Dimanche, le site internet WikiLeaks a mis en ligne 91 731  documents militaires américains sur l’occupation de l’Afghanistan par  l’OTAN et les Etats-Unis couvrant la période de janvier 2004 à décembre  2009.         
         

Village  de Bala Baruk dans la province de Farah - Le 5 mai 2009, les attaques  aériennes de l’OTAN ont pris pour cible des habitations de civils, et  ont causé la mort de plus de 150 personnes, pour la plupart des femmes  et des enfants - Photo : 
Rawa.org  
Le moment de la publication avait été choisi pour  coïncider avec la parution d’articles concernant ces révélations dans le  New York Times, le quotidien britannique Guardian et le l’hebdomadaire  allemand Der Spiegel, qui tous avaient reçu ces documents il y a  plusieurs semaines.
 
Les documents montrent clairement que l’occupation de  l’Afghanistan est une sale guerre impérialiste. La résistance populaire  et les manifestations de protestation sont noyées dans le sang, les  escadrons de la mort américains agissent en toute liberté et sous le  couvert d’un blackout médiatique, et Washington et l’OTAN collaborent  avec une étroite élite de seigneurs de guerre et d’officiers afghans  corrompus.
 
Les documents avaient été diffusés au moment où le  gouvernement afghan confirmait qu’une attaque à la roquette de l’OTAN  avait tué la semaine passée plus de 50 civils, en grande partie des  femmes et des enfants, dans le district de Sangin dans la province de  Helmand.
 
Les documents de WikiLeaks confirment l’ampleur massive  de la répression par l’OTAN et les Etats-Unis. Selon la propre  classification de l’armée américaine, qui minimise le rôle joué par les  Etats-Unis et l’OTAN, la divulgation fait état de 13.734 rapports  d’actions positives (« friendly action ») par les forces de l’OTAN et  des Etats-Unis. Le nombre des attaques afghanes - il y 27.078 rapports  concernant des « tirs ennemis » et 23.082 d’« accidents d’explosion » -  ébranle les affirmations selon lesquelles la résistance afghane serait  l’oeuvre de quelques terroristes d’al-Qaïda. Il y a 237 rapports de  manifestations populaires contre l’occupation afghane ou contre les  autorités afghanes contrôlées par les Etats-Unis.
 
Ces documents en soi ne seraient qu’une petite sélection  parmi les millions de dossiers américains que WikiLeaks a dans ses  bases de données. Les documents qui viennent d’être publiés montrent  toutefois clairement que l’armée américaine juge les victimes afghanes  comme étant sans importance et qu’elle compte sur les médias occidentaux  pour dissimuler l’ampleur des meurtres aux populations des pays de  l’OTAN et d’ailleurs.
 
Selon un rapport, le 28 mars 2007 des forces  néerlandaises avaient ouvert le feu sur Chanartu, un village dans la  province de Kandahar qui aurait été attaqué par les talibans. L’armée  avait tué quatre villageois afghans et en avait blessé sept autres dans  une opération qualifiée de « justifiée ». Le rapport dit que le  gouvernement néerlandais s’était « engagé dans une campagne proactive de  relations publiques pour empêcher toute retombée politique en  Afghanistan et aux Pays-Bas », expliquant qu’autrement les soldats  hollandais pourraient « hésiter » à tirer à l’avenir sur des Afghans.  Les meurtres furent classés comme ayant été le résultat de forces  « ennemies ».
 
Les documents, rédigés du point de vue de l’armée  américaine dans le feu de l’action, sous-estiment souvent le nombre de  victimes afghanes. Par exemple, le bombardement de Kunduz en septembre  2009 - lorsque des officiers allemands avaient fait appel au  bombardement aérien américain des camions-citernes remplis d’essence,  tuant 142 Afghans, en grande majorité des civils - est classé comme  ayant causé la mort de 56 insurgés.
 
