Gaza -                               02-07-2010                                                                                                          
                                                                           
Par                          Eva Bartlett 
Le processus d’entrée à et de sortie de Gaza n’est  comparable à aucun autre ailleurs. Toutes les frontières sont fermées à  tous par Israël et l’Egypte, sauf à un petit nombre d’étudiants et de  malades qui ont besoin de quitter la Bande. Et aujourd’hui, alors que le  passage de Rafah contrôlé par l’Egypte est temporairement ouvert, à  moins que vous n’ayez des connections, une chance infernale ou de  l’argent pour graisser la patte des autorités égyptiennes, vous ne  sortez pas. Et il en est de même pour beaucoup d’étudiants et de malades  qui détiennent les papiers nécessaires.                         
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 Le système de soins de santé de Gaza a été ravagé par le siège imposé  depuis l’élection du Hamas en 2006 et par les divers bombardements et  attaques israéliens. En conséquence, 141 médicaments vitaux sont en  quantité insuffisante de façon chronique, et 116 types de fournitures  médicales manquent totalement, dit le Ministère de la Santé de Gaza. Le  manque d’équipement et d’expertise spécialisés signifie que certains  problèmes de santé ne sont pas soignés, et que les malades atteints de  maladies chroniques meurent lentement – au moins 370 décès jusqu’à  aujourd’hui. 
Alors que j’étais à Gaza, j’ai rencontré Q., une femme d’une  cinquantaine d’années atteinte d’insuffisance rénale. Q. a essayé de  quitter Gaza avec 3 de ses enfants pour faire des tests de compatibilité  pour un don de rein. Mais après 1.500$ par personne dépensés en  pots-de-vin, Q. et ses enfants ont été refoulés à Gaza.
 
L’ordonnance de Mme Q qui recommande une greffe rein/pancréas non  disponible en Egypte et conseillée en France.
Le mardi 8 juin, nous avons essayé de quitter Gaza. Emad a un visa  d’études à l’étranger, et j’ai un passeport américain.
 Une mer de Mercédès jaunes – à 6 portes et 8 sièges – couvre le parking  situé à l’extérieur du terminal de Gaza. Dans le hall du terminal, les  autorités de Gaza, avec force grosses voix et froncements de sourcils,  fixent d’un air furieux ceux qui n’ont pas le cran de soutenir leurs  regards. Ils ont peut-être leurs raisons mais pour des gens dont les  espoirs et les rêves dépendent de cette frontière, être confrontés à  cette mauvaise volonté à aider est le début d’un long effort déprimant  pour partir, qui se termine habituellement par un échec.
 « Pourquoi tu ne passes pas, tu as un passeport étranger ? » me  demandent et me disent les gens. Je suis avec un Palestinien, et je veux  rester avec lui. Pourtant, je suis aussi déchirée : en tant  qu’activiste, je veux rester aussi longtemps que les Palestiniens  doivent rester, attendant sans fin leur droit à sortir. Mais je suis  avec Emad, et je ne veux pas non plus saboter ses chances de départ. Je  ne connais que trop les caprices des autorités égyptiennes, si  semblables à ceux de l’occupation israélienne. Moi, je sortirai.  Peut-être pas aujourd’hui, peut-être pas lors de cette ouverture de la  frontière, mais il suffit que je foute le bazar auprès de mon consulat  et je suis dehors. Pour Emad, Palestinien, tout est très différent. Et  après avoir déjà perdu trois opportunités d’étudier et de se former à  l’étranger, il n’aura plus beaucoup d’espoir si cette occasion échoue.  J’essaie d’imaginer le regret amer que j’éprouverais si mes chances  d’étudier m’étaient arrachées, sans parler de mon simple désir de  voyager. Je ne peux pas l’imaginer : c’est une douleur exclusive à ceux  qui sont réellement emprisonnés à cause de leur nationalité.
