Rarement un pays a-t-il été dépendant d’un autre qu’Israël  l’est des États-Unis, et jamais dans l’histoire américaine les  États-Unis ont-ils été aussi serviles envers un autre pays qu’ils le  sont envers le bénéficiaire de ses largesses diplomatiques, économiques  et militaires.         
          Les considérations géopolitiques sont-elles le  facteur décisif liant les États-Unis à Israël ou la politique intérieure  américaine est-elle responsable ?
    Ce ne sont pas des options incompatibles, la  différence est une question de degré. Il convient de préciser aussi que  des considérations nationales et internationales entrent en interaction,  et que les circonstances sont toujours en état de perpétuel changement.  C’est pourquoi il n’y a pas de réponse simple à cette question.  Cependant, à certains moments particuliers dans l’histoire des relations  américaines, israéliennes et palestiniennes, surtout en ce moment, la  question devient soluble.
    Pour l’instant, il semble de plus en plus que  l’hypothèse de la politique intérieure arrive en tête : en effet, le  lobby d’Israël semble maintenant si puissant qu’il obtient ce qu’il  veut, peu importe les exigences de l’empire. C’est 
peut-être  le cas, mais je me hasarderais à dire que le jury est en train de  délibérer et que, pour le moment, il devra poursuivre sa délibération,  grâce à Barack Obama. L’indignation vis-à-vis des déprédations  israéliennes, au sein de la communauté juive et dans la culture  politique plus large, aurait pu lui forcer la main. Toutefois, jusqu’à  présent et en dépit d’efforts héroïques, il n’y a pas eu beaucoup de  prédispositions. Mais le futur reste indécis et les forces de la justice  et de la paix se renforcent.
    Les considérations intérieures, réelles ou  imaginaires, n’ont pas toujours été aussi contraignantes qu’elles  semblent l’être aujourd’hui. Il y avait un lobby sioniste avant  qu’Israël ne devienne un État, mais ce n’était guère un facteur  important dans la diplomatie américaine jusqu’à ce que la très grande  prise de conscience de l’ampleur du judéocide nazi a émergé dans les  dernières années de la Seconde Guerre mondiale. Le sionisme n’était pas  non plus d’un grand intérêt pour les Juifs américains. Cette situation a  changé après la guerre. Néanmoins, tout au long des administrations  Truman, Eisenhower et Kennedy, et en fait jusqu’à la guerre de 1967 qui a  conduit tout ce qui restait de la 
Palestine  du mandat [britannique] à passer sous occupation israélienne, les  relations américano-israéliennes n’étaient pas qualitativement  différentes de, disons, les relations américano-irlandaises ou les  relations américano-italiennes - des situations où les considérations  nationales pesaient aussi lourdement.
    Les raisons d’État l’emportent en général sur les  préoccupations électorales, même dans la mesure où, en 1956, pendant la  guerre de Suez, les États-Unis ont forcé Israël, en compagnie de la  Grande-Bretagne et de la France, à renoncer à attaquer l’Égypte. Jamais  plus un gouvernement américain ne s’est servi de son influence pour  contenir le rouleau compresseur israélien - sauf lorsque, comme dans la  première guerre de Bush contre l’Irak, l’Amérique, pour des raisons non  directement liées aux intérêts israéliens, avait déjà des troupes sur le  terrain, et quand la participation israélienne n’aurait fait qu’empirer  les choses.
    Après la victoire d’Israël dans la guerre des Six  Jours (1967), son importance stratégique - dans la guerre froide et dans  la lutte contre le nationalisme arabe (et perse) - a changé. N’étant  plus un problème potentiel nécessitant une manipulation minutieuse,  Israël est devenu un atout sans équivoque. Israël n’était pas le seul  dans la région : il y avait aussi l’Iran avant la révolution islamique  (1979), la Turquie, l’Égypte après Camp David, l’Arabie saoudite et  d’autres États du Golfe. Mais en termes de puissance militaire et de  fiabilité, Israël était sans égal. Il a également été utile ailleurs -  en Amérique centrale, par exemple, et en Afrique - où les États-Unis ont  trouvé commode de ne pas s’engager directement, mais, à la place,  d’imposer sa volonté par l’intermédiaire de commanditaires.
    Avec la fin de la guerre froide et le déclin du  nationalisme laïc au Proche-Orient, l’utilité d’Israël a diminué.  Conjointement avec la première et la seconde Intifada, avec la révulsion  internationale vis-à-vis des agressions israéliennes contre le Liban et  Gaza et son traitement de la 
Palestine  occupée, ainsi de son sabordage du processus d’Oslo, il est devenu  moins clair qu’auparavant que donner un blanc-seing à l’ethnocratie  israélienne est juste un coût négligeable dans 
les affaires  de l’empire. Les médias américains font de leur mieux pour occulter ce  fait, mais le reste du monde a compris, et c’est un problème particulier  dans les régions où l’Amérique est désormais militairement engagée.
