Uri Avnery, lundi 10 mars 2014
BENJAMIN NÉTANYAHOU
 excelle à prononcer des discours, surtout quand il s’adresse à des 
Juifs, à des néo-conservateurs ou autres semblables, qui se dressent 
pour applaudir frénétiquement à tout ce qu’il dit, y compris quand il
 annonce que demain le soleil va se lever à l’ouest.
Question : est-il doué pour autre chose ?
SON PÈRE, homme 
d’ultra-ultra droite, avait dit de lui un jour qu’il était tout à fait 
inapte à la fonction de Premier ministre, mais qu’il pourrait faire un 
bon ministre des Affaires étrangères. Il voulait dire par là que 
Benjamin n’a pas la profondeur de vue qu’il faut pour guider la 
nation, mais qu’il sait très bien vendre n’importe quelle politique 
définie par un véritable leader.
(Cela nous rappelle la présentation d’Abba Eban par David 
Ben-Gourion : “il sait très bien présenter les choses, mais vous 
devez lui dire ce qu’il doit présenter.”)
Cette semaine, Nétanyahou était convoqué à Washington. Il était 
supposé approuver le nouvel accord “cadre” de John Kerry qui devait 
servir de base à la reprise des négociations de paix, qui n’ont pour 
l’instant abouti à rien.
La veille de l’événement, le Président Barack Obama avait donné une 
interview à un journaliste juif, dans lequel il accusait Nétanyahou 
de bloquer le “processus de paix” – comme s’il y avait jamais eu un 
processus de paix.
Nétanyahou arriva les mains vides – c’est-à-dire pleines de slogans 
creux. La direction israélienne avait dépensé beaucoup d’énergie en 
faveur de la paix, mais n’avait absolument pas réussi à progresser 
à cause des Palestiniens. C’est Mahmoud Abbas qui est à blâmer, parce 
qu’il refuse de reconnaître Israël comme l’État-nation du peuple juif.
Quid… humm… des colonies, qui ont continué à se développer à marche 
forcée au cours de l’année passée ? Pourquoi les Palestiniens 
devraient-ils négocier interminablement quand, dans le même temps, 
le gouvernement israélien s’empare d’une part de plus en plus grande 
du territoire qui est l’objet des négociations ? (Comme le traduit 
l’argument classique palestinien : “Nous négocions le partage d’une 
pizza, et pendant ce temps Israël est en train de manger la pizza.”)
Obama s’était armé de courage pour affronter Nétanyahou, l’AIPAC
 et ses valets du Congrès. Il était sur le point de forcer la main 
à Nétanyahou jusqu’à lui faire crier “grâce” – la grâce étant le 
“cadre” de Kerry, qui a maintenant été édulcoré au point de ressembler
 presque à un manifeste sioniste. Kerry veut à tout prix un résultat, 
quoi qu’il en soit des satisfactions et des insatisfactions 
qu’il implique.
Nétanyahu, cherchant un moyen de contrer l’attaque, était prêt 
à crier comme d’habitude “Iran ! Iran ! Iran !” – lorsque s’est produit 
quelque chose d’inattendu.
NAPOLÉON a eu un jour cette exclamation célèbre : “Donnez-moi des généraux chanceux !” Il aurait aimé le général Bibi.
Parce que, alors qu’il allait affronter un Obama nouvellement 
revigoré, il s’est produit une explosion qui a ébranlé le monde :
L’Ukraine.
Ce fut comme les coups de feu qui avaient éclaté à Sarajevo il y a 
cent ans. La tranquillité internationale a été brusquement rompue. 
La possibilité d’une guerre majeure était dans l’air.
La visite de Nétanyahou a disparu du champ de l’information. Obama, 
engagé dans une crise historique, n’avait plus d’autre désir que de 
s’en débarrasser le plus vite possible. Au lieu des sérieuses mises en
 garde au dirigeant israélien, il s’est contenté de quelques 
compliments de pure forme. Tous les brillants discours qu’avait 
préparés Nétanyahou n’ont pas été prononcés. Même son discours 
triomphal habituel à l’AIPAC n’a pas soulevé d’intérêt.
Tout cela à cause du soulèvement de Kiev.
À CE JOUR quantité d’articles ont été écrits sur la crise. Les comparaisons historiques abondent.
Bien que Ukraine signifie “région frontalière”, elle a été souvent 
au centre d’événements européens. On devrait plaindre les écoliers 
ukrainiens. Les changements qu’a connus l’histoire de leur pays ont 
été permanents et extrêmes. À différentes époques l’Ukraine a été 
une puissance européenne ou un pauvre territoire opprimé, 
extrêmement riche (“le grenier à blé de l’Europe”) ou misérablement 
pauvre, attaquée par des voisins qui prenaient ses habitants pour les 
vendre comme esclaves ou attaquant ses voisins pour agrandir 
son territoire.
Les relations de l’Ukraine avec la Russie est encore plus complexe.
 En un sens l’Ukraine est le cœur de la culture, de la religion et de 
l’alphabet russes. Kiev était beaucoup plus importante que Moscou, 
avant que celle-ci ne devienne l’élément central de l’impérialisme 
moscovite.
Lors de la Guerre de Crimée de 1850, la 
Russie s’est battue vaillamment contre une coalition rassemblant la 
Grande-Bretagne, la France, l’Empire Ottoman et la Sardaigne pour 
finalement perdre. La guerre avait éclaté pour des questions de droits
 chrétiens à Jérusalem et comporta un long siège de Sébastopol. Le 
monde garde le souvenir de la charge de la Brigade Légère. Une femme du
 nom de Florence Nightingale créa la première organisation de soins
 aux blessés sur le champ de bataille.
