jeudi 30 juin 2011

Toute la nuit, le «Louise Michel» veille

29/06/2011 

Sur le principal bateau français de la flottille pour Gaza, des tours de garde sont organisés afin de le protéger après le sabotage du cargo grec.
Sur le Louise Michel, il est minuit et demi ou un peu plus. Après avoir raconté quelques uns de ses souvenirs de marin activiste, Alain Connan, le capitaine du bateau et ancien président de Greenpeace France est parti se coucher. Le Breton Jo Le Guen, son second de luxe, l'a précédé un peu auparavant.
Sur le pont, ils ne sont plus que quatre, qui veilleront cette nuit jusqu'à 5 heures du matin. Dans la soirée de lundi, les Grecs se sont rendus compte que leur bateau passager avait été saboté. Depuis, la paranoïa, déjà forte, est montée d'un cran chez les membres de la flottille internationale. Sur chaque embarcation, des tours de garde ont été instaurés.
Jean-Paul Lecoq, 53 ans, député PC de Seine-Maritime, s'est installé à un bout de la grande table sur le pont. Dans son prolongement, un ordinateur posé devant lui, Yamin Makhri, la quarantaine, membre du Collectif 69 pour le Rhône. En temps normal, il est le directeur des éditions Tawhid, «qui publient des livres sur la culture arabo-musulmane de langue française». «C'est nous qui avons publié Tariq Ramadan», précise-t-il d'emblée. En face de lui est assis Foued Medjabri, 33 ans, d'un naturel plus discret, aussi originaire de Lyon, chargé de la gestion des sinistres par téléphone pour une compagnie d'assurance. A ses côtés, l'un des plus jeunes du groupe, Antoine Chauvel, 28 ans, membre de l'association de Génération Palestine, professeur des écoles dans un établissement régional d'enseignement adapté de la Sarthe.
Ce soir, ce sont eux qui sont de faction mais cela aurait pu être Julien Bayou du collectif Jeudi Noir, Nicole Kiil-Nielsen, députée européenne Europe-écologie, Georges Gumpel, ancien enfant caché sous l'Occupation parce que juif, partie civile lors du procès Klaus Barbie, ou Tony Orengo, «trois ans de prison en tant qu'objecteur de conscience lors de la guerre d'Algérie».
Si jamais...
Dans l'un des ports d'Athènes, tout est calme. La mer clapote à peine. A chaque sursaut des vagues, l'un des quatre veilleurs se lève et s'en va regarder par-dessus bord. Jean-Paul Lecoq, surtout, aime aller inspecter l'avant. Les hélices du cargo gréco-suédois ont été sciées. Le Louise Michel est, lui, un deux mâts de 27 mètres de long en bois.
Ils ne savent pas s'ils entendront quoi que ce soit si jamais quelque chose arrive. Si jamais... Une musique joyeuse vient assez faiblement jusqu'à nous. Elle émane sans doute de l'une des boîtes de nuit de la marina toute proche. Des yachts de luxe, des grosses voitures, des jeunes gens bien habillés, la crise grecque n'est pas passée par là.
Quelques jours auparavant, la plupart des membres de la délégation ne se connaissaient pas. Le tour de garde est aussi l'occasion pour les quatre veilleurs de se découvrir. Ils discutent longuement. De la Palestine, forcément, d'Israël, des critiques parfois violentes qu'ils subissent, de la crise grecque, de l'état du monde
Pourquoi Gaza?
Je leur pose la question qui revient en boucle: pourquoi Gaza? Pourquoi la Palestine? Pourquoi vous ne vous intéressez pas au peuple syrien par exemple? Yamin Makri répond immédiatement: «La Palestine, c'est le symbole, c'est le dernier espace colonialiste. C'est la question de l'eau, c'est les rapports nord/sud, c'est la question de la religion, c'est la question du vivre ensemble, c'est la question du droit et la question du droit au droit.» Il continue: «Oui, c'est sûr, moi, par exemple, je suis algérien. Ces dix dernières années, les généraux de mon  pays ont tué plus de gens que les Israéliens, c'est vrai. Mais la Palestine, c'est le symbole, c'est toutes les questions».
Antoine Chauvel, adhérent d'une foultitude d'associations et de syndicats engagés enchaîne: «C'est la dimension impérialiste, c'est comprendre quelles sont les les dynamiques qui contrôlent ces régions.» Yamin Makri reprend: «Le discours d'Israël, c'est de faire la différence entre eux et nous. Ils disent qu'ils sont le bastion avancé contre la barbarie. Nous, on se bat contre cette vision des choses».
Depuis plusieurs jours, les diplomaties américaines, israéliennes, françaises ou encore Ban Ki-Moon expliquent que cette flottille est une très mauvaise idée. Qu'Israël a fait des efforts avec le laisser-passer de convois humanitaires. Que ces activistes jouent la carte médiatique de la provocation. Qu'il faut privilégier l'action diplomatique discrète.