 Dans le hall de départ palestinien, un fonctionnaire du terminal me dit  que je dois attendre jusqu’à jeudi 10, aujourd’hui étant consacré aux  étudiants palestiniens. Mais avoir à nous séparer ne nous dit rien qui  vaille, je m’inquiète de la façon dont les autorités égyptiennes  traiteront Emad, et nous essayons de négocier pour être autorisés à  sortir ensemble.
Nous attendons des heures, voyons les autres dans les mêmes situations  difficiles. Et ce n’est que le côté Gaza de la frontière.
Nous avançons centimètre par centimètre dans notre taxi, toujours  attendre, attendre, attendre l’appel de son nom.
Finalement il arrive, des heures plus tard, quand on commence à  s’inquiéter s’il y aura du temps pour la nécessaire attente au terminal  égyptien. On lit des noms et les nôtres sont sur la liste.
 
 Nous montons dans un autobus d’environ 18 sièges, payons 15 shekels pour  nos bagages et 60 shekels pour la course en taxi de 200m – que nous  n’avons pas le choix de ne pas prendre – pour le terminal égyptien, où  l’autobus se gare, et nous attendons encore une bonne heure.
Il fait chaud dans les autobus dont les fenêtres sont fermées, allez  savoir pourquoi, et l’air ne circule pas. Nous attendons, nous souvenant  des douloureux au-revoir des proches qui ne savent pas quand et si ils  se reverront 
L’autobus avance enfin jusqu’aux portes du terminal égyptien, où la  véritable attente et l’incertitude commencent.
Là, nous voyons des amis qui essaient d’aller étudier en Egypte, pour  respirer un peu. Ils sont arrivés ces derniers jours et ont été refoulés  sur Gaza, mais ils essayent à nouveau. Nous avons appris plus tard  qu’ils ont été refoulés encore une fois.
 Nous tendons nos passeports à diverses autorités égyptiennes : j’ai un  passeport non palestinien, alors on s’occupe de moi rapidement, malgré  mon activisme et mes articles. Il a un passeport palestinien, alors ils  vont jouer avec lui, peut-être le renvoyer malgré son visa et son billet  d’avion.
Nous attendons.
On appelle mon nom, on s’occupe de moi, j’ai mon visa de sortie. 
Nous attendons.
 Il (Palestinien, de GAZA) est appelé, on lui dit d’attendre encore,  cette fois pour un entretien avec le renseignement égyptien. Après une  autre longue attente, on l’appelle. Il leur parle de ses études, de son  billet d’avion, qu’il est en contact avec l’Ambassadeur du Venezuela en  Palestine. Ca l’aide, lui donne un avantage que les autres Palestiniens  avec visa, argent et maladie grave n’ont pas. Ils veulent me parler.
On m’appelle.
Voyagez-vous ensemble ? Où allez-vous ? Qu’avez-vous fait à Gaza ?  Qu’est-ce que ISM ?
 Ils sont les services secrets et ont certainement un dossier sur moi :  je suis venue par bateau et j’ai passé la dernière année et demi à me  tenir dans les zones frontalières avec les autres activistes  internationaux d’ISM, à nous faire tirer dessus par des soldats  israéliens parce que les fermiers que nous accompagnions essayaient  d’accéder à leur terre.
C’est une scène ridicule et incroyable et peu importe qu’elle soit  réelle et combien de fois j’ai écrit sur ce sujet, c’est tellement  illégal et scandaleux qu’elle semble incroyable quand vous la racontez à  ceux qui n’ont aucune idée de ce qui se passe. Quoi ? Vous dites que  les fermiers qui essaient de récolter le blé ou de s’occuper de leur  persil, sur des terres situées à 400m, 600m, 700m ou plus de la  frontière, sont pris pour cible par des soldats israéliens à balle  réelle ? C’est vrai ? Ils ont été tués ? Blessés ?
