D’où vous vient cette critique de ce « pouvoir mondialisé » que vous fustigez dans votre dernier ouvrage ?
C’est le complément d’un précédent travail, paru en  1993, Le Désordre économique mondial, qui annonçait les dérèglements à  venir du système économique mondial, avec notamment la montée d’une  économie de la corruption ainsi que la concentration massive de pouvoirs  politique, médiatique, économique et financier aux mains d’une nouvelle  élite, que je décris longuement comme constituant le cœur d’un pouvoir  désormais mondialisé sur le plan politique et globalisé sur le plan  économique et financier. De plus, cela fait longtemps que je m’occupe de  ce qui a trait à que l’on appelait à l’époque les rapports Nord-Sud. En  1974, j’avais contribué à élaborer certains des dossiers que le  mouvement des non-alignés avait présentés devant l’assemblée générale  des Nations unies, en faveur d’un ordre économique international plus  juste.
Les pays dits émergents sont venus aujourd’hui remplacer  ce qu’on appelait le « tiers-monde », et la dualité Nord/Sud. Mais le  fait que ces pays intègrent le pouvoir mondialisé ne va améliorer qu’à  la marge la situation des différents groupes sociaux dans le monde. Ils  ne sont pas porteurs de comportements économiques plus rationnels.
Dans votre ouvrage, vous invitez le  lecteur à se pencher sur les vertus économiques de la religion. C’est  notamment le passage sur « l’éthique économique de l’islam » que nous  reproduisons ici...
Aujourd’hui, en économie, les termes de « distribution  des revenus » sont devenus des gros mots. C’est une question interdite,  pour plusieurs raisons, comme la généralisation de la mathématisation de  l’économie qui a rendu totalement abstraites les relations économiques  et sociales entre les hommes, supposés tous égaux et rationnels par  définition de type axiomatique. Parler de justice sociale et de  distribution des revenus, c’est l’assurance de se faire traiter de  marxiste ou de socialiste attardé. Dans ce contexte, puisque nous sommes  dans une ère marqué par le retour du religieux, il serait intéressant  de noter qu’aussi bien le catholicisme que l’islam sont porteurs d’une  très forte éthique économique, qui rejoint mes préoccupations  d’économiste laïque sur le retour à une rationalité des systèmes  économiques modernes. Comme l’avait déjà montré Spinoza, éthique et  rationalité vont de pair, l’un ne peut exister sans l’autre. Or que nous  disent ces deux religions ? Que la richesse matérielle ne peut pas être  une fin en soi. Toute personne qui acquiert une richesse matérielle  bien au-dessus de celui des gens du commun est pratiquement sommée de la  mettre au service du bien commun et de la communauté. Dans le  christianisme, l’idée du dénuement est très forte. Dans l’islam, elle  est absente, mais il y a une condamnation de la richesse acquise sans  cause, et nous avons la première organisation en matière de finances  publiques. Pour beaucoup de gens qui attribuent une grande importance à  leurs « origines » religieuses, je me dis : « Cessons de regarder  l’identitaire religieux, comme une étiquette que l’on affiche dans des  supposés conflits de civilisations, regardons le contenu de nos  religions monothéistes et leurs prescriptions éthiques. »
Vous appelez de vos vœux une réforme globale de l’économie et de la gestion des affaires.
Cette prétention de l’économie de sortir des sciences  humaines – qui sont dénommées sciences morales – pour devenir une  science exacte est absolument insupportable, et contraire à tout  principe rationnel. La vie économique, tout comme la vie politique ou  sociale ou culturelle, est traversée de sentiments moraux, de désirs de  puissance, d’effets d’imitation, de lutte pour l’accaparement des  richesses ou la présence hégémonique dans un domaine, elle n’est pas  faite que d’offres et de demandes sur un marché, c’est absurde. Nous  sommes en pleine utopie, l’envers de l’utopie marxiste, mais dont les  recettes sont appliquées de manière tout aussi fanatique. L’exemple  type, c’est le monétarisme, doctrine folle dont je détaille le coût pour  l’économie mondiale dans le livre. L’enseignement dans les cursus de  « business administration », qui forme aujourd’hui des millions de  diplômés de par le monde, est de telle nature aujourd’hui que cette  économie fictionnelle se voit parée de vertus logiques et scientifiques.  L’enseignement de l’économie est devenu d’une telle pauvreté  intellectuelle que j’en viens à regretter celui dispensé il y a  cinquante ans.
Vous évoquez également la nécessaire « réorganisation de la cohérence spatiale ».