Les documents contiennent d’innombrables rapports de  civils tués par balle pour s’être approchés de véhicules de l’OTAN ou  pour ne pas s’être arrêtés à un point de contrôle. Deux situations  survenues en 2008 sont relatées où des forces de l’OTAN ont mitraillé un  car - l’une des situations impliquant des troupes françaises, blessant  huit personnes et l’autre des troupes américaines, faisant 15 victimes.
 
Il y a aussi un nombre de cas où les forces de l’OTAN  ont réprimé des manifestations, souvent en étroite coopération avec les  autorités afghanes locales. Le 11 mai 2005, une unité de Marines avait  fait état de manifestations à Jalalabad, en Afghanistan oriental. Après  des demandes d’assistance émanant du gouverneur régional, Din Mohammed,  les Marines ont recouru à des « AH-64 [hélicoptère d’attaque tout temps  Apache] pour une démonstration de force. »
 
Sous couvert d’un soutien aérien, les forces afghanes et  de l’OTAN étaient intervenues contre les manifestants. Bien que l’armée  américaine a rapporté que 37 civils afghans ont été tués et 10 autres  blessés, elle classa la manifestation de Jalalabad comme un « événement  sans combat » par des « forces neutres ».
 
Les documents révèlent aussi l’existence de la Task  Force 373 - un escadron de la mort secret, fortement armé composé de  forces spéciales et qui montent des opérations sur l’ensemble de  l’Afghanistan, en cherchant à assassiner les dirigeants talibans. Dans  la nuit du 11 juin 2007, lors d’une tentative de capturer le commandant  taliban Qarl Ur-Rahman près de Jalalabad, la Task Force 373 fut surprise  par une patrouille de police afghane amie qui, dans la nuit, avait  pointé une torche dans leur direction. La Task Force réclama un raid  aérien mené par l’avion gunship AC-130 qui bombarda les policiers. Sept  policiers afghans furent tués et quatre blessés.
 
Une semaine plus tard, la Task Force 373 avait lancé une  autre mission contre Abu Laith al-Libi dans la province de Paktika. Le  projet était de tirer une salve de six missiles sur le village de Nangar  Khel où al-Libi était supposé se cacher puis d’y envoyer des troupes  pour attaquer le village. Bien qu’ils n’aient pas trouvé al-Libi, ils se  rendirent compte que la frappe de missiles avait tué six adultes,  qu’ils qualifièrent de combattants talibans et huit enfants afghans dans  une madrasa [établissement d’enseignement].
 
Le 4 octobre 2007, la Task Force avait attaqué des  forces talibanes dans le village de Laswanday, à 6 miles seulement de  Nangar Khel. Durant une interruption des combats les talibans  s’esquivèrent. La Task Force 373, fit néanmoins appel au bombardement  aérien, en tuant six civils, quatre hommes, une femme et une jeune  fille. Deux adolescentes et un garçon ainsi que 12 soldats américains  furent blessés. L’on soupçonne que quelques villageois afghans furent  exécutés vu qu’un des hommes avait été retrouvé avec les mains ligotées  derrière le dos.
 
Les forces de la coalition avaient tout d’abord publié  un communiqué affirmant que les forces américaines avaient tué plusieurs  militants talibans. Une unité américaine s’était rendue dans le village  et avait cherché à rejeter la responsabilité pour les morts sur les  villageois. Selon les rapports qui ont été divulgués, elle « soulignait  que la responsabilité de la mort des innocents incombait aux villageois  qui n’avaient pas tenu tête aux insurgés et à leurs activités  anti-gouvernementales. »
 
Les documents révèlent aussi des pertes aériennes de  plus en plus importantes de l’OTAN, dont nombre de drones et même  d’avions avec pilote, dont au moins un avion de combat F-15 perdu  au-dessus de l’Afghanistan. Dans un rapport d’avril 2007, l’armée  américaine mentionne que le gouvernement iranien avait acheté des  missiles anti-aériens portables du gouvernement algérien pour les donner  aux insurgés afghans. Ce fait n’avait jamais été rapporté auparavant.
 
