Ramzy  Baroud
          Extrait du livre "Mon père était un combattant de la liberté,  l’histoire de Gaza telle qu’on ne vous l’a jamais racontée"         
 
 Ramzy Baroud
Tu écris avec quelle main ?
Dans notre camp de réfugiés, les écoles étaient fermées  pendant de longues périodes tout comme les autres écoles de la bande de  Gaza. Un matin d’une de ces journées sans école, mes frères et moi  faisions la grasse matinée. Ma mère s’apprêtait à regarder une  rediffusion matinale de “MacGyver”, une série US qui passait à la  télévision jordanienne. Parfois,  elle me demandait de lire les  sous-titres, mais ce matin-là,  elle se contenterait de regarder  MacGyver transformer des événements quotidiens banals en prouesses  impressionnantes qui stupéfiaient ses adversaires, en se passant de mes  commentaires. Mon père repérait la chaîne pendant que ma mère partait  préparer le thé.
Brusquement, j’ai été réveillé par une grosse botte  appuyée contre mon visage. Mes frères aînés étaient particulièrement  casse-pieds, mais mettre leur pied sur mon visage pendant que je dormais  aurait été trop cruel,  même pour eux. En me réveillant,  je me suis  trouvé entouré d’une foule de soldats qui avaient envahi la maison. Ils  avaient poussé la grande porte, étaient entrés silencieusement et  s’étaient frayés un chemin jusqu’à la chambre à coucher principale où  mes frères et moi étions endormis. Anwar avait le sommeil lourd et il ne  s’est réveillé que lorsque deux soldats ont commencé à le bourrer de  coups de pied et à s’en prendre à son matelas.
 Ma mère est arrivée en courant de la cuisine, pensant  que le chahut venait d’une bagarre entre ses cinq fils, et elle est  tombée sur une unité de l’armée israélienne passant les menottes à ses  enfants qu’ils traînaient vers la rue. La scène était courante. Les  soldats envahissaient souvent les maisons et cassaient les bras et les  jambes des hommes et des garçons de manière à envoyer un avertissement  sévère aux autres habitants du voisinage pour que ceux-ci comprennent  que le même sort leur  serait réservé s’ils poursuivaient leur intifada.
Mon père parlait un bon hébreu ; il l’avait appris  pendant les années où il avait fait des affaires en Israël. Ma mère ne  le parlait pas du tout, mais même si elle avait connu la langue, elle  n’aurait pas été capable d’articuler la moindre phrase. Après un moment  de silence, elle a poussé un cri et les a interpellés : « Je t’en  supplie, soldat. Mes fils dormaient. Ils n’ont rien fait de mal. Je te  baise la main, ne leur casse pas le bras. Je t’en supplie, qu’Allah te  rende à ta famille sain et sauf. Que dirait ta mère si quelqu’un venait  casser les bras de ses enfants ? Ô Allah, viens à mon secours. Mes  enfants sont la seule chose que j’ai dans cette vie. Ô Allah, j’étais  orpheline et j’ai grandi dans la pauvreté et je ne mérite pas cela ».
Au début, les soldats n’ont pas prêté attention aux  supplications de ma mère et lui ont simplement répliqué : « Ferme-la et  rentre », mais ses pleurs ont alerté les femmes du voisinage qui  servaient de première ligne de défense dans de telles circonstances.  Celles-ci se sont rassemblées devant leur maison en hurlant et en criant  alors que les soldats nous alignaient contre le mur et apportaient  leurs battes. Les soldats avaient pour habitude de demander à celui qui  avait été désigné pour un tabassage : « Tu écris avec quelle main ? » et  lui cassaient ce bras-là d’un coup de batte, puis ils cassaient l’autre  bras et ensuite les jambes.
Quand le soldat a posé l’horrible question à un de mes  frères, les supplications de ma mère se sont transformées en cris  inintelligibles ; elle est tombée à terre et elle serrait les jambes du  soldat comme dans un étau. Le soldat essayait de se dégager et deux  autres sont venus à sa rescousse. Ils frappaient  la frêle femme dans la  poitrine avec la crosse de leur mitraillette tandis que mon père  s’interposait entre le soldat en colère et ma mère désespérée.
Encouragées par la violence du spectacle, d’autant plus  que ma mère semblait se noyer dans le flot de sang s’écoulant de sa  bouche, les femmes du voisinage se sont rapprochées en jetant des  pierres et du sable sur les soldats. Ce qui devait être un tabassage  ordonné de plusieurs garçons s’est transformé en une scène chaotique  dans laquelle les femmes bravaient les fusils et le gaz lacrymogène et  les insultes lancées par les soldats israéliens, lesquels ont finalement  battu en retraite dans leurs véhicules militaires et ont quitté la  zone.
Grâce à ma mère, nos os sont restés intacts ce jour-là,  mais elle en paya le prix. Elle était couverte de coups et saignait. Sa  poitrine était meurtrie et elle avait plusieurs côtes cassées. On l’a  emmenée d’urgence à un hôpital local et elle est restée immobilisée  pendant plusieurs jours. Sa santé se détériorait  au grand étonnement  des médecins de l’hôpital Ahli qui espéraient qu’elle finirait par se  remettre. Quelques jours plus tard, les médecins ont découvert que ma  mère avait un myélome multiple. Apparemment, elle était malade depuis un  certain temps, mais sa maladie avait été exacerbée par la violence de  l’affrontement, ce qui n’augurait pas bien de la suite.
Elle a alors annoncé à la famille qu’elle souhaitait  mourir à la maison car il n’y avait rien que les hôpitaux locaux,  sous-équipés, puissent faire pour elle. Mon père ne voulait même pas en  entendre parler. Mais comment soigner une malade atteinte de cancer qui a  des côtes cassées, sans assurance-maladie, avec peu d’argent, dans une  zone paralysée par les grèves, les couvre-feux et la violence  quotidienne ?