Mais c’est que trop vrai et ça continue au moment où j’écris. Des  fermiers, des civils qui vivent près de la frontière, et des femmes et  des hommes protestant contre l’imposition israélienne d’une zone  interdite de 300m ont été tués et blessés, par des balles réelles et des  bombes, y compris des bombes à fléchettes, par des soldats israéliens  qui savent exactement qui ils visent.
Au cours des 12 derniers mois, au moins 220 attaques israéliennes ont  été menées dans la zone tampon, dont 116 depuis le début de 2010 (au 30  avril). Au cours des quatre premiers mois de 2010, plus de 50 Gazaouis  ont été blessés, et 16 ont été tués par ces attaques, ont noté les  militants d’ISM.
 Et le fonctionnaire des services secrets égyptiens qui m’interroge le  sait très bien, il sait que j’en ai été témoin, et il est fichtrement  heureux que je parte et que je la ferme. Mais tout le temps que je serai  hors de Gaza, je ne la fermerai pas.
 Il essaie d’en savoir plus sur ISM, ou de me surprendre en train de  mentir. Mais je sais qu’il sait, et il n’y a rien d’illégal dans le  travail de solidarité pour la justice. L’illégalité, ce sont les actions  des soldats israéliens, la politique du gouvernement israélien, et la  complicité égyptienne du siège, dont le ciblage par l’Egypte des tunnels  (dans lesquels des Palestiniens, la plupart du temps de très jeunes  gens qui soutiennent leurs familles, travaillent et sont en conséquence  tués ou blessés) et la construction par l’Egypte du mur souterrain  destiné à rompre l’artère vitale que constituent les tunnels, et la  fermeture continue par l’Egypte du passage de Rafah, le seul point  d’entrée et de sortie qui ne soit pas contrôlé par Israël.
Il pose des questions sur nos bureaux, sur qui travaille avec ISM, si  d’autres vont venir à Gaza me remplacer. Ridicule ! Israël, la 4ème  force militaire, et l’Egypte, le 2ème bénéficiaire de l’aide  états-unienne, sont tellement préoccupés par un groupe d’activistes non  armés venant de pays, milieux et âges divers. Nos armes – la vérité, des  caméras et la transmission de l’humanité palestinienne – les effraient,  et il est visiblement content qu’un d’entre nous s’en aille.
Peut-être à cause de ça, et du lien d’Emad avec l’ambassadeur  vénézuélien, la sortie nous est accordée.
 Mais jusqu’au moment d’entrer dans l’avion, rien n’est sûr. Les deux  jours suivants, nous attendrons en suspens, en détention, dédaignés par  divers fonctionnaires et policiers égyptiens qui tentent de déshumaniser  leurs captifs voyageurs. 
19h, en attente du côté égyptien du passage de Rafah :
 Attendre, attendre, attendre… si près de la liberté mais toujours  incertain que ce soit réel. Jamais de ma vie je n’ai réalisé à quel  point la liberté est précieuse. Techniquement, nous sommes passés, mais  alors que j’ai mon passeport et que n’importe quel autre détenteur de  passeport étranger serait parti depuis longtemps, Emad n’a aucune idée  d’où est son passeport, ni quand il sera autorisé à quitter ce hall  lugubre. Nous attendons, essayant d’oublier que nous ne sommes qu’à 50  mètres du côté palestinien et qu’on peut nous y renvoyer si facilement,  et nous attendons encore.
 Tout d’un coup, des fonctionnaires égyptiens commencent à nous aboyer  dessus, nous et les autres détenus, que nous devons nous mettre en file  et que nous avons foutrement intérêt à le faire vite pour monter dans le  bus qui nous emmènera réellement loin de ce cauchemar. Arrivant près du  bus, on nous demande de raquer 350 livres égyptiennes pour divers frais  de bus (qui peut contester ?) pour le trajet à l’aéroport (comme si  nous avions le choix). Sans avertissement préalable, n’ayant aucune idée  de ce qui allait arriver, nous n’avons pas de livres égyptiennes.  Trouver un changeur de monnaie. Il nous reste quelques shekels  israéliens. Change confus de quelques dollars US et des shekels  israéliens restant, retour à toute vitesse vers la file sur laquelle les  aboiements continuent, fourrer les sacs dans le coffre du bus, se  remettre dans la file devant la portière – le dernier qui nous aboie  dessus n’est pas content, nous avons traînassé – nous montons enfin dans  le bus.