Au cours de mon existence, Staline a assassiné des millions 
d’Ukrainiens en les affamant délibérément. Il en est résulté que la 
plupart des Ukrainiens accueillirent les troupes de la Wermacht 
allemande en libérateurs en 1941. Cela 
aurait pu être le début d’une belle amitié, mais hélas Hitler avait 
décidé d’éradiquer les “Untermenschen” (sous-hommes) ukrainiens 
afin d’intégrer l’Ukraine dans le Lebensraum (l’espace vital) allemand.
La Crimée souffrit terriblement. Le peuple Tatar qui avait dans le 
passé dominé la péninsule fut déporté en Asie Centrale, puis admis 
à revenir des décennies plus tard. Maintenant il représente une petite
 minorité, ne sachant apparemment pas envers qui se tourner.
LES RELATIONS entre l’Ukraine et les Juifs ne sont pas moins compliquées.
Certains écrivains juifs, comme Arthur Koestler et Shlomo Sand, 
pensent que l’empire Khazar, qui gouvernait la Crimée et la région 
voisine il y a mille ans, s’était converti au Judaïsme et que la plupart
 des Juifs ashkénazes en seraient les descendants. Cela ferait de 
nous des Ukrainiens. (Beaucoup des premiers leaders sionistes 
venaient en effet d’Ukraine).
Lorsque l’Ukraine faisait partie du grand empire polonais, beaucoup 
de nobles polonais y prirent possession de vastes domaines. Ils 
employaient des Juifs comme gérants. C’est ainsi que les paysans 
ukrainiens en sont venus à considérer les Juifs comme les agents de 
leurs oppresseurs et que l’anti-sémitisme est devenu un élément de la 
culture nationale de l’Ukraine.
Comme nous l’avons appris à l’école, à chaque tournant de l’histoire 
ukrainienne, les Juifs furent massacrés. Les noms de la plupart des 
héros populaires ukrainiens, leaders et rebelles qui sont vénérés dans
 leur patrie sont, dans la conscience juive, associés à de 
terribles pogroms.
Le Hetman (chef) cosaque Bohdan Khmelnytsky, qui libéra l’Ukraine du
 joug polonais, et qui est considéré par les Ukrainiens comme le père 
de leur nation, fut l’un des pires responsables d’assassinats de masse
 de l’histoire juive. Simon Petliura, qui dirigea la guerre 
ukrainienne contre les Bolcheviks après la première guerre mondiale,
 fut assassiné par un Juif vengeur.
Certains Juifs âgés immigrants en Israël peuvent avoir du mal 
à choisir qui haïr le plus, des Ukrainiens ou des Russes (ou des 
Polonais, pour cette question).
PARTOUT DANS LE MONDE les gens ont aussi du mal à choisir entre les camps.
Les tenants habituels de la Guerre Froide n’ont pas de 
problème – ils haïssent soit les Américains soit les Russes, 
par habitude.
Quant à moi, plus j’essaie d’étudier la situation, plus je deviens incertain. Il ne s’agit pas d’une situation en noir et blanc.
Ma sympathie va d’abord aux rebelles de Maidan. (Maidan est un mot 
arabe signifiant place d’une ville. C’est curieux qu’il ait voyagé 
jusqu’à Kiev. Probablement via Istanboul.)
Ils veulent rejoindre l’Occident, bénéficier de l’indépendance et de la démocratie. Qu’y a-t-il de mal à cela ?
Rien sauf qu’ils ont des compagnons douteux. Des néo-nazis dans 
leurs uniformes copiés, exécutant le salut hitlérien et lançant des 
slogans anti-sémites ne sont pas très séduisants. Les 
encouragements qu’ils reçoivent d’alliés occidentaux parmi lesquels
 les odieux néo-conservateurs, sont dissuasifs.
D’autre part, Vladimir Poutine  n’est pas non plus très engageant. C’est le vieil impérialisme russe en plein retour.
Le slogan utilisé par les Russes – le besoin de protéger les 
russophones d’un pays voisin – résonne de façon familièrement 
sinistre. C’est l’exacte réplique de la prétention d’Hitler en 1938 à protéger les Allemands des Sudètes des monstres tchèques.
Mais Poutine a pour lui une certaine logique. Sébastopol – la scène
 de sièges héroïques tant pendant la guerre de Crimée qu’au cours de la 
seconde guerre mondiale, est essentielle pour ses forces navales. 
L’association avec l’Ukraine est un élément important des aspirations 
de puissance mondiale de la Russie.
Dirigeant à sang-froid, calculateur, d’une espèce désormais rare
 dans le monde, Poutine utilise les cartes qu’il a, mais il est très 
attentif à ne pas prendre trop de risques. Il gère la crise avec 
finesse, tirant parti des avantages évident de la Russie. L’Europe 
a besoin de son pétrole et de son gaz, lui a besoin des capitaux et du 
commerce de l’Europe. La Russie joue un rôle majeur en Syrie et en 
Iran. Les États-Unis apparaissent tout d’un coup en position 
de spectateurs.
Je présume qu’il y aura un compromis à la fin. La Russie conservera 
une position dans la future direction ukrainienne. Les deux parties 
crieront victoire, comme il se doit.
(À propos, à l’intention de ceux qui croient à la “Solution à un 
État” : un autre État multiculturel semble en train de se défaire.)
OÙ CELA VA-T-IL laisser Nétanyahou ?
Il a gagné quelques mois ou quelques années sans le moindre 
mouvement en direction de la paix, et dans le même temps il peut 
poursuivre l’occupation et construire des colonies à un rythme effréné.
C’est la stratégie sioniste traditionnelle. Le temps c’est tout.
 Chaque remise à plus tard fournit des occasions de créer de nouveaux 
faits sur le terrain.
Les prières de Nétanyahou ont été exaucées. Dieu bénisse Poutine. 
 
 