On ne pourra jamais réhabiliter le politique s’il ne  s’appuie pas sur une cohérence spatiale, sur une communauté cohérente  dans l’espace dans lequel elle se trouve. Et cet espace doit être  protégé des déstructurations amenées par la globalisation. Ce sont les  mouvements migratoires, les délocalisations... Prenez une région en  France qui, en vingt ans, perd la moitié de ses emplois parce que l’on a  délocalisé, en Chine ou ailleurs. C’est fini, vous enlevez la cohésion  spatiale. Et un politique qui gouverne un espace social déstructuré perd  nécessairement sa cohérence.
« Le Tribunal spécial au Liban est né politisé »
S’il y a un espace, politique celui-là, dont la cohérence est bel et bien mise à mal, c’est celui de votre pays natal, le Liban.
Oui, et j’ai d’ailleurs écrit un article à l’époque de  la guerre, 1975-1990, qui montrait comment le Liban était à  l’avant-garde des mises en réseaux déstructurantes des cohésions  spatiales. Prenons les Églises libanaises : chacune est prise dans un  courant de puissance extérieur, qu’elle soit rattachée à Moscou, Rome ou  Constantinople ou à l’une des nombreuses églises protestantes  anglo-saxonnes. La même chose du côté des différentes écoles de pratique  religieuse musulmane. De même, les milices armées, pendant la guerre,  ont toutes été soutenues par des forces extérieures. Je me souviens, et  j’en étais très choqué, que l’on faisait la quête dans les églises en  Allemagne, pour la milice chrétienne libanaise.
Cet été, le Liban est entré dans une  nouvelle phase, avec notamment l’invalidation de la thèse du complot  syrien dans l’attentat contre Rafic Hariri et les soupçons qui se  portent aujourd’hui sur le Hezbollah, selon de nombreuses fuites qui  émanent du Tribunal spécial pour le Liban...
Cette justice internationale qui n’en est qu’à ses  balbutiements a complètement perdu la boussole, notamment dans le cas du  Liban où elle n’est plus aujourd’hui qu’au service d’intérêts  géopolitiques. D’ailleurs, on peut remonter aux deux commissions  d’enquête internationale mandatées par les Nations unies pour aider la  justice libanaise dans son enquête sur l’assassinat de Rafic Hariri :  elles ont usé et abusé de faux témoins manifestes. La commission  présidée par le juge allemand Detlev Mehlis était la risée de beaucoup  de Libanais devant l’invraisemblance des faits énoncés sur la base de  faux témoins. Et aujourd’hui, ce tribunal international spécial sur le  Liban qui a succédé à la Commission d’enquête, qui n’avait donc pas  encore abouti, se refuse à réinterroger ces faux témoins pour comprendre  ce qui s’est passé. Le TSL est en train de mettre sous tension le Liban  avec toutes ces fuites organisées, ce qu’un ambassadeur européen a  d’ailleurs confirmé récemment en disant : « Oui, mais ce n’est pas  grave, nous continuerons à entretenir des relations avec le  Hezbollah... » Nous sommes dans un chaos invraisemblable, où les Nations  unies, instrumentalisées par les Etats-Unis et certains Etats  européens, sont hautement responsables.
Cette politisation du Tribunal spécial que vous dénoncez...
(Il coupe) Mais le TSL est né politisé !  La justice  pénale internationale est faite pour les crimes contre l’humanité, les  crimes de guerre et les déplacements forcés de population. Nous avons eu  cela de 1975 à 1990 au Liban, je faisais d’ailleurs partie d’un groupe  de personnalités qui demandaient à l’époque de faire un tribunal spécial  pour le Liban. On a quand même eu 150.000 morts, 18.000 disparus et  600.000 déplacés. Les Nations unies n’ont pas bougé.
De plus, la justice pénale ne s’occupe même pas de  crimes terroristes. Venir brusquement créer un tribunal pour  l’assassinat d’un homme politique, alors qu’il y a en a eu toute une  série au Liban avant celui de Monsieur Hariri... Juste après son  assassinat, il y a d’ailleurs eu celui de Madame Bhutto, au Pakistan,  dans des conditions similaires. Personne n’a jamais bougé. John Kennedy a  été assassiné, Aldo Moro a été assassiné, Olof Palme... Jamais un  spécialiste de droit international n’a dit : « Il faut créer un tribunal  spécial. »
Dès le départ, il y avait donc une arrière-pensée politique quand on a créé ce tribunal au Liban.