A part une vingtaine de minutes d’arrêt sur le bord de la route pour  manger ou aller aux toilettes, nous roulons péniblement vers l’aéroport à  travers l’obscurité. La première vision d’Emad du monde extérieur à  Gaza est l’obscurité et l’éclairage des rues. Pourtant, on peut au moins  y voir plus clair qu’à Gaza toujours sous black-out…

Mercredi 9 juin, 5h49 du matin. Aéroport du Caire
Détention.
C’est un crime d’être palestinien.
 La punition, en plus d’être privé de la plupart des droits et privilèges  dont jouissent n’importe qui d’autre, en plus d’être la cible des  balles, des bombes, d’être privé de terre, de travail et d’espoir… est  d’être détenu n’importe où ailleurs. Même dans les pays voisins.
Parce qu’ils sont de Gaza, les femmes, les enfants, les bébés, les  shebab (jeunes hommes), les hommes qui veulent sortir – lentement - de  la cage, subissent le supplice de l’attente sans savoir s’ils seront  autorisés à partir. Et l’affront de voir les sols brillants, les  escaliers roulants, les boutiques et le confort pour les autres, et être  parqué dans un salle de détention. Tout ce qui permet de passer le  temps et de rendre le voyage supportable est aussi refusé aux  Palestiniens de Gaza.
9h52 du matin
Je quitte le couloir où nous – les Palestiniens et moi – sommes détenus,  avec ses rangées de chaises en plastique inconfortables et une seule  toilette... Il y a écrit VIP sur le mur extérieur. Il faut que j’achète  une carte téléphonique pour qu’on puisse dire à la famille d’Emad que  tout va bien, qu’il est sorti et que, espérons-le, espérons-le (mais ce  n’est pas encore certain), il va monter à bord de l’avion pour lequel il  a acheté son billet. 
Emad, comme les autres Palestiniens, ne peut pas quitter le couloir, et  c’est seulement grâce à mon passeport non palestinien que je suis  autorisée à sortir, malgré les paroles soupçonneuses de nos gardes  policiers égyptiens.
 Les détenus palestiniens glissent de l’argent aux agents d’entretien  pour se procurer de la nourriture, pour au moins deux fois le prix.
Ma première sortie à l’extérieur me laisse pantoise : d’obscènes  montagnes de choses à acheter, d’espaces vastes, de restaurants avec des  spécialités que j’ai oubliées depuis un an et demi que je suis à Gaza,  des odeurs de fast-food, et des voyageurs se baladant, se demandant où  aller manger ou boire, comme je l’ai fait moi-même en tant et tant  d’occasions. Mais maintenant, revenir au couloir « VIP » a quelque chose  de réconfortant : un morceau de Gaza, isolé, négligé, emprisonné… mais  des visages chaleureux, familiers, réels.
15h37
 Le fait d’être coincé dans le même endroit pendant des heures engourdit  la notion de temps, même musique, même annonces… aucun notion du temps  qui passe, aucun moyen de soulager l’ennui.
20h59
Toujours dans le couloir de l’aéroport, mais avec au moins la promesse  de partir demain, tôt.
 Nous dormons, mangeons du pain blanc, il nous tarde de manger un vrai  repas. Je ne suis plus autorisée à sortir, mais je réussis à le faire,  sous escorte policière impatiente, après avoir copieusement râlé, pour  acheter une autre carte téléphonique hors de prix.