Ils récusent tous ces arguments, unanimement. «S'il n'y a pas de blocus, pourquoi ne nous laissent-t-ils pas passer?, se demande Jean-Paul Lecoq. Non, l'action de la société civile ne peut qu'avoir un effet positif. Elle doit forcer les gouvernements à agir». Foued Medjabri ajoute: «Toutes les voies diplomatiques ont échoué depuis des années, tous les gouvernements ont déçu. Maintenant, les gens veulent agir par eux-mêmes».
Inquiétude
De temps en temps, des chiens aboient. Des jeunes un peu éméchés passent. Ils parlent fort. 2h30. Thomas Sommer-Houdeville, la trentaine, l'un des leaders politiques de la délégation française, arrive. C'est l'homme qui, parfois au compte-goutte, diffuse aux autres les informations recueillies auprès du comité international. Il a peut-être une mauvaise nouvelle pour les quatre gardiens: «Il semblerait qu'il y ait un problème avec le bateau irlandais. Je n'en sais pas plus. Il faut attendre demain».
Les hommes s'inquiètent. Le départ devait avoir lieu ce mardi, il a été déjà repoussé à vendredi, au mieux. «Le matin nous organiserons une visite sur le Louise Michel pour une journaliste israélienne», raconte-t-il. «Les services secrets accusent le bateau américain et le nôtre de transporter des produits chimiques. On va les laisser tout fouiller et les faire filmer par les journalistes de France 3.» Bataille médiatique. Les militants qui filment les journalistes qui filment des journalistes qui filment eux-mêmes les militants. Thomas Sommer-Houdeville va se coucher.
Les chiens aboient toujours. Un petit yacht passe assez vite. Le Louise Michel tangue un peu. Les mouettes ne dorment jamais. L'attente. Il ne se passe rien. La discussion se tourne vers la Grèce. Ils sont solidaires. Mercredi après-midi, ils participeront au deuxième jour de grève générale après celui de la veille. Comme à chaque fois, des gens en colère se battront sur la place Syntagma. Ils estiment que, même si les modes d'action sont différents, tout est lié, la Palestine, Athènes, le Portugal, l'Espagne, le Printemps arabe. Ils croient, ou veulent croire, à la possibilité que cela «pète» en France.
Antoine Chauvel juge que lors des émeutes de 2005, ce n'était déjà pas passé loin. Ils parlent de lutte des classes, ils parlent de religion. Jean-Paul Lecoq raconte ses souvenirs de Gaza après l'opération «Plomb Durci» en 2009, sa rencontre officielle avec Ehud Olmert. Il ne sait pas s'il portera son écharpe bleu-blanc-rouge sur le Louise Michel. Il hésite, il pense que oui, «c'est pour ça que je l'ai amenée en tout cas». L'assureur raconte la manière dont il a dû négocier avec son employeur pour pouvoir partir.
«Nous sommes les gentils, ils sont les méchants»
Le temps passe. Les conversations deviennent éparses. L'attente, toujours. Foued Medjabri: «On se croirait dans un film». Antoine Chauvel: «Oui. Nous on monte la garde, nous sommes les gentils, ils sont les méchants». Il n'y a plus de thé à la menthe depuis un moment déjà. Il reste encore quelques cigarettes.
Il est 5 heures, Athènes s'éveille. Les chiens au loin aboient toujours. Un petit bateau de pêche passe avec à son bord un vieil homme en route vers la mer calme. Son moteur crapote follement. Tout le monde se retourne. L'un d'eux s'en amuse: «J'ai connu le Mossad plus discret». Le tour de garde s'achève, il est temps de réveiller la relève. Ils veulent aller dormir avant les manifestations de l'après-midi. Un peu.
Je repense à un poème du prix Nobel Georges Séféris lu quelques jours plus tôt. Il parle d'Athènes, d'Eschyle, il parle de la place Omonia, de Syntagma, des ports. Il parle des Grecs, il parle de l'attente. Il parle des hommes qui veulent partir en mer et qui ne peuvent pas.
«Et si la mer Égée se fleurit de cadavres
Ce sont les corps de ceux qui voulurent rattraper à la nage le grand navire,
De ceux qui étaient las d'attendre les navires qui ne peuvent plus appareiller; (…)
Le Pirée s'obscurcit, les bateaux sifflent,
Ils sifflent sans arrêt mais sur le quai nul cabestan ne bouge,
Nulle chaîne mouillée n'a scintillé dans l'ultime éclat du soleil qui décline,
Le capitaine reste figé, attifé d'or et d'argent.»
Sur l'Aulis, en attendant l'appareillage. 1936.

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