jeudi 29 avril 2010

Palestine, la troisième voie

publié le mercredi 28 avril 2010
Denis Sieffert

 
Le combat historique des Palestiniens emprunte aujourd’hui une nouvelle voie, plus économique que politique. L’homme de cette stratégie est un économiste libéral, le Premier ministre Salam Fayyad. Pour ses adversaires, cette politique risque d’apparaître comme un accommodement avec l’occupant.
Depuis 1967 – et, en vérité, depuis 1965, date du premier « coup de main » du Fatah –, les Palestiniens ont tout essayé : la résistance armée, celle des fedayins, la résistance populaire, celle des Intifadas (1987-1993, puis 2000), celle des négociations, qui s’est principalement concrétisée par les accords d’Oslo en 1993. À partir du Conseil national palestinien d’Alger, en novembre 1988, ils ont abattu la carte du compromis historique en reconnaissant Israël et en renonçant à 78 % de la Palestine mandataire. Pour autant, leurs droits nationaux n’ont toujours pas été reconnus. Pire : la colonisation de la partie Est de Jérusalem et de la Cisjordanie s’est accélérée, hypothéquant gravement l’avenir. Gaza est soumis à un blocus mortifère. Cette impasse a renforcé au sein du mouvement palestinien des courants radicaux partisans d’une violence aveugle. De 1994 à 2005, le Hamas, en particulier, a ainsi perpétré une série d’attentats sanglants en Israël même, avant d’entamer un processus d’évolution politique qui l’a conduit à la victoire électorale de 2006. Pour être complet, il faut souligner aussi l’émergence d’un mouvement pacifique, à Bilin, notamment. Mais ces manifestations sont réprimées violemment par l’armée israélienne. De quelque côté que l’on se tourne, l’impasse est totale. Le refus israélien obstiné. Et les protestations internationales ne dépassent jamais la pétition de principe.
Si bien que, pour certaines élites palestiniennes, l’heure d’une autre stratégie aurait sonné. Elle est incarnée par un homme : le Premier ministre, Salam Fayyad. Il s’agirait de créer une situation de fait en mettant en place les fondations économiques d’une société palestinienne. Cela, sans attendre l’aboutissement du processus politique conduisant à la naissance de l’État. Cette stratégie porte déjà ses fruits sur le terrain. Mais elle n’est pas sans ambiguïté. Outre le risque de « s’accommoder » de l’occupation, il existe aussi celui de s’intégrer à l’économie israélienne, jusqu’à l’absorption [1]. Au travers de quelques exemples, nous ouvrons ici ce dossier complexe [2].
[1] Toujours dans le n° spécial de mars-avril 2010 voir Denis Sieffert

Le pari risqué de Salam Fayyad

Le Premier ministre palestinien, artisan d’une nouvelle stratégie, offre un profil original dans l’histoire de son peuple.
Avec Salam Fayyad, Premier mi­nistre depuis juin 2007, on est loin de Georges Habache ou même de Yasser Arafat. Les « historiques » qui ont imposé au monde la prise en considération du problème palestinien, et conquis l’autonomie politique pour leur peuple, sont morts ou ont remisé la Kalachnikov à l’armurerie. Né en 1952, près de Tulkarem, en Cisjordanie, Salam Fayyad est un économiste, diplômé de l’université du Texas, ancien cadre de la Banque mondiale. C’est en tant que représentant du Fonds monétaire international (FMI) qu’il rentre en Palestine en 1995. Ministre des Finances de l’Autorité en 2002, il rompt avec les pratiques « artisanales » de l’ère Arafat, cesse de payer les fonctionnaires en liquide, et donne de la transparence à l’économie palestinienne. Il plaît aux Américains, et ne déplaît pas à certains de ses collègues israéliens, économistes ou banquiers comme lui. Il est notamment proche du gouverneur de la Banque d’Israël, avec qui il a travaillé au FMI. C’est à la fois sa force et l’ambiguïté de sa position.
Paradoxalement, il doit pourtant son irruption sur la scène politique à la lutte des factions. C’est après les affrontements de juin 2007 entre le Fatah et le Hamas, qui ont conduit à la prise de contrôle de Gaza par le mouvement islamiste, que le président de l’Autorité, Mahmoud Abbas, le nomme Premier ministre. Précisément parce qu’il n’appartient à aucune des deux factions. Tout en restant un grand inconnu dans la population, il a su en trois ans faire apprécier les premiers résultats de sa politique. Des résultats visibles : amélioration de l’approvisionnement en eau, création de routes et autres infrastructures. Des microprojets qui « contournent » pour l’instant l’occupation israélienne. Elias Sanbar, représentant de la Palestine à l’Unesco, parle de 1 500 nouveaux projets pour 2010. Il souligne la création d’emplois et la réduction de la délinquance [1].
La stratégie de Salam Fayyad a renversé la logique qui domine depuis 1967. Faute d’obtenir un État viable, reconnu par la communauté internationale, il s’emploie à établir une société économiquement ­viable, sans attendre la création de l’État. L’économie avant la politique. Il s’inscrit habilement dans l’air néolibéral du temps. On peut regretter que la marche vers l’État palestinien n’emprunte pas des chemins plus directs. La faute à l’obstruction pratiquée par les dirigeants israéliens, et à la communauté internationale. Mais la situation étant ce qu’elle est, on ne peut guère s’ériger en juge des choix palestiniens. Il est permis en revanche de redouter que l’issue ne soit pas celle que les Palestiniens espèrent. La hâte de la France de Sarkozy à jouer ce jeu éveille les soupçons. Dans le meilleur des cas, la France et d’autres payent en partenariat économique le prix de leur manque de courage politique. Dans le pire des cas, il pourrait s’agir d’enterrer l’État palestinien sous une action en apparence vertueuse. Ce qui est sûr, c’est que Salam Fayyad, lui, croit en sa stratégie. Même si le pari est risqué. Notes [1] Entretien dans Politis numéro spécial, mars-avril 2010
[2] voir en kiosque Politis numéro spécial, mars-avril 2010