 Il ne reste plus qu’un petit groupe de voyageurs – tous Palestiniens –  attendant dans cette pièce avec ses rangées de chaises en plastique  inconfortables et une seule toilette… Il y a écrit VIP sur le mur  extérieur.
22h30
« On gèle, la climatisation envoie trop d’air, les enfants ont  froid... pouvez-vous nous donner des couvertures ? »
Une mère, avec ses 4 gamins, essaie de les empêcher de tomber malades, à  passer des jours dans cette pièce.
Le garde a promis de nous emmener dans un meilleur endroit dans un  moment, et maintenant, l’appel est soudain aboyé de nous dépêcher que  diable, et de prendre nos bagages.
Nous nous rendons au « meilleur » endroit : une pièce de 10 m sur 12 en  sous-sol, des barreaux aux fenêtres. Un débarras, comme le prouvent les  caisses dans les coins qui servent de lits de fortune.
23 personnes bouclées dans un débarras, les murs couverts de messages  laissés par d’anciens détenus, venant de Palestine, Somalie, Ouganda,  Ukraine, Equateur, Iran, Nigéria…
 
 « C’est la première fois que je suis en prison, avec rien. Je vous  souhaite bonne chance, vous qui êtes dans cette prison. Qu’Allah vous  bénisse. » Une Somalienne.
« Trous du cul, égocentriques nuls, racistes, stupides, analphabètes  Egyptiens. » Anonyme.
Maek taskarra ???? Tu as ton billet ????
Le cri sort d’un uniforme blanc. Il ne remarque pas l’humanité du  détenu, un voyageur qui a son billet et en route vers l’étranger  lorsqu’il a été détenu.
Il se penche en avant et aboie. 
Feen ? 
Feen taskarra ? Où ?  Où est ton billet ?
 Le détenu, un Palestinien d’une trentaine d’année, répond calmement, par  l’affirmative : oui, il a son billet, comme tous les autres passagers.
 Comme tous les autres passagers… sauf qu’il est détenu dans une cellule  surpeuplée en sous-sol, alors que les passagers « normaux » vaquent  au-dessus, font leurs emplettes dans les boutiques hors taxes, et  passent le temps devant une boisson, sans se douter que les voyageurs  qui seront assis dans le même avion qu’eux sont détenus en dessous,  comme des animaux.
L’uniforme blanc se penche vers un autre passager et lui crie : AS-TU  UN BILLET ?!!!
Il se sert de la même technique d’aboiement que les soldats israéliens  quand ils essaient de dévaloriser les Palestiniens aux checkpoints  militaires, en Palestine occupée. DESHUMANISONS ! DESHUMANISONS ! C’EST  NOUS QUI AVONS LE POUVOIR !!!
 Un père est venu accompagner sa fille et ses quatre jeunes enfants. Elle  va retrouver son mari au Maroc. Lui, le père, a une obligation –  culturelle, parentale, et qui vient du cœur – de la voir partir, de  s’assurer qu’elle est en de bonnes mains. Elle part dans plusieurs jours  mais elle a quitté Gaza tôt pour éviter la fermeture soudaine de la  frontière, et parce qu’elle sait qu’il faut souvent des tentatives  répétées avant que les Palestiniens soient autorisés à quitter Gaza.  S’ils sont autorisés. Maintenant, pour éviter à ses enfants d’attendre  les 3 prochains jours dans un cagibi, à la lumière artificielle, sans  air naturel, sans espace, et sans nourriture, son père voudrait qu’elle  aille chez des parents au Caire. Mais, sans billet pour un prochain vol,  ni passeport non palestinien, il est dans l’impossibilité de quitter  l’aéroport pour la voir partir… même pas jusqu’à la porte, avec une  escorte policière. Il essaie, maintes fois, et je suis bien sûr d’accord  pour accompagner moi-même sa fille puisque lui n’y est pas autorisé.  Mais les autorités égyptiennes résistent, le père est effondré, et les  autorités décident qu’elle ne peut même pas partir de son propre chef,  bien qu’elle ait un passeport non palestinien. Plusieurs heures plus  tard, elle est autorisée à aller chez ses parents… mais avec une escorte  policière. Son père n’est pas autorisé à l’accompagner au taxi. Il est  au bord des larmes.