    Le problème est devenu plus pressant après 2001.  Alors que les guerres de Bush faisaient rage et que les nouvelles  guerres Obama commençaient, le conflit israélo-palestinien est devenu un  fardeau pour l’impérialisme américain. Même le tant vanté Général  Petraeus a attiré l’attention sur cette situation, incitant les gardiens  du statu quo (« changement » dans la novlangue d’Obama) à le faire  taire.
    Le « Printemps arabe », que l’administration Obama  célèbre officiellement (maintenant qu’ils n’ont d’autre choix) a  amplifié le problème et a transformé ses conditions. Ce qui en résultera  est incertain, mais il est clair que les anciennes alliances (contre  nature) entre les États-Unis, Israël, et les autocraties régionales  « modérées » (conciliantes) n’en sortiront pas indemnes. Tout doit  maintenant changer pour que tout reste identique, comme le reconnaissent  des éléments importants de l’establishment de politique étrangère  américaine, et pas seulement Petraeus.
    Le temps était donc propice pour les États-Unis de  suivre un parcours moins servile, et la visite du Premier ministre  israélien, Benjamin Netanyahou, à Washington la semaine dernière,  présentait un moment idéal. Obama avait encore une autre rare occasion  historique de s’imposer. Fidèle à lui-même, il l’a complètement  dilapidée.
    Dans deux discours majeurs la semaine dernière 
et sans  doute aussi lors de sa rencontre avec Netanyahou, Obama a bien rendu  explicite ce qui avait été un postulat implicite de la politique  américaine (et israélienne) depuis des décennies : que les frontières  d’Israël de 1967 doivent être la base des futures négociations sur une  « solution à deux États ». Cela en était assez pour déplaire à  Netanyahou et donc énerver l’AIPAC (American Israel Public Affairs  Committee) et les autres piliers du lobby d’Israël, avec leurs hordes  d’experts en coups vaches. Par conséquent, Washington en résonne  toujours. Mais pour quiconque a des yeux pour voir, il est clair que,  une fois de plus, Obama n’a rien changé. Au lieu de cela, il a renforcé  les bons vieux obstacles à la justice et à la paix. La preuve est donc  écrasante : au moins dans ce cas (si ce n’est en général), des  considérations électorales sont passées devant « l’intérêt national ».  Un point pour l’AIPAC.
    Obama et ses conseillers semblent être d’accord avec  la maxime de Vince Lombardi que la victoire n’est pas seulement la  chose principale : c’est la seule chose. Et là où les élections sont en  jeu, ils sont aussi, semble-t-il, congénitalement incapables de  transcender les horizons de ce qui est communément admis. Par  conséquent, pour eux, le calcul est une évidence. Il n’y a pas de lobby  pour parler de la Palestine, alors que le lobby d’Israël n’a jamais été  aussi redoutable dans toute l’histoire américaine. C’est une évidence.  Si quelqu’un en doute, il lui suffit d’avoir regardé, un antiémétique à  portée de main, le spectacle du discours prononcé par Netanyahou la  semaine dernière devant les deux chambres du Congrès. Peu importe que  cet homme soit un personnage aussi nuisible que beaucoup d’autres dans  le monde d’aujourd’hui. Il a reçu quelques vingt-neuf standing-ovations 
(1). Un deuxième point pour l’AIPAC. Ce qui suit est clair, du moins pour Obama et ses conseillers : capituler 
encore une fois, tout en secouant la cage de l’AIPAC le moins possible. C’est tout simplement ce qui s’est passé.
    * * *
    Le lobby d’Israël a été, depuis sa création, la  créature d’un secteur idéologique étroit de la communauté juive. Bien  sûr, beaucoup de Juifs, probablement la plupart, soutiennent d’une façon  ou d’une autre Israël. Cela a été vrai dès le premier jour. Mais,  également dès le premier jour, les Juifs d’Amérique du Nord, d’Europe,  et même beaucoup de Juifs israéliens n’ont eu qu’un lien très atténué  avec l’idéologie sioniste.
    Ceci est plus que jamais vrai aujourd’hui, surtout  chez les jeunes Juifs. En effet, il est remarquable de voir comment ce  lien est atténué. Pendant des décennies, les institutions consacrées à  endoctriner la jeunesse juive en leur donnant le sens de l’identité  juive ont identifié la judéité au sionisme, et promu l’idée que  l’antisionisme est une forme d’antisémitisme. C’est une sottise  évidente, mais l’idée a pris racine et a pénétré le sens commun  collectif de la culture politique à un niveau plus large.
