Julien Salingue, Nicolas  Dot-Pouillard et Catherine Samary
          Eric Marty s’interroge, dans une tribune publiée le 21 avril  sur Le Monde.fr : "Le boycott d’Israël est-il de gauche ?".         
 
 AP/FRANCOIS MORI Militants  pro-palestiniens lors de la visite du ministre israélien des affaires  étrangères, l’ultra-nationaliste Avigdor Lieberman.
 Ce qui semble être une critique de la campagne BDS  (Boycott-Désinvestissements-Sanctions) contre Israël excède en réalité  largement son objet, et redéfinit les termes du conflit opposant Israël  aux Palestiniens. L’argumentaire de M. Marty est aussi spécieux  qu’original, et mérite un petit exercice de "sociologie littérale".
L’hostilité à Israël serait le produit d’une "propagande  antisémite systématique" dans les pays musulmans et d’un "flot  paranoïaque d’imputations criminelles". L’antisémitisme existe et nous  le combattons, ainsi que l’instrumentalisation de la cause palestinienne  par des adeptes de la théorie du "complot juif". Mais nous combattons  avec la même vigueur l’amalgame entre antisémitisme et critique  d’Israël. Comment M. Marty interprète-t-il la récente enquête de la BBC,  conduite dans 28 pays, dans laquelle seuls 19% des sondés apprécient  positivement l’influence d’Israël ? Une opinion mondiale otage de la  propagande antisémite ou une critique partagée de la politique  d’Israël ?
M. Marty affaiblit la lutte contre l’antisémitisme en  développant lui aussi une logique du "complot" et en défendant trois des  aspects les plus contestés de la politique israélienne : la  construction du mur, l’attitude de l’armée à Gaza lors de l’opération  "Plomb durci", la situation des Palestiniens d’Israël.
"Il n’est pas vrai que la barrière, ou le mur, de  séparation relève d’une politique de discrimination". M. Marty balaie  allègrement les avis d’Amnesty International, de la  Croix-Rouge ou de l’ONG israélienne B’tselem. Il fait en outre peu de  cas de l’avis de la Cour internationale de justice (juillet 2004), qui  qualifiait le mur de "violation du droit international" et demandait à  Israël de le "démanteler immédiatement". Selon le dernier rapport de  l’ONU, le mur serpentera sur 709 km, alors que la ligne verte n’en  mesure que 320. Par endroit, il pénètre de 22 km en Cisjordanie (large  de 50 km). 10% du territoire palestinien est annexé de facto à Israël,  dont 17 000 ha de terres auxquelles les paysans ne peuvent quasiment  plus accéder. Pour la seule partie nord de la Cisjordanie, 220 000  villageois sont affectés.
M. Marty envisage qu’il y ait eu des crimes de guerre à  Gaza, mais c’est, ajoute-t-il, parce que "la guerre est criminelle". Le  droit international est plus exigeant, affirmant un principe que  M. Marty écarte avec légèreté : tout n’est pas permis lorsque l’on fait  la guerre.
Or, les témoignages et rapports d’ONG le confirment :  Israël a enfreint le droit de la guerre en déversant des bombes au  phosphore blanc (considérées, y compris par les États-Unis, comme des  armes chimiques) sur des zones densément peuplées, en empêchant le  personnel médical de secourir de nombreux blessés ou en utilisant des  boucliers humains. Les témoignages de soldats recueillis par l’ONG  israélienne Breaking the Silence sont, à ce titre,  éloquents. De surcroît, Israël, avec la complicité de l’Égypte, a bouclé  la minuscule bande de Gaza (360 km2), empêchant les civils de fuir un  déluge de fer et de feu. En violation totale du droit de la guerre, le  blocus se poursuit, empêchant la reconstruction et aggravant les  conditions sanitaires.
Il est dès lors indécent de vanter l’humanité de l’armée  israélienne pour mieux décrier le Hamas qui aurait "sciemment exposé  les populations civiles en s’abritant derrière elles". Souvenons-nous  que la même accusation fut portée contre le FLN algérien et le FNL  vietnamien. Argument commode qui rend le Hamas responsable des morts  israéliens et palestiniens, et occulte les chiffres gênants de  l’opération "Plomb durci" : plus de 1 400 morts côté palestinien et 13  morts côté israélien (dont quatre tués par des "tirs amis").