 Il se trouve que je le connais vaguement : c’est le mari de la sœur  d’une des mes amies de Faraheen, une communauté agricole au sud-est de  Gaza où, avec les autres activistes d’ISM, j’ai passé beaucoup de temps  avec les fermiers et partagé leurs repas. 
Leur sort, celui d’une terre détruite par les bulldozers israéliens,  bombardée et incendiée, ou rendue inaccessible par les munitions létales  crachées par de jeunes soldats qui s’ennuient, ou télécommandées depuis  des tours automatisées. Pourtant, les fermiers partagent volontiers ce  qu’ils arrivent à récolter. Des produits frais, délicieux. S’ils étaient  en mesure de faire pousser leurs légumes et de s’occuper de leurs  arbres centenaires comme ils faisaient avant la politique israélienne de  la terre brûlée, ils seraient beaucoup moins touchés par le siège… et  fourniraient en retour les légumes et les fruits qui arrivent par camion  (en retard) ou ne sont pas autorisés du tout par les autorités  israéliennes.
 La pièce, avec ses murs sales, couverts de graffitis tourmentés, pas de  ventilation, quelques chaises, et des passagers dignes, humains,  allongés sur le sol ou sur des caisses.

Un homme en costume qui vit en Algérie mais est venu à Gaza voir sa  famille.
 Un vieil homme en robe blanche a étendu son keffieh rouge et blanc par  terre. Il se lève, se lave au robinet des toilettes sales, sans savon,  prie, et revient s’asseoir sur le sol où un gamin de 12 ans est étendu  aux pieds de deux femmes.
Un jeune homme, de retour de quatre ans d’études en Turquie, demande des  nouvelles du quartier Sheyjayee à un autre, ce qui a changé depuis les  deux principales attaques israéliennes sur Gaza.
 Dans un coin un groupe de femmes, endormies assises. L’une d’elle a sa  fille qui vient d’être opérée de l’estomac. Elles attendent pour revenir  à Gaza.
L’agent d’entretien arrive, mais la pièce reste dégoutante. Il est là  pour le business : café, sandwiches, cartes téléphoniques… on peut lui  demander. Mais les prix ont grimpé au fur et à mesure que nous sommes  descendus d’un étage.
Les agents d’entretien profitent de ces Palestiniens et des autres  indésirables coincés dans cette pièce en sous-sol. Espérant quitter  l’Egypte et, comme tout un chacun, acheter de la nourriture sur les  marchés ou les étals, ils sont pris dans le système raciste. Et pour  survivre, ils demandent un prix plus élevé pour le luxe d’un sandwich ou  d’une saleté liquide qu’on ne peut appeler café.
Oh, Gaza, avec ton siège, ta vie incroyablement difficile, combien de  beauté et de gentillesse tu détiens.
 Dans cette salle de détention finale en sous-sol, les agents d’entretien  ajoutent quelques autres livres à leurs prix déjà gonflés. L’un d’entre  eux revient avec une carte téléphonique à 10£ égyptiennes au prix de  15£, et un petit verre de la saleté caféinée pour 5£. Je suis bien  certaine que le groupe de femmes, à ma gauche, n’a pas l’argent pour se  permettre ce genre d’extorsion. Nous leur laissons notre nourriture  pendant qu’elles dorment.