    Par conséquent, il faut s’attendre à ce que la  plupart des Juifs soutiennent Israël. Mais le fait plus important est  qu’en dehors des cercles sionistes, Israël n’est pas une préoccupation  majeure. Je me hasarderais à dire que la plupart des Juifs n’ont pas une  affection particulière pour ce pays, qu’ils ne s’identifient pas avec  lui et qu’ils ne veulent certainement pas y vivre. Les inconditionnels  d’Israël qui ont une influence sur les activités à Washington et  d’autres capitales occidentales sont une minorité. Mais ils sont  d’intenses passionnés et ils exercent un pouvoir financier et politique  considérable. Les Démocrates, en particulier, sont dépendants de leur  argent, le carburant avec lequel notre système politique pas très  démocratique fonctionne. Se mettre en travers du lobby d’Israël exige  donc audace et courage, vertus remarquables selon les mots de notre  commandant en chef, mais rarement, voire jamais, mises en évidence dans  ses actes.
    Le lobby d’Israël est une opération bipartisane, qui  vise aussi les Républicains. Mais le sionisme républicain a au moins  autant à voir avec le maintien des chrétiens évangélistes à bord que  rester dans les bonnes grâces de l’AIPAC.
    Il est important de se rappeler que, depuis l’époque  de la Révolution française, la politique de droite et l’antisémitisme  ont entretenu une relation étroite et symbiotique. Il est important de  se rappeler aussi que le sionisme moderne a émergé en réaction à une  montée de l’antisémitisme européen - depuis l’Affaire Dreyfus et les  pogroms à l’Est - et que, par conséquent, avant que ce mouvement ne se  retrouve immergé dans la politique identitaire ou (plus tard encore ) a  pris une coloration théologique, antisémites et sionistes ont  implicitement convenu que l’assimilation était impossible ou indésirable  et donc que les Juifs feraient bien d’avoir un pays à eux. Du côté 
juif, l’idée plus avancée que cette solution à la question juive implique la création d’un État juif en Palestine  a rapidement suivi. [La solution finale de Hitler était fondée en  partie sur l’infaisabilité de transférer les Juifs d’Europe vers la Palestine  (ou ailleurs), tandis que l’Allemagne était en guerre avec la  Grande-Bretagne et l’Union soviétique. Mais le facteur le plus  important, dans ce génocide et les autres, a été la dissolution morale  provoquée par la guerre totale.]
    Les succès sionistes dans l’identification de  l’antisionisme avec l’antisémitisme - et le soutien à Israël avec le  soutien des Juifs - brouille la question, comme le font certaines  particularités de la tradition anglo-protestante dont le mouvement  évangélique contemporain aux États-Unis découle. Mais le sionisme  chrétien n’est en aucun cas une exception à la règle selon laquelle  politique de droite et antisémitisme (avec d’autres formes plus  transparentes de racisme) vont de pair.
    Les puritains du XVIIè siècle n’étaient pas moins  hostiles à l’égard de la réalité juive et, en fait, du judaïsme existant  que leurs contemporains continentaux, et pas plus que leurs héritiers  du XXIe siècle. Mais il y a et il y a toujours eu des souches  plébéiennes de la religiosité anglo-protestante qui sont  exceptionnelles, tant par leur focalisation sur l’Ancien Testament que  pour leur intérêt obsessionnel vis-à-vis du Livre de l’Apocalypse.
    Ainsi, il y a aujourd’hui des protestants  évangélistes - un certain nombre - qui croient que pour que le Jugement  dernier arrive et que les prophéties de la Révélation se produisent, les  Juifs doivent être réunis sur la Terre promise. Comme beaucoup d’autres  dans l’arsenal théologique, ce fantasme est relativement bénin lorsque  ses adhérents laissent hypocritement mais efficacement tomber  (démythifier) ses aspects les plus absurdes. Ainsi des évangélistes  respectables enseignent toujours la croyance en une fin du monde  historique ; mais leurs convictions tels qu’elles sont, n’ont pas  d’implications politiques. Mais pas pour ceux qui proclament que la Fin  réelle et physique est à portée de main. Leurs croyances prennent une  tournure mortelle, avec des conséquences désastreuses pour les  habitants, juifs et arabes, de la Palestine et d’Israël.
    Ils voient l’État d’Israël et la guerre qu’elle  favorise comme des composantes indispensables du plan de Dieu. Ils  suivent dont l’exemple de l’AIPAC sans pareil. Contrairement aux  antisémites classiques, les sionistes évangéliques s’entendent  généralement bien avec les Juifs, avec lesquels ils interagissent, mais  leur engagement envers Israël ne vient pas de leur amour pour les juifs  ou pour le judaïsme. Il vient d’une croyance en une Fin du Monde  littérale dans laquelle ceux qui n’acceptent pas le Christ - en  particulier les juifs - seront jetés dans les tourments de l’enfer pour  l’éternité. Comment les sionistes chrétiens ont-ils cette idée en tête  et interagissent-ils toujours aimablement avec la réalité juive ? Je ne  sais pas ; sans doute, l’aveuglement monumental à leur propre égard,  ainsi que l’ambivalence, sont impliqués. Cela dit, il faut se demander  si même les nazis ont manifesté une plus grande haine !