Enfin, M. Marty affirme que les Palestiniens d’Israël  (1/5e de la population) ne sont pas victimes de discriminations  institutionnelles, mais sujets à des "inégalités conjoncturelles",  contredisant un rapport du Département d’État états-unien, daté de 2009,  qui affirme que "les citoyens arabes d’Israël continuent de souffrir de  formes variées de discriminations". Ainsi, les dispositions sur le  regroupement familial interdisent aux Israéliens d’être rejoints par  leur conjoint si ce dernier est palestinien : dans un État au sein  duquel un mariage entre un juif et non-juif ne peut être célébré, une  telle loi n’est-elle pas par nature discriminatoire ? Et que penser du  fait que 13 % des "Terres d’État", gérées par le Fonds National Juif, ne  puissent être cédées qu’à des juifs ?
Israël a choisi un drapeau orné d’une étoile de David,  un chandelier pour emblème et un hymne national qui débute par "Aussi  longtemps qu’en nos cœurs/Vibrera l’âme juive" : les Palestiniens  d’Israël, qui sont nés sur cette terre (avant même la création d’Israël  pour les plus âgés) ont-ils le droit de penser que le choix de ces  "symboles nationaux" indique qu’ils ne sont pas considérés comme des  Israéliens à part entière, et de revendiquer qu’Israël soit une  démocratie réelle, "un État de tous ses citoyens" ? Avigdor Lieberman,  ministre des affaires étrangères israélien, a son avis sur la question :  "S’il y a conflit entre les valeurs universelles et les valeurs juives,  ce sont ces dernières qui priment."
Alors non, on ne peut pas dire n’importe quoi pour  défendre Israël. C’est au contraire un mauvais service à rendre aux  Israéliens que de flatter une paranoïa entretenue par leurs dirigeants  pour justifier leur fuite en avant.
La menace de "l’anéantissement physique", premier et  ultime argument de M. Marty, est l’expression la plus aboutie de cette  paranoïa. Rappelons qu’Israël est la 1re puissance militaire du  Moyen-Orient, la seule à détenir l’arme nucléaire et donc à avoir la  capacité réelle d’anéantir un autre État. Dans le cas palestinien,  l’argument frôle le ridicule : les Palestiniens ne possèdent ni armée,  ni avions, ni tanks. La probabilité que le Hamas "anéantisse  physiquement" l’État d’Israël est aussi élevée que celle de voir l’armée  luxembourgeoise prendre le contrôle de Paris.
L’instrumentalisation de la mauvaise conscience  occidentale envers un anéantissement réel passé (la Shoah) sert en fait à  blanchir Israël. Ce qui inquiète réellement M. Marty est sans doute  l’épuisement de cette argumentation, qui se concrétise dans la montée  des critiques d’Israël. Et, ne lui en déplaise, ce qui est dénoncé n’est  pas le  "manque de vision" de B. Netanyahu, mais une politique conduite  dans la durée par des gouvernements tant de "gauche" que de "droite",  du "centre" ou d’"union nationale". Une politique qui nourrit  l’antisémitisme, quand l’État qui la mène affirme le faire au nom des  juifs.
"Je me suis rendu dans les territoires palestiniens  occupés et j’ai vu une ségrégation raciale [au niveau] des routes et du  logement, qui m’a rappelé avec force les conditions que nous avons  connues en Afrique du Sud à l’époque du système raciste de l’Apartheid".  Ces mots ont été écrits il y a trois semaines par l’archevêque  sud-africain Desmond Tutu, Prix Nobel de la paix en 1984. Chacun devrait  les entendre. A moins de vouloir ajouter la surdité à l’aveuglement.
Julien Salingue est enseignant et  doctorant en science politique à l’université Paris VIII, Nicolas  Dot-Pouillard est chercheur en sociologie politique au European  University Institute de Florence, et Catherine Samary est maître de  conférences en économie à l’université Paris-Dauphine et à l’Institut  d’études européennes de Paris VIII.
                Ce texte peut être consulté ici : http://juliensalingue.over-blog.com...
 
 
