il se refuse - l’esquive  habituelle est trop facile – à renvoyer dos-à-dos Israéliens et  Palestiniens car « …on ne semonce pas un vaincu quand il est à terre ».  Il invite en revanche les Israéliens, et aussi leurs soutiens de la  diaspora, « les forts (…) qui ont une bonne image et du vent dans les  voiles » à faire un examen lucide des dangers de leur surdité face aux  attentes impatientes dont ils sont l’objet. Les titres des chapitres -  Du sionisme, De l’antisémitisme, De la Shoah aujourd’hui… - nous  renseignent au départ sur sa volonté d’aborder sans détours des sujets  qui, parce qu’ils sont (à juste titre) considérés comme trop sensibles,  sont le plus souvent évités par les analystes goyim. Régis Debray n’a  pas de ces prudences-là, même s’il est conscient des risques qu’il  prend : avec humour, n’évoque-t-il pas au départ les gages qu’il  pourrait donner, cela en excipant d’un grand-père juif ?
L’interpellation de Régis Debray est d’autant plus  percutante qu’elle procède d’une grande connaissance et d’une vraie  empathie pour la longue histoire juive et pour sa contribution au  progrès de l’humanisme. Il dit d’abord pourquoi le drame du  Proche-Orient a une portée symbolique, et donc politique, plus forte que  celle que peuvent avoir ceux, parfois plus atroces, qui se déroulent  ailleurs : « le voisinage, l’histoire, la parenté en décident ». De  surcroît, si Israël prétend défendre l’Occident, il n’est pas interdit à  un Occidental de vérifier le bien fondé de sa démarche.
Tout cela est conduit de la manière la plus subtile,  avec le sens de la complexité et des nuances qui est le sien. On  n’évoquera donc que quelques points saillants, saisis ça et là, en  assumant la subjectivité de ce choix, et en invitant le lecteur à aller  au texte lui-même.
Du Sionisme. Si sa  diversité est bien réelle, on ne peut cependant « absoudre le sionisme à  front de taureau au nom du sionisme à visage humain ». L’image positive  du kibboutz ne peut faire oublier des faits historiques têtus : l’image  du David fragile a été largement construite (en 1947, l’armée d’Israël  était plus nombreuse que les sept armées arabes réunies) ; la Nakba fut  réellement une catastrophe palestinienne, avec les « villages rasés,  civils exécutés sur le champ, foules poussées dans le dos,  impitoyablement ». Nombre de nations sont certes nées dans la violence.  Toutefois, une certaine réparation de l’injustice a pu intervenir  ultérieurement : ici, la violence de départ s’est au contraire prolongée  dans la colonisation. Cette violence a été aggravée par les  transformations internes du sionisme victorieux. Une formule - « Du  kibboutz à la kippa » - résume le glissement intervenu : la légitimité  est passée du terrain politique, où des compromis avec l’autre sont  envisageables, au terrain religieux où une exclusivité vous est assurée  par l’élection divine. Fondée sur le rappel lancinant des souffrances  passées, une habile communication viendra parallèlement interdire toute  critique et faire « admettre le camp de réfugiés d’aujourd’hui au nom  des camps de concentration d’hier ».
De l’antisémitisme. Un  constat au départ : l’antisémitisme de type ancien n’est plus un vrai  danger. Dénoncer « le retour des vieux démons » serait au mieux « une  facilité de plume », au pire un « levier de la politique sioniste », -  levier dont Ben Gourion avait usé et dont Sharon abusera en dénonçant  « l’antisémitisme déchaîné régnant en France ». Dans ce contexte, la  traque du propos antisémite en est venue parfois à faire « flotter comme  un petit relent de maccarthysme ». L’antipathie à l’égard des « feujs »  chez certains jeunes issus de l’immigration n’est pas niable, mais elle  ne se situe pas dans la lignée de l’antisémitisme d’autrefois ; elle  relève d’une certaine identification à la cause palestinienne. Les  agressions antisémites isolées auxquelles cette identification a pu  conduire ont été unanimement dénoncées et justement condamnées. Cela  n’interdit pas de s’interroger sur des faits générateurs de confusion  dans des esprits non matures. Tout d’abord sur la tolérance suspecte  dont le racisme à l’égard des « Arabes » bénéficie (si l’on peut dire),  alors que tout propos à possible connotation antisémite est  immédiatement stigmatisé. Ce traitement inégal alimente le sentiment  que : « …la figure symbolique du juif français – à travers ses  représentants officiels – est le chouchou de la République ». Les signes  de cette préférence - et des tolérances qui lui sont associées - sont  multiples. Le poids du CRIF exprime plusieurs d’entre elles, avec une  participation à ses dîners mondains qui dit son importance politique.  Autre tolérance : « Voir le grand rabbin de France manifester dans la  rue, sous le drapeau bleu et blanc, devant l’ambassade d’Israël, son  appui à l’entrée (des) chars dans Gaza, froisse les règles et l’instinct  de laïcité ». Dans ce contexte de tolérance univoque, entachée par la  complaisance suspecte de faux amis, peut-on s’étonner de certains abus :  telle l’affirmation serinée que toute critique du sionisme n’est que le  faux-nez d’un antisémitisme banal ?
