Clémentine Cirillo-Allahsa
Le projet mené par la France à Bethléem est  une parfaite illustration du plan néolibéral du Premier ministre  palestinien, Salam Fayyad, en termes de déconstruction nationale et  d’intégration du fait colonial.
Le 8 avril, le ministre  français de l’Industrie, Christian Estrosi, et le ministre palestinien  de l’Économie, Hassan Abu Libdeh, participaient à la pose de la première  pierre du parc industriel de Bethléem. Une délégation d’entreprises  françaises, futures partenaires des entrepreneurs palestiniens, était là  pour témoigner du rapprochement des secteurs privés des deux pays. Avec  un label « Made in Bethléem » et une société mixte franco-palestinienne  de développement, la Bethleem Multi Purpose Industrial Park (BMIP), ce  projet inédit devrait être opérationnel d’ici à 2011. Intégrant  consciencieusement l’occupation israélienne comme un état de fait  inébranlable, il s’inscrit dans le contexte de néolibéralisme mondialisé  de l’OMC. « Une priorité de la coopération française » inscrite dans  l’axe de développement économique fixé par le Plan palestinien de  réforme et de développement (PPRD).
Selon Valérie Hoffenberg, nommée en août 2009 par  Nicolas Sarkozy représentante spéciale de la France pour la dimension  économique, culturelle, commerciale, éducative et environnementale du  processus de paix au Proche-Orient, l’objectif est de « créer une  classe moyenne palestinienne qui sera le premier camp de la paix » et de  « restaurer l’espoir » en créant des emplois (entre 500 et 1 000,  d’après l’Agence française de développement, AFD). La « paix du  capital », huit ans après la « feuille de route » de George W. Bush.  Mais « les principaux bénéficiaires, ce sont les entreprises »,  reconnaît le directeur de l’AFD de Jérusalem. La coopération privée  s’est d’ailleurs élargie puisqu’à Paris, en février, Valérie Hoffenberg  réunissait le « patron des patrons palestiniens » et un grand patron  israélien, venus parler « des opportunités économiques méconnues » aux  entrepreneurs français du CAC40. Mi-mars, la représentante française  annonçait la création d’un groupe d’hommes d’affaires français,  palestiniens et israéliens.
Mais l’appât de la croissance (de 7 à 11 % annoncés par  l’Autorité palestinienne), reste virtuel et conditionnel. Si le PIB  présente en 2009 une augmentation nette par rapport à 2008, il est en  chute libre comparé à la fin des années 1990. Les secteurs économiques  stimulateurs de croissance (services, tourisme et bâtiment, ce dernier  présentant à lui seul 22 % de croissance) sont fragiles (voir tribune  p. 21). De même, l’ouverture des points de passage entre Israël et le  nord de la Cisjordanie permet aux Arabes israéliens de venir y effectuer  leurs achats mais reste un levier économique subordonné à des critères  fixés par Israël. D’ordinaire, « les États qui prennent part à la  globalisation sont indépendants », argue Adel Samara, économiste  palestinien, directeur de la revue Kana’an et membre fondateur du FPLP  en 1967. Or, c’est une Palestine soumise qui intègre le capitalisme  mondial, dont les corollaires (privatisation, libre marché et  non-protectionnisme, explosion de la cohésion sociale et montée de  l’individualisme) dépolitisent et aggravent sa situation. Pour  l’économiste, « sous un régime colonial, c’est un renforcement de  l’économie coloniale ».