Je suis à nouveau frappée par les similitudes entre cette détention et  la détention israélienne en vue d’une exclusion : le même mépris pour  l’humanité des détenus, le même but affiché de dévaloriser et de  déshumaniser les détenus. Et comme pour la détention israélienne,  lorsque je me demandais s’ils pourraient réellement me mettre dans un  avion ou me garder plus longtemps par méchanceté, je me demande la même  chose. Ces gens n’ont commis aucun crime, sauf qu’ils sont des  Palestiniens de Gaza. Pourtant ils sont maintenus en prison, en enfer,  et sont traités comme des criminels.
Jeudi 10 juin, 3h du matin : sortie de prison
 On nous autorise à sortir, à aller nous enregistrer. Tout d’un coup, on a  aboyé nos noms, la même procédure, dépêchez-vous nom d’un chien. Nous  marchons, et tandis que nous quittons la salle de détention pour entrer  dans le hall éclairé et étincelant de l’aéroport, Emad reste cloué par  la différence. Les passagers normaux sont en files, qu’ils ont rejointes  après s’être détendus. Nous sommes escortés par un officier de police,  visible pour quiconque regarde. C’est la dernière étape de la  dégradation : regardez, regardez ces criminels de Palestiniens (ou leurs  comparses).
Mais Emad reste calme, en tongues et en short, calme comme il l’a été  pendant toute cette épreuve. Et comme l’ont été la plupart des  Palestiniens que j’ai rencontrés. Calmes, patients, dignes. Ils ont  l’habitude qu’on se fiche d’eux, les Israéliens, les Egyptiens, leurs  propres hommes politiques, le monde. Ils réclament deux ou trois choses  très simples : la liberté, le droit à travailler, à étudier, aux soins  médicaux et peut-être la possibilité de voir leur famille et de visiter  une partie du monde.
J’ai été ce voyageur se prélassant pendant des heures dans un café,  attendant un vol pour un autre pays, au départ d’une expédition. Je  connais bien cette excitation du début d’une nouvelle aventure, et la  déception et le sentiment de frustration pour un vol retardé ou annulé.  Et combien j’aurais dû être humble, et je le suis a posteriori, devant  tout sentiment d’indignation pour de simples retards, ou devant la  réalité de ma liberté à sauter dans un avion et à traverser des pays,  des continents… maintenant que je connais les épreuves que les  Palestiniens endurent lorsqu’ils tentent juste de quitter Gaza ou la  Cisjordanie occupée.
 Quel véritable cadeau est la liberté. Si le monde pouvait reconnaître  non seulement les injustices faites aux Palestiniens depuis plus de six  décennies, non seulement l’étranglement du siège total, inhumain et  contreproductif et le bouclage de la Bande de Gaza, non seulement la  colonisation continue de Jérusalem Est et de la Cisjordanie occupée et  les crimes quotidiens de l’occupation qui s’en suivent… mais que les  Palestiniens sont des êtres humains, nom d’un chien. Ils veulent voyager  comme tout le monde, et si j’ai le droit à des vacances quand je veux,  c’est aussi le droit des Palestiniens, en plus d’aller étudier ou se  faire soigner.
Pour Emad, c’est la première bouffée de liberté. Il est enivré par les  couleurs, les odeurs, l’espace… Il est toujours dans l’aéroport, mais  nous nous sommes suffisamment fait extorquer par l’officier de police  qui nous accompagne pour lui dire Merci d’avoir fait en partie ton  boulot, et au fait, merci de ne pas avoir refoulé Emad arbitrairement,  comme tu l’aurais pu le faire, par caprice. Nous avons passé les  procédures de contrôle et nous sommes libérés de notre escorte policière  à notre entrée dans la salle des départs.
Nous parcourons le hall, étirant nos jambes raidies par deux jours  d’attente et de position assise… à la frontière et dans l’aéroport. Emad  voit tout pour la première fois : les escaliers roulants, les boutiques  hors taxes, les cafés et les magasins de nourriture identiques dans le  monde entier. Et il n’en veut même pas… il veut juste marcher, et se  sentir comme un être humain, un être humain libre.

Photos : 
Emad Badwan.
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