De la Shoah, aujourd’hui.  Loin de disparaître des mémoires avec le décès des derniers survivants,  la pensée du génocide est aujourd’hui intégrée par tous comme une  obligation éthique (le négationnisme est en déroute). Il oblige chacun à  s’interroger en responsabilité sur l’enseignement que l’humanité la  plus large doit tirer des exterminations entreprises par les nazis. Par  ailleurs on doit comprendre que (tardivement au demeurant) la Shoah soit  devenue l’un des événements structurants de l’identité juive  d’aujourd’hui. Mais tout cela n’interdit pas de s’interroger sur le bon  usage de la mémoire lorsqu’on constate que « la transmission officielle  de l’hécatombe est passée de l’effacement au ressassement et de  l’évanescence à l’omniprésence » (le souvenir des déportés politiques,  comme dans un absurde système de vases communicants, s’estompant  parallèlement). Cette « religion de la souffrance », qui a ses  mystiques, ses théologiens…, et aussi ses Tartufe, ne s’inscrit pas au  total dans un « véritable devoir de mémoire », lequel exigerait qu’on en  fasse « un tremplin pour quelque chose de plus et de nouveau ».  S’enfermer à l’infini, ici dans le remords, et là-bas dans le deuil ne  va pas sans effets pervers. Le premier : la glaciation de l’histoire (la  sacralisation de l’événement immobilise le temps et dissuade de penser à  nouveaux frais le politique). Le second : l’auto-absolution (« le  souvenir ressassé du crime contre l’humanité relativise le crime de  guerre »). Le troisième : l’auto-enfermement (la « victimité  forteresse » fait que « les ayants droit n’ont plus d’yeux ni d’oreilles  que pour leurs propres souffrances »). Avec le temps, une  désacralisation de la Shoah ne peut manquer d’intervenir ; elle ne  signifiera pas profanation. Et l’on peut même s’interroger : « N’y  aurait-il pas plutôt dans cette histoire à venir, celle d’après la  mémoire, un élargissement temporel des horizons de tous ? ».
D’un danger d’autisme. La  disproportion des forces joue plus que jamais en sa faveur, mais Israël  se vit toujours comme une citadelle assiégée. Une vraie anxiété étreint  les Israéliens, mais les communicants officiels excellent ensuite dans  la propagation, à l’extérieur, de cette idée de fragilité qui soude la  sympathie : la disproportion des pertes, la responsabilité israélienne  dans la rupture de certains trêves, tout cela est habilement retourné et  instrumentalisé. Le drame est que l’autre est de moins en moins reconnu  comme tel, une « carapace d’indifférence » à son égard l’emportant sur  la haine. Le « mur » est la dernière étape, pratique et symbolique, de  cette coupure ; l’aboutissement du projet de Jabotinski d’une « muraille  de fer » ? L’ancrage identitaire rigoureux qui, historiquement, avait  permis de traverser les épreuves conduit-il aujourd’hui à une surdité  dangereuse ? Sinon, comment expliquer que le « Plan Abdallah » ait été  « écarté d’un revers de main », alors qu’il représentait « ce qu’un  sioniste de 1948 aurait pu rêver de mieux ? ».