Et de fait, sur le terrain, le parc industriel de  Bethléem est conçu dans ce contexte de dépendance. Dans sa « Note de  communication publique d’opération », l’AFD relève que « la mise en  œuvre du projet [bien que construit en zone A, sous contrôle de  l’Autorité palestinienne] est conditionnée par l’obtention  d’autorisations israéliennes » pour la possibilité d’utiliser la route  d’accès en zone C, pour l’aménagement des check-points, mais aussi en  termes d’assainissement, d’approvisionnement en énergie et en eau. Des  pôles financés par la diplomatie française à hauteur de dix millions  d’euros. Alors que la France prétend n’avoir « jamais accepté l’annexion  de Jérusalem-Est et la poursuite de la colonisation » dans les  territoires par Israël, sa représentante se félicite de travailler « au  jour le jour pour que ce parc industriel soit un projet pilote en  coopération avec les Israéliens ». Samir Hazboun, président de la  chambre de Commerce et de l’Industrie de Bethléem et de la compagnie de  développement BMIP, reconnaît qu’« on ne peut pas parler de garanties au  Moyen-Orient », admettant que « tout investissement comporte une part  de risque ». « La ZI de Bethléem souffrirait inévitablement d’un  bouclage des territoires », précise Hervé Conan.
Adel Samara souligne que ce que les « travailleurs  palestiniens gagneront en salaires sera dépensé pour l’achat de produits  israéliens, du fait du déclin du secteur agricole ». Le marché captif  palestinien offre en effet à Israël 2,5 millions de consommateurs  supplémentaires. Par le jeu des restrictions sur les importations, en  2008, plus de 90 % des échanges commerciaux des Territoires palestiniens  (contre 3 % seulement avec l’Europe) ont eu lieu avec Israël, qui peut  réguler son marché en choisissant d’envoyer vers les territoires ses  excédents de production. Faute d’autorisations de production délivrées  par Tel-Aviv, la part de marché des produits de consommation courante  palestiniens en Palestine est de l’ordre de 20 %.
Le projet de Bethléem occupe une place de choix dans la  newsletter du ministère israélien des Affaires étrangères du 6 décembre  2009, qui a même mis en place une agence gouvernementale consacrée à  l’économie des territoires. Ce projet prenant place à l’intérieur des  frontières de 1967, l’économiste craint qu’il ne consiste à « y  circonscrire un certain nombre d’industries polluantes et à exploiter  les Palestiniens pour fournir au marché israélien des produits bon  marché ». À Bethléem, les industries sur le point de s’installer sont  peu valorisantes et extrêmement polluantes (industrie pharmaceutique,  plastique ou électroménager, industrie du papier, pour une infime part  d’industrie alimentaire), s’inscrivant dans la logique de la  sous-traitance et de la non-concurrence.
Dans le contexte de la zone de libre-échange  euroméditerranéenne prévue pour 2010, la stabilisation de la Palestine  est la « condition de la prospérité promise, analyse Khaled Hroub,  directeur de l’Arab Media Project de l’université de Cambridge,  corollaire du redéploiement du capital financier au Moyen-Orient et de  l’essor du libéralisme dans la région ». Mais, comme le rappellent les  récentes explosions de violence, la paix ne s’achète pas. Pour Adel  Samara, « il n’existe pas de solution économique ; l’occupation, le  blocus et le néolibéralisme ne peuvent apporter aucune stabilité ».  Ramallah modernisée et opulente ne peut faire oublier la paupérisation  massive de la société palestinienne. Les conséquences de l’occupation en  termes d’accès au travail, de chômage, de santé, de destruction de  l’infrastructure, d’expropriation de terres arables à des fins  militaires ou de colonisation sont nuancées par le FMI, mais plus que  jamais dénoncées par l’ONU. Le projet néolibéral franco-palestinien  avance contre toute logique politique. Outre l’analogie avec l’exemple  égyptien, « un libre marché pour tenir les bouches fermées et les  ventres vides », évoquée par Adel Samara, la communauté internationale  risque fort de provoquer ce qu’elle prétend combattre : le renforcement  du Hamas. Comme le relève Julien Salingue, doctorant en science  politique et enseignant à l’université Paris-VIII, les cadres du projet  sont pour l’essentiel des marchands dont « le programme économique  s’intègre aux canons du néolibéralisme » [1]. Mais, surtout, le vaste réseau  social du mouvement islamiste offre le dernier rempart à la  désintégration sociale engendrée par le libéralisme, le dernier espace  de souveraineté en l’absence de processus politique.
publié par Politis
 
 
