David Grossman
Dans un texte pour le Nouvel Observateur, l’écrivain israélien David Grossman dénonce l’attitude de l’Etat hébreu lors du raid contre la flottille : "faut-il qu’un pays soit en proie à la peur, à la confusion, à la panique pour agir de la sorte !"
Rien ne peut justifier ou absoudre le crime qui vient d’être commis. Aucune excuse ne peut motiver l’action stupide du gouvernement et de l’armée. Israël n’a pas envoyé ses soldats tuer des civils de sang froid, c’était même la dernière chose qu’il souhaitait. Et pourtant, une petite association turque, aux conceptions religieuses fanatiques, radicalement hostile à notre pays, a pu gagner à sa cause plusieurs centaines de défenseurs de la paix et de la justice et attirer l’Etat hébreu dans un piège, précisément parce qu’elle savait comment il allait répondre, tant son comportement est prévisible, tel un pantin dont il suffit d’actionner les fils pour le manœuvrer.
Faut-il qu’un pays soit en proie à la peur, à la confusion, à la panique pour agir de la sorte ! En déployant une force militaire disproportionnée, en n’anticipant pas la véhémence de la réaction des passagers, Israël a causé la mort de civils, de surcroît, hors de ses eaux territoriales, comme si ses soldats n’étaient qu’une bande de pirates. Cela ne signifie pas pour autant que nous soutenons les buts, affichés, sous-jacents, parfois malveillants, de ceux qui ont pris part à cette équipée. Ces gens n’obéissaient pas tous à des motifs humanitaires ou pacifistes, comme le prouvent les déclarations de certains d’entre eux appelant à la destruction d’Israël. Mais ce constat importe peu aujourd’hui : de telles opinions ne méritent pas, que je sache, la peine de mort.
L’opération lancée lundi par Israël s’inscrit dans la suite logique du blocus honteux de Gaza qui, à son tour, ne fait que refléter une approche brutale et arrogante. Pour obtenir la libération d’un seul de ses soldats prisonnier, aussi aimé et précieux soit-il, le gouvernement israélien est prêt à punir un million et demi de Palestiniens innocents. Ce siège n’est que la conséquence encore une fois directe d’une politique rigide et maladroite qui, par défaut, ne repose que sur l’usage excessif de la force, au moment où il faudrait faire preuve de sagesse et de sensibilité.
Toutes ces calamités –les événements dramatiques de lundi compris- semblent être les symptômes du mal plus large qui frappe Israël. Confronté à des défis de plus en plus graves et complexes, notre classe politique à bout de souffle se montre à chaque fois plus inflexible. Elle est pourtant pleinement consciente que ses actions ont eu, au fil des années, des effets désastreux et l’ont plongé dans un inextricable imbroglio. Mais elle a perdu ce qui faisait la caractéristique d’Israël et de ses dirigeants : un mélange de créativité, d’originalité, de vivacité.
Le blocus de Gaza a échoué. Cela fait déjà plus de quatre ans qu’il ne fonctionne plus. Il n’est pas devenu simplement immoral, mais aussi impraticable. Il ne fait qu’empirer la situation et va à l’encontre des intérêts vitaux d’Israël. Les crimes du Hamas, qui a tiré des milliers de missiles sur les villes et villages israéliens, qui détient depuis quatre ans le soldat Gilad Shalit, sans même avoir permis une seule fois à la Croix Rouge de lui rendre visite, doivent être fermement combattus avec tous les moyens légaux dont dispose un Etat souverain. Maintenir en état de siège une population civile n’en fait pas partie.
Je voudrais croire que le choc provoqué par cette attaque violente conduira notre gouvernement à mettre fin aux souffrances des Palestiniens, à reconsidérer l’idée même d’un blocus et à débarrasser Israël de cette souillure morale. Mais dans cette région tragique, nous savons par expérience que le contraire se produira, que nous serons à nouveau entraîné dans un cycle de haine, de vengeance, de violence d’une amplitude encore inconnue. Plus que tout, cette opération insensée donne la mesure du déclin d’Israël. Inutile de le démontrer. Chacun peut le voir avec ses propres yeux. Déjà, certains parmi nous tentent de justifier l’injustifiable et de faire endosser au reste du monde la culpabilité d’Israël. Notre honte n’en sera que plus lourde à porter.
Figure du camp de la paix en Israël, David Grossman est l’auteur de nombreux romans et essais politiques dont "Les exilés de la Terre promise". Son fils Uri a été tué lors de la dernière guerre du Liban. Dernier livre paru : "Dans la peau de Gisela" (Seuil, 2008)
Ce texte de David Grossman a été publié également en hébreu dans le quotidien israélien Haaretz mercredi 2 juin 2010