Néanmoins, la thèse de la participation du Hezbollah à  l’assassinat du premier ministre libanais a pris de l’ampleur dans les  médias internationaux et influe depuis cet été sur la scène politique  libanaise... Certes, mais on pourra très bien dire demain, à l’aide de faux témoins,  que ces éléments du Hezbollah ont agi sur ordre des services syriens, ou  iraniens. Tout est permis maintenant, à partir du moment où les anciens  faux témoins qui accusaient la Syrie – ainsi que quatre généraux de  l’armée libanaise en charge de la sécurité du pays et qui ont été jeté  en prison près de quatre ans sans acte d’accusation –, non seulement  n’ont pas été réinterrogés, mais ont en plus été protégés par des Etats  étrangers, et notamment par la France.
« Sur le dossier palestinien, on a substitué un processus de paix à la paix »
Pour rester sur la Syrie et la France,  que pensez-vous de l’initiative du président Sarkozy, qui tente une  médiation entre Israël et Damas ?
Les Etats-Unis et quelques Etats européens essaient  régulièrement de faire une politique de grands sourires  avec la Syrie,  dans l’espoir de la détacher de l’Iran. Mais la force de la Syrie dans  la région, c’est justement son lien avec l’Iran d’un côté, son soutien  au Hezbollah et au Hamas de l’autre. À moins que, demain, on dise à la  Syrie : « On vous rend sans condition le plateau du Golan dans les  frontières du 4 juin 1967, et à ce moment-là vous vous séparez de l’Iran  et du Hezbollah », ce qui n’est pas une hypothèse réaliste, il ne se  passera rien.
Au Proche-Orient, les Etats-Unis eux-mêmes semblent éprouver beaucoup de difficultés à faire bouger les choses...
Sur le dossier palestinien, on a substitué un processus  de paix à la paix. Le jeu, c’est maintenir en vie un processus, cela  donne lieu à tout un tas de gesticulations. Mais il est bien clair que  ni les Américains, ni les Israéliens, ni même les Européens, ne  cherchent effectivement la paix dans le dossier palestinien, mais  uniquement le maintien d’un processus de paix. Cela fait 19 ans que cela  dure, depuis le processus de Madrid. Et tout ce que nous voyons, c’est  Israël qui gagne du temps pour coloniser ce qu’il reste de territoire  palestinien. Vous avez un Etat surpuissant, appuyé lui-même par  plusieurs Etats surpuissants, qui ignorent complètement les principes du  droit international et les résolutions des Nations unies, et une  fraction palestinienne du Fatah et de Mahmoud Abbas qui a déclaré être  prête à protéger l’armée occupante et les colonies de peuplement et qui  est le seul négociateur que reconnaissent Israël, les pays européens et  les Etats-Unis. On est en plein délire.
Pourtant, au lendemain du discours d’Obama au Caire...
Ce discours ne changeait rien à ce que j’appelle la  doctrine ossifiée des Etats-Unis. Sur le dossier israélo-palestinien  comme sur l’Iran, il n’y a aucun changement dans la doctrine américaine.   Dans mon ouvrage L’Europe et le mythe de l’Occident, j’évoquais  l’autisme des décideurs américains et européens. Ils vivent dans leur  bulle, en dehors de toute réalité de terrain. On accepte que le Pakistan  et Israël possèdent la bombe, et lorsque l’Iran fait de  l’enrichissement d’uranium, c’est comme si la sécurité de l’Occident  était brusquement en cause. Quand on sait ce qu’est aujourd’hui l’État  du Pakistan, il y a de quoi s’interroger sur cette logique. L’Occident  prêche le droit, mais ne le met pas en pratique. Cela a toujours été son  problème depuis le temps de la colonisation.
Votre analyse rejoint celle développée par Edward Saïd dans l’Orientalisme...
Non, pas du tout. Quelque part, mon précédent livre sur  l’histoire de l’Europe et la construction du mythe de l’Occident,  c’était presque de l’anti-Edward Saïd. J’étais un peu choqué de son  analyse, lui qui utilisait une approche suivant la méthode de Foucault,  pour la retourner contre la politique occidentale, en dénonçant un  totalitarisme du discours dévalorisant de l’Occident, toutes tendances  confondues, sur l’Orient musulman. Au contraire, mon livre est plein de  tendresse pour l’Europe, ses arts, son miracle musical. Je suis très  loin d’Edward Saïd, qui place Etats-Unis et Europe sur le même plan.  Mais en tant que non-Européens, on a du mal comprendre comment avec de  tels raffinements, les Etats européens en sont arrivés à se faire autant  la guerre. La cruauté des guerres externes européennes est d’ailleurs  le reflet de celle de ses conflits internes incessants, notamment depuis  les guerres de religions qui ont été des guerres d’annihilation de  l’autre au sein d’une même société. Ce sont elles qui ont été la vraie  matrice des guerres totalitaires modernes et non point comme il est  devenu à la mode de le soutenir, la philosophie des Lumières ou la  doctrine marxiste.