Odyssée
Mon père a utilisé ce qui restait des économies de la  famille pour soigner la maladie agressive de ma mère. Il a loué un taxi  qui les accompagnait dans les dispensaires, les hôpitaux et les  pharmacies. Les jours où on annonçait une grève générale,  ils devaient  marcher parfois pendant des heures. Ils étaient fréquemment absents, et  ils rentraient épuisés. Ma mère se jetait sur son lit et mon père  restait assis pendant de longues périodes entre quintes de toux et  larmes.
Mais ma mère s’est encore affaiblie et avec le temps  elle ne pouvait pas bouger sans de terribles douleurs. Mes parents ont  décidé qu’ils ne pouvaient plus nous laisser seuls dans notre quartier  qui était devenu très dangereux. Ils nous ont donc envoyés vers des  endroits « sûrs » : la maison de parents ou d’amis,  et à un moment,  dans une petite hutte au milieu d’un verger sans eau courante, sans  électricité,  où nous vivions dans la peur continue d’être découverts et  peut-être tués par des soldats israéliens.
Mes deux grands frères sont partis chez des amis, près  de Gaza-Ville, tandis que moi-même et mes deux jeunes frères restions  dans la hutte du verger à Gaza. Ma mère a été hospitalisée en ville et  mon père partageait son temps entre elle et nous. Quand il arrivait,  chargé de sacs de pains, de pommes, de bananes et d’eau, nous courions à  sa rencontre pour le saluer. Les nouvelles étaient de plus en plus  mauvaises. « Le sort de votre mère est entre les mains de Dieu »,  répétait-il en guise de pronostic médical. Il a finalement décidé de  l’emmener en Égypte pour la faire soigner à l’hôpital Palestine au  Caire. Zarefah a refusé ;  elle a dit qu’elle préférait mourir dans sa  maison, dans le camp de réfugiés. Mais lui  insistait : il restait de  l’espoir et il ne renoncerait jamais,  jusqu’à son dernier souffle. Ils  sont partis en Égypte avec mes jeunes frères. Mes frères aînés et moi  avons été logés dans une petite chambre sur le toit d’un bâtiment à Deir  Al Balah. Nous n’avions pas de téléphone et bientôt nous n’avions plus  d’argent. Deux mois plus tard mes parents sont revenus.
La voiture dans la rue
J’ai été réveillé par un ami qui m’a dit d’une voix  sombre que mes parents étaient rentrés. Il allait en dire davantage,  mais je ne lui en ai pas laissé l’occasion ; j’ai rejeté la couverture  et j’ai couru pour leur faire des signes depuis le toit. Mon père  recevait l’accolade des voisins devant un pick-up. À l’intérieur il y  avait un cercueil enveloppé dans le drapeau palestinien. C’était ma  mère. Mon père a bientôt monté les escaliers. Il nous a serrés dans ses  bras et nous pleurions tous. Il m’a remis un petit sac en plastique  rempli de babioles  que ma mère avait achetées pour moi en Égypte.  « Elle vous envoie son amour et beaucoup de baisers », a dit mon père.  J’ai caché ses cadeaux sous mon matelas et j’ai rejoint les autres dans  le camp de réfugiés pour l’enterrer.
Nusseirat était sous couvre-feu et l’armée israélienne a  autorisé l’enterrement à condition que seule la famille immédiate y  assiste sous la surveillance des soldats israéliens. Nous sommes arrivés  au cimetière chargés du cercueil et avons bientôt été rejoints par  Mariam, la mère de Zarefah, qui est arrivée en courant en appelant le  nom de  sa fille. Nous avons commencé à creuser, mais les voisins qui  guettaient par la fenêtre ont rapidement compris que Zarefah était morte  et que nous étions en train de l’enterrer. Ma mère était très aimée  dans le voisinage, particulièrement par les femmes âgées du camp qu’elle  traitait avec une extrême gentillesse. « Allahou Akbar” a lancé une  voix venant d’une des maisons des réfugiés. « Oum Anwar est morte », a  crié une autre.
En quelques minutes, des cris de « Dieu est grand » ont  résonné dans tout le camp. Des gens arrivaient de partout portant le  drapeau palestinien ; des femmes, des enfants, des vieux et des  vieilles, et des jeunes, descendaient tous vers le cimetière. Les  réfugiés étaient indignés de ce qu’une pauvre femme doive être enterrée  selon les instructions des militaires et était suivie, même jusqu’à la  tombe, par les yeux des occupants, leurs fusils, leurs tanks et un  hélicoptère militaire survolant la scène. Des jeunes ont commencé à  lancer des pierres et les soldats ont riposté en tirant des balles et  des gaz lacrymogènes. Mais les gens n’allaient pas se disperser  facilement cette fois-ci. Des milliers d’entre eux ont fait en sorte que  Zarefah quitte la terre et entre au paradis en compagnie de ses amis,  traitée comme une martyre devrait être traitée. Alors que l’ambulance  emmenait les blessés vers le dispensaire local, Zarefah a été descendue  en terre parmi les chants et les versets coraniques récités en masse.  Les cris de « Allahou Akbar » se mêlaient aux gémissements et aux  prières de la foule, le son des bombes, les gaz lacrymogènes et  l’hélicoptère qui nous survolait. À sa mort ma mère avait 42 ans.
 Source : Which Hand Do You Write With ? Extrait du chapitre 10 (pp.  142-145) du livre de Ramzy Baroud "My Father Was A Freedom Fighter,  Gaza’s Untold Story",publié chez PlutoPress
Traduit par Anne-Marie Goossens. Édité par Fausto  Giudice
 
 