Le conseiller à la sécurité nationale à la  Maison-Blanche, James L. Jones, a dénoncé la diffusion des documents par  WikiLeaks en disant que Washington « condamnait fortement la  divulgation de documents confidentiels par des individus et des  organisations qui pourraient mettre en danger la vie des Américains et  de nos partenaires et menacer notre sécurité nationale. »
 
Il a poursuivi « WikiLeaks n’a pas cherché à nous  contacter au sujet de ces documents - le gouvernement des Etats-Unis a  appris par les médias que ces documents seraient mis en ligne. »
 
Alors que le gouvernement américain est le plus  directement concerné par les documents jusque-là divulgués, beaucoup  d’autres pays doivent être préoccupés par le matériel supplémentaire qui  pourrait être diffusé. Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks,  affirme disposer d’un matériel considérable sur les positions en  Afghanistan de tout pays dont la population dépasse un million  d’habitants, c’est-à-dire toutes les principales puissances mondiales.
 
L’occupation de l’Afghanistan est largement impopulaire dans le monde entier.
 
Lors d’une conférence de presse lundi à Londres, Julian  Assange a dit qu’il avait reçu dernièrement de sources militaires  davantage de « matériel de haute qualité ». Le Guardian a remarqué :  « Washington craint d’avoir peut-être perdu même bien plus de matériel  hautement sensible, y compris des archives contenant des dizaines de  milliers de messages câblés originaires d’ambassades américaines de par  le monde et concernant des contrats d’armement, des négociations  commerciales, des réunions secrètes et des positions non censurées  d’autres gouvernements. »
 
Assange est soumis à des pressions intenses de la part  des Etats-Unis et de gouvernements alliés. Le Pentagone a proposé  d’envoyer des enquêteurs pour le rencontrer en « territoire neutre » et  discuter avec lui de ses sources, mais Assange a refusé. Après  l’arrestation de l’analyste du renseignement militaire américain de 22  ans, Bradley Manning, le 26 mai à la base d’opération avancée Hammer à  22 miles en dehors de Bagdad, Assange a décidé de se cacher.
 
Manning est actuellement détenu dans une prison militaire américaine au Koweït.
 
Au début du mois. le gouvernement australien avait  brièvement saisi le passeport d’Assange en lui disant qu’il pourrait  être annulé. Assange est Australien.
 
Le Guardian a écrit que le journaliste « Daniel Ellsberg  qui avait divulgué les documents du Pentagone a dit qu’il pensait  qu’Assange pourrait bien se trouver physiquement en danger ; Ellsberg et  deux autres anciens dénonciateurs ont mis en garde que des agences  américaines pourraient « faire tout leur possible pour punir en guise  d’exemple » le fondateur de WikiLeaks ».
 
Le Guardian affirme, qu’après une chasse à l’homme, ils  avaient trouvé Assange dans un café à Bruxelles où il s’était rendu pour  s’adresser au parlement européen. Il a accepté qu’une équipe de  journalistes du Guardian puissent accéder aux rapports qui avaient  également été envoyés au New York Times et au Spiegel.
 
A la question quant à sa sécurité lors de la conférence  de presse au Frontline Club de Londres, Assange a dit : « Comme nous le  savons tous, le Royaume-Uni est un Etat de surveillance. » Il a  poursuivi en disant qu’il pensait avoir un soutien politique au  Royaume-Uni de façon à qu’il serait difficile « qu’on m’arrête ou qu’on  m’emprisonne. Je ne peux pas m’imaginer que cela puisse se passer dans  ce pays, à moins qu’il y ait une erreur de communication entre la  bureaucratie et la direction politique », à savoir que la police ou  l’armée britannique décide de violer l’autorité du gouvernement.
 
En fait, la principale division n’est pas tellement  entre le gouvernement pro-guerre de Cameron en Grande-Bretagne et  l’appareil d’Etat mais entre les masses de la population laborieuse sur  le plan international qui rejettent la guerre et les gouvernements et  les forces de sécurité qui sont déterminés à la mener.
 