    Depuis 1977, quand Menahem Begin est devenu le  Premier ministre d’Israël, la droite israélienne a été la force  dominante dans la politique israélienne, même dans les années où elle  n’était pas directement au pouvoir, et elle a courtisé assidûment les  chrétiens sionistes. Les fondateurs d’Israël étaient laïques et  relativement progressistes, malgré leur engagement primordial à la  construction d’un État 
juif ethniquement pur, du moins autant que le Mandat pour la Palestine  et le monde le permettaient. Comme une grande partie de la gauche  israélienne, aujourd’hui, ils auraient dédaigné les alliés évangélistes  d’Israël, dans les grandes largeurs et pour la même raison que les gens  sensés dans le monde entier dédaignent ceux qui croient que le monde a  pris fin il y a une semaine, samedi dernier. Et ils n’auraient  certainement jamais été si ignobles pour courtiser ceux qui aspirent à  les voir pourrir en enfer. Mais la droite israélienne est sans vergogne,  et son cynisme ne connaît pas de limites.
    L’AIPAC et d’autres piliers (plus sensés) du lobby  d’Israël n’ont pas l’habitude de se quereller entre eux et il ne fait  aucun doute que ces machinations qui ont commencé dans les années 70 ont  réussi au-delà des attentes les plus folles de Begin. Ainsi, bien que  les Juifs américains votent massivement pour les Démocrates, l’État  d’Israël a réussi à mettre le parti républicain de son côté. Les  fondateurs seraient révoltés, mais aujourd’hui, l’ensemble du camp  sioniste se félicite du résultat. 
Peut-être  que quelques sionistes « de gauche » ne sont pas aussi fiers du fait  que, à recruter et de déployer des « idiots utiles », Karl Rove et les  frères Koch sont des amateurs de base en comparaison avec les dirigeants  de la Terre promise.
    * * *
    Le lobby d’Israël ne tolère aucun écart ; dans ce  sens, il est plus stalinien que tous les partis communistes les plus  doctrinaires des années passées, et tout cela au nom d’une cause un peu  moins noble. Pendant des décennies, il a même supprimé la mention de sa  propre existence. Ce ne fut pas avant 2006 que deux spécialistes en  sciences politiques très respectés, 
John Mearsheimer et Steven Walt, ont publié un 
article sur le lobby d’Israël dans la 
London Review of Books et qu’un débat sur son pouvoir est devenu dans l’air du temps. [En 2008, 
Mearsheimer et Walt ont publié un livre complet sur le sujet, 
The Israel Lobby and U.S, Foreign Policy (
Le lobby d’Israël et la politique étrangère des Etats-Unis).]
    Si Obama avait fait plus que rappeler ces anciens  points d’une manière qui aurait énervé ce lobby, s’il avait annoncé que  la loi internationale doit être respectée et donc que les colonies en  dehors des frontières d’Israël de 1967 doivent être assimilée à  l’appareil d’apartheid qui les soutient - et s’il l’avait fait en sorte  de faire comprendre qu’il y aurait des conséquences réelles pour Israël  si ce dernier continuait à jouer un rôle d’obstruction - nous aurions  maintenant l’occasion d’obtenir une meilleure prise sur la question de Mearsheimer  et de Walt, qui serait promue à la condition d’importance. Nous savons  que le lobby d’Israël existe et qu’il obtient ce qu’il veut, nous savons  que la classe politique américaine rampe devant lui, mais nous ne  pouvons pas savoir à quel point ce lobby est puissant tant que son  pouvoir n’est pas testé. À une époque où ses préoccupations et les  intérêts de l’empire - et, ironiquement, également des peuples vivant en  Israël / Palestine - divergent de plus en plus, cette « expérimentation » serait particulièrement révélatrice.
    Si Obama avait vraiment remis en question ce lobby,  je pense que nous aurions été agréablement surpris des résultats. Mais,  hélas, nous ne saurons jamais. En pratique, cependant, cela importe peu.  Car même si ce lobby est, comme je le soupçonne, plus un tigre de  papier que nos politiques le supposent, notre tâche est encore de  changer le bilan de notre nation en créant nos propre faits sur le  terrain - au moyen du boycott, du désinvestissement, des sanctions et  d’autres innombrables moyens. Pour ce qui est clair au-delà de tout  doute raisonnable, c’est que le lobby israélien est un obstacle dans la  voie de la justice et de la paix, et qui doit être défait au point où  même des « leaders » aussi égocentriques et lâches que notre commandant  en chef ne craignent plus sa portée. 
 Note :
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