avons  suggéré à Sherwood que la manière désinvolte dont elle s’exprime donne à  penser qu’elle ne trouve pas la publication des ces importants  documents d’état israéliens digne d’être mentionnée dans un article.  Nous lui avons rappelé qu’Israël avait nié l’existence de ces  documents ; ce qui n’est pas surprenant vu que ces document prouvent une  politique délibérée et systématique de châtiment collectif de l’entière  population de Gaza. (Email à Harriet Sherwood, 18 novembre 2010)
 
Nous n’avons reçu aucune réponse du correspondant du Guardian à Jérusalem.
 
Prenons maintenant l’observation optimiste de Sherwood :  " Je dois dire que lors de mes voyages précédents je n’ai constaté  aucun manque d’approvisionnement à Gaza bien que des secteurs de la  population soient clairement dans l’incapacité financière de se les  procurer."
 
Comme Jonathan Cook nous l’a indiqué dans un second mail :
 
En fait sa réponse pose le problème mais n’y répond pas.
 
S’il n’y a pas de pénurie de nourriture, pourquoi  est-elle devenue inaccessible à certains pans de la population ? C’est  vrai que certains Gazouis sont plus pauvres qu’avant, mais cela dit,  nous savons aussi que les prix ont beaucoup augmenté. Comment  expliquez-vous ces hausses de prix alors que la population est plus  pauvre ? Où est la logique pour vous ?
 
Cela m’inquiète que des journalistes puissent émettre ce  genre d’affirmations sans se rendre compte que ce qu’ils disent manque  complètement de cohérence." (Email de Jonathan Cook, 18 novembre 2010)
 
En conclusion : Bien que cela fasse presque dix ans que nous observons les médias et que nous lançons des alertes à Media Lens,  nous sommes toujours effarés par la capacité qu’ont les médias  dominants de passer sous silence les vérités gênantes. Il n’y a aucun  besoin de censure organisée ; ni d’ordres en 
provenance de supérieurs hiérarchiques, ni de coupes impitoyables dans les articles.
 
Comme l’a noté George Orwell dans la préface non publiée de "Animal farm" :
 
Le plus triste avec la censure littéraire [....] c’est  qu’elle est en grande partie volontaire. Les idées impopulaires peuvent  être facilement réduites au silence et les faits désagréables effacés  sans qu’il y 
ait besoin de la moindre censure officielle.
 
Noam Chomsky, qui cite ces paroles d’Orwell, dit que ce  genre d’Omerta est rendu possible par "l’intériorisation des valeurs de  subordination et de conformité." (Noam Chomski, Powers and Prospects, Pluto Press, 1996, p.68)
 
"Un bonne éducation et une immersion dans la culture  intellectuelle dominante" ajoute Chomsky, engendre chez les politiciens,  les commentateurs et les universitaires  "l’accord tacite général  ’qu’il ne serait pas approprié’ de mentionner ce fait particulier."
 
Mais le public a le pouvoir de s’assurer que "ces faits particuliers" soient quand même mentionnés. Et nous avons  le pouvoir déterminant de forcer nos gouvernements à mettre fin à  l’oppression du peuple de Gaza et des autres peuples opprimés de 
la terre.
 
* Media Lens est une groupe de surveillance des médias basé au Royaume-Uni et dirigé par David Edwards et David Cromwell. Le premier livre de Media Lens est "The Myth Of The Liberal Media" (Pluto Books, London, 2006).