Du nouveau monde. Des  nuages noirs se dessinent dans le ciel d’Israël, mais la panique ne  serait pas de mise. La bombe iranienne ? Elle « force à la vigilance,  non à un tocsin planétaire ». Le boycottage des pays arabes ? Il est  essoufflé. Il y a certes l’éloignement des Turcs, l’affirmation de  nouvelles puissances qui n’ont pas avec l’histoire juive la relation  particulière qui est celle d’un certain Occident. Il y a aussi la  personnalité de Barack Obama qui endosse la figure du traître en  puissance dans les communautés juives, en particulier en France, parce  que susceptible de changer la donne consolidée sous Georges Bush. Mais,  pour Régis Debray, la panique serait d’autant moins de mise qu’une  relation spéciale lie les Etats-Unis à Israël, et que les innovations  velléitaires du président américain devraient pour cela faire long feu.  Les deux pays partagent un même ancrage testamentaire, la même  conviction de faire l’objet d’une élection divine, en bref « un même  inconscient historique ». Il ne faudrait donc pas chercher dans le poids  de l’AIPAC, le lobby pro-israélien au demeurant fort efficace, le  soutien indéfectible qu’Israël obtient de Washington en toutes  circonstances : c’est sur un partage bien conduit des bienfaits de la  Providence que se fonde la complicité essentielle des deux nations.  Partout ailleurs, certains faits imputables à Israël auraient valu une  condamnation sans réserve des Américains. S’agissant de l’allié  israélien, Washington leur assure une impunité qui jusqu’ici a été sans  faille. L’énumération est cruelle : « emploi d’armes insolites ou  interdites, obus à fléchettes, billes à carbone, bombes à sous  munitions ; la violation tranquille d’à peu près toutes les clauses des  diverses conventions de Genève (…) ». Pour ce qui est de l’Europe,  « ombre molle, insignifiance redoublée d’obligeance », les dirigeants  israéliens n’ont rien à craindre : « En réglant vos frais d’occupation,  en soulageant d’autant votre budget, l’Europe vous aide à tourner la  loi. ». Les Etats-Unis et la Diaspora étant indéfectibles dans leur  soutien, les dirigeants israéliens parlent de « processus de paix » tout  en persévérant dans leur projet essentiel : empêcher qu’advienne une  Palestine viable. Ce à quoi invite Régis Debray, c’est, au moins, à  « soulever le rideau d’hypocrisie qu’on ravaude d’année en année. Nous  résoudre à dire ce "qu’on n’ose pas dire" : au lieu de « colonisation »,  "conquête". Au lieu de « croissance naturelle » et de « colonies  sauvages », "nettoyage" ethnique par grignotage et morcellement ; au  lieu de « moratoire » ou de « pause » dans les négociations, répit dans  "l’annexion" ».
Des deux Israël. Le bilan  d’étape est noir, mais de la richesse contradictoire de la tradition  juive peut-on espérer voir poindre un espoir ? Parmi d’autres, deux  courants principaux peuvent se lire dans cette tradition, deux Israël  s’y nourrissent : l’un - non sans misanthropie à l’égard du reste du  monde - est centré sur le seul devenir du peuple élu ; l’autre, au  contraire, s’ouvre avec bienveillance aux autres et ne dissocie pas son  sort de celui du reste de l’humanité. La réponse est d’autant plus  incertaine que l’affrontement des deux se fait dans l’ambiguïté et  l’ambivalence, et cela dans la société comme dans la Diaspora [
1]  Pour faire bref, qui l’emportera : « l’Israël vocationnel » qui  participe activement à la construction de l’universel, ou « l’Israël  généalogique » replié sur la gestion égoïste de son particularisme ?  L’inspiration de Moïse ou celle de Jacob et de Josué ? Régis Debray qui  n’attend rien de l’extérieur, espère un sursaut salvateur au sein même  d’Israël, un sursaut qui verrait la lignée de l’ouverture à l’autre - le  Palestinien en l’occurrence - prévaloir enfin. Mais y croit-il  vraiment ?
 « À un ami israélien » se présente comme une lettre à  Elie Barnavi. La réponse de celui qui fut ambassadeur d’Israël en France  comporte des observations et aussi des éclaircissements d’ordre  personnel (en particulier sur sa relation au sionisme). Mais cela après  avoir constaté : « A quelques nuances près, j’aurais pu signer cette  lettre ». L’un des points de divergence avec Régis Debray porte sur le  déblocage de la situation au Proche-Orient : contre son ami, Elie  Barnavi pense que seule une intervention américaine pourrait permettre  de réduire le fossé entre les Palestiniens (qui sont allés au bout des  concessions territoriales possibles) et des Israéliens jusqu’auboutistes  « accrochés à leurs chimères messianiques ou opportunistes ». La raison  et l’espoir politique est sans doute du côté d’Elie Barnavi.