8 avril 2014
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       Yakov Rabkin - Professeur d’histoire à l’Université de Montréal. 
 Son livre Au nom de la Torah : une histoire de l’opposition juive au 
sionisme est paru en hébreu en mars 2014. Plus récent ouvrage : 
Comprendre l’État d’Israël : idéologie, religion et société (Écosociété,
 2014).  
  
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   Actualités internationales
 
Je veux parler d’un paradoxe: contrairement à ce que certains 
pourraient croire, le débat sur Israël et sa nature sioniste est bien 
plus ouvert en Israël qu’il ne l’est ici, où ce sujet est devenu 
«sensible» et «délicat». 
Je reviens d’Israël où je lançais la version en hébreu de mon livre 
portant sur le rejet du sionisme de la part de juifs, en majorité 
haredis (ultra-orthodoxes), ouvrage paru en français au Québec il y a 
une décennie et traduit depuis en une douzaine de langues. Sa parution 
est survenue à un moment particulièrement opportun. Deux jours après mon
 arrivée, une manifestation des haredis contre le service militaire 
obligatoire a réuni des centaines de milliers de personnes à l’entrée de
 Jérusalem. On n’aurait pas pu trouver une meilleure semaine pour 
débattre des enjeux soulevés par le livre. 
La manifestation a été provoquée par la décision de la Cour suprême 
d’Israël d’annuler les exemptions accordées aux étudiants des yechivoth 
(collèges rabbiniques) en matière de service militaire. Cette décision a
 invalidé l’accord historique qu’avait conclu David Ben Gourion, le 
fondateur de l’État sioniste, avec les haredis, non- ou anti-sionistes. 
En offrant ces exemptions, Ben Gourion achetait ainsi la paix: en 
échange, les rabbins promettaient de ne pas s’opposer à la proclamation 
de l’État d’Israël. Or, tout en négociant avec le premier ministre 
d’Israël, les rabbins niaient au nouvel État toute légitimité : «Si 
un brigand se précipite sur moi dans la forêt et me menace avec des 
armes, et que je commence à discuter avec lui pour qu’il me laisse en 
vie, est-ce à dire que je reconnais sa légitimité ? Non : il reste pour 
moi un brigand.» 
Quels que soient les points de contact occasionnel entre les haredis 
et la majorité de la population israélienne, les deux groupes évoluent 
en parallèle. Ce qui les divise trouve ses racines dans l’invention 
d’une nouvelle identité juive qui a permis au projet sioniste de 
connaître un succès spectaculaire, lui qui n’était pourtant porté à ses 
débuts que par une poignée d’intellectuels d’origine juive d’Europe 
centrale. 
Les pionniers athées du sionisme avaient articulé un projet de 
société révolutionnaire: ils voulaient se libérer tant du joug des 
non-juifs que du joug de la religion. Inspirés par les courants 
intellectuels européens de la fin du XIXe siècle, dont la pensée 
positiviste, ils étaient convaincus que les haredis, vus comme un 
vestige médiéval, allaient naturellement disparaître, se dissoudre dans 
le tourbillon de la nouvelle vie en Terre d’Israël. Cette vision s’est 
avérée erronée. 
C’est pourquoi la problématique de l’opposition juive au sionisme a 
attiré l’attention de médias israéliens très divers, allant du quotidien
 Yedioth Aharonot et de l’hebdomadaire Time Out, qui s’adressent tous deux à un large public plutôt laïque, aux publications religieuses Bekehila et Shaa tova, en passant par Aroutz 7,
 qui s’adresse surtout aux colons adeptes du national-judaïsme. Tous 
m’ont posé la même question: est-ce que cette manifestation annonce une 
confrontation plus coriace ? 
Après des décennies de compromis et d’accommodements ponctuels entre 
les haredis et la majorité israélienne, il devient de plus en plus 
difficile d’esquiver les oppositions fondamentales qu’a réveillées 
l’initiative du gouvernement israélien. 
La remise en cause du sionisme, comme celle rapportée dans mon livre,
 a contribué à alimenter le débat public qui anime différents secteurs 
de la société israélienne. Or, tant en France qu’au Québec, la critique 
d’Israël et du sionisme constitue dans les grands médias un sujet 
pratiquement tabou. Parler d’Israël, et surtout en critiquer les 
fondements idéologiques, fait courir à ceux qui osent le faire le risque
 d’être traités d’antisémites et d’avoir à faire face à des insultes, 
voire à des poursuites judiciaires. 
C’est là le résultat du travail assidu des organisations et militants
 sionistes, dits «pro-israéliens». Ils ont d’ailleurs si bien réussi 
qu’ils ont fini par fausser l’image publique d’Israël. À écouter ces 
«supporteurs d’Israël», on pourrait croire qu’en Israël on réprime tout 
débat de fond sur ces enjeux. Or, c’est tout le contraire et ceux-ci 
devraient plutôt s’inspirer de la réalité israélienne et ne plus 
étouffer les critiques. Il devrait être possible de pouvoir parler 
d’Israël comme on le fait de n’importe quel autre État, que ce soit du 
Sénégal, du Danemark ou du Canada. Nous pourrions alors revenir à un 
débat sain et nécessaire sur l’État d’Israël;