Il est significatif de noter qu’aucun des organes de  presse qui ont rapporté la nouvelle n’a appelé à s’opposer à la guerre  en Afghanistan. Au lieu de cela, l’éditorial du Guardian a réclamé son  extension indéfinie. Il a écrit que les révélations faites dans les  documents de WikiLeaks signifiaient que « l’Afghanistan n’est pas comme  un cadeau emballé avec des rubans roses que les Etats-Unis ou la  Grande-Bretagne sont sur le point de remettre à un gouvernement national  souverain à Kaboul. »
 
Des sections de l’establishment politique américain  insistent pour utiliser le matériel de WikiLeaks en effectuant un virage  tactique dans le politique belliqueuse Etats-Unis et de l’OTAN à  l’égard de l’Afghanistan et du Pakistan. Le sénateur américain John  Kerry a publié une déclaration, disant : « Quelle que soit la manière  illégale dont ces documents sont devenus publics, ils soulèvent de  sérieuses questions quant au réalisme de la politique américaine envers  le Pakistan et l’Afghanistan. Ces politiques sont dans une phase  critique et ces documents pourraient très bien souligner les enjeux et  rendre plus urgents les ajustements nécessaires à leur mise en  adéquation. »
 
Kerry préside présentement les auditions du Comité des Affaires étrangères du Sénat sur la guerre en Afghanistan.
 
La fuite des documents secrets a été accompagnée par une  campagne menée dans la presse américaine afin de dénoncer le soutien du  gouvernement pakistanais de factions de seigneurs de guerre afghans  opposés au régime Karzaï à Kaboul. La discussion a tourné autour du rôle  joué par le lieutenant général Hamid Gul, l’ancien patron du  renseignement militaire pakistanais - l’Inter-Services Intelligence  (ISI).
 
Le New York Times a écrit : « Le lieutenant général  Hamid Gul a dirigé l’ISI entre 1987 et 1989, à une époque où les espions  pakistanais et la CIA avaient fait front commun pour aider les milices  afghanes qui combattaient les troupes soviétiques en Afghanistan. Après  l’arrêt des combats, il avait maintenu ses contacts avec les anciens  moudjahidin qui éventuellement finiront par se transformer en  talibans. »
 
Le New York Times poursuit en disant, « plus de deux  décennies plus tard, il semblerait que le général Gul est toujours en  activité. Les documents montrent qu’il a travaillé sans relâche pour  réactiver ses anciens réseaux, en recourant à des alliés connus tels  Jalaluddin Haqqani et Gulbuddin Hekmatyar dont les réseaux forts de  milliers de combattants sont responsables de nombreuses vagues de  violence en Afghanistan. »
 
Le gouvernement américain accuse à présent le Pakistan,  qu’il reconnaît publiquement comme étant l’un de ses nombreux alliés, de  soutenir les forces afghanes combattant les Etats-Unis. Ces accusations  soulignent l’hypocrisie de base de l’intervention américaine en  Afghanistan. Il n’est pas question de combattre l’islamisme ou le  terrorisme de droite mais de défendre les intérêts stratégiques  américains et de contrôler l’équilibre des pouvoirs sur un continent  asiatique changeant rapidement.
 
Alors qu’il confronte une opposition populaire de masse à  l’occupation américaine en Afghanistan, Washington a été en mesure de  façonner un accord entre les factions appuyées par le Pakistan et  réunissant Hekmatyar, Haqqani, et les talibans d’un côté, et les forces  de l’Alliance du Nord soutenant le régime de Karzaï à Kaboul, de  l’autre. Ces dernières ont historiquement été soutenues par le rival  régional du Pakistan, l’Inde, ainsi que la Russie. Toutefois, un virage  de l’impérialisme américain pour affronter le Pakistan comporte  d’immenses dangers, notamment une confrontation avec la Chine, l’allié  du Pakistan le plus puissant dans la région.