« Personne ne proteste lorsque le roi d’Arabie saoudite vient visiter le Liban »
Au Proche-Orient cependant, l’atrophie  diplomatique européenne épouse aujourd’hui superbement les incapacités  américaines. Et de fait, la seule force qui, depuis 2006, modifie un peu  les équilibres régionaux, c’est le Hezbollah.
Le Hezbollah avait déjà fait bouger les choses en 2000,  lorsqu’il a obtenu la libération sans condition du Sud-Liban occupé par  Israël depuis 1978. C’était un événement tout à fait exceptionnel qu’un  mouvement de partisans obtienne l’évacuation de l’armée la plus  puissante du Moyen-Orient, dans une guerre asymétrique. En 2006, il a  réédité l’exploit. Qu’on soit laïque, sunnite ou chiite ou chrétien  pratiquant, il est difficile aujourd’hui de ne pas soutenir la  résistance du Hezbollah. Car au nom de quoi va-t-on la condamner ? D’une  idéologie que l’on ne partage pas ? Ce qui compte, dans ce domaine,  c’est la libération du territoire. À chacun ses convictions idéologiques  religieuses et politiques, d’autant qu’au Liban aucune communauté ou  aucune faction politique ne peut imposer aux autres son idéologie. Le problème, en ce qui concerne les diplomaties occidentales, c’est que  leur souci de l’Etat d’Israël est contreproductif pour tout le monde, y  compris pour la survie à long terme de cet Etat. Mais je ne crois pas du  tout, contrairement à de nombreuses thèses qui frisent parfois  l’antisémitisme, que ce soutien soit le résultat de l’action de lobbies  sionistes. Je pense que l’Amérique protestante éprouve une sympathie  profonde pour la colonisation de la Cisjordanie. Elle a la sensation de  revivre sa propre conquête de l’Amérique, qu’elle a considérée comme une  nouvelle terre promise. Il ne faut pas oublier les origines puritaines  du nationalisme américain, qui fait une lecture au premier degré de  l’Ancien Testament. L’Europe, quant à elle, reste sur le traumatisme de  la terrible réalité du génocide des communautés juives. Et c’est cette  alliance entre le nationalisme religieux américain et le traumatisme  européen du génocide des communautés juives européennes entre 1939 et  1945 qui conduit à cette ossification de la politique occidentale au  Moyen-Orient. La conséquence en est que le droit international cesse de  s’appliquer sur les occupations israéliennes ou américaines de  territoires au Moyen-Orient. On le voit bien : la géopolitique  internationale n’est pas rationnelle, contrairement à toutes les belles  théories que l’on peut élaborer et enseigner sur les relations  internationales.
Pour rester dans le passionnel, on a  beaucoup parlé du Liban ce mois-ci, à l’occasion de la visite du  président iranien, Mahmoud Ahmadinejad...
Cette visite a suscité des passions en Occident et au  sein de la partie de la population libanaise qui s’identifie à  l’Occident. Quand j’étais ministre, et que l’on a subi des attaques  israéliennes sur des installations électriques, l’Iran nous a fourni de  l’aide. L’Iran n’a jamais cessé d’en fournir, notamment pour la  reconstruction de la banlieue sud de Beyrouth après les terribles  bombardements israéliens de l’été 2006 ; de même l’Iran a fourni de  l’aide militaire au Hezbollah qui a réussi à libérer le sud du pays. Je  ne vois donc pas pourquoi le président iranien ne viendrait pas au Liban  en visite officielle. Il ne plaît pas aux Etats-Unis et aux Européens,  mais cela ne peut pas être le problème des Libanais. Personne ne  proteste lorsque le roi d’Arabie saoudite vient visiter le Liban, alors  que dans ce pays nous avons un régime politique religieux tout à fait  autoritaire, qui pratique la charia musulmane aussi, mais qui n’accorde  aucune liberté de culte, ce qui n’est pas le cas de l’Iran où les  églises et les synagogues sont ouvertes aux fidèles de ces deux  religions, et où vous avez des députés de ces deux communautés qui  siègent au parlement. Le contraste entre l’image positive donnée à  l’Arabie saoudite et la diabolisation de l’image de l’Iran est  exclusivement fonction d’intérêts géopolitiques et n’a pas grand-chose à  voir avec les réalités de terrain.
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