Johara Baker
"Israël est en train de réussir brillamment son grand projet : nous faire nous tourner contre nous-mêmes."
Alors que les Palestiniens se disputent sur qui est vendu et qui devrait se retirer après la publication des « Palestine Papers », une autre pensée, différente mais de circonstance, m’est venue l’autre jour tandis que je traversais l’infâme point de contrôle de Qalandiya pour rentrer chez moi. S’il existe un fil rouge dans cette folle situation où les accusations et les théories du complot s’emballent c’est bien le fait que les Israéliens ont déjà bétonné un système de ségrégation sans se soucier de quelque rapport ou document scandaleux qui aurait filtré dans l’opinion publique. Pour Israël, que le président palestinien soit humilié devant son peuple ou pas n’a aucune importance. Pour Israël les Palestiniens sont très bien quand il en a besoin ainsi.
Je me demande combien de gens réalisent vraiment les nombreuses divisions dans lesquelles Israël nous a catalogués.
Dans les Territoires occupés, il y a les Palestiniens « pur sang » -ceux qui détiennent une carte d’identité et un passeport (j’utilise ce terme de façon imprécise), qui sont, dans tous les cas de figure, tout en bas de la chaine alimentaire. C’est à dire, si nous excluons les créatures vraiment malchanceuses isolées dans la bande de Gaza, que les Cisjordaniens doivent traverser des points de contrôle israéliens y compris pour se rendre d’une ville palestinienne à l’autre ; ils doivent obtenir un visa pour pratiquement tous les pays où ils veulent se rendre sauf la Jordanie et la Malaisie. Ils ne peuvent entrer à Jérusalem ou en Israël sans permis israélien et s’ils sont assez malchanceux pour vivre près d’une colonie, d’une route de contournement, d’un avant-poste militaire ou du mur de séparation —toutes formes de présence israélienne en Cisjordanie— ils sont sous la menace constante que leur terre soit confisquée ou leur maison démolie.
Au point de contrôle de Qalandiya, la file est toujours longue pour les Cisjordaniens qui ont un permis pour entrer à Jérusalem. Car les Cisjordaniens sont seulement autorisés à passer par 3 des 11 points de contrôle qui entourent Jérusalem, et ceci à pied seulement.
Ce qui nous amène à la classe B de la classification israélienne, les Jérusalémites.
Détenteurs de cartes d’identité bleues, ce sont les Palestiniens qui furent inclus dans le consensus national après la guerre de 1967 et après qu’Israël eût annexé de façon unilatérale Jérusalem-Est occupée. Un cran au-dessus des Cisjordaniens, les Palestiniens de Jérusalem doivent aussi descendre de leurs véhicules au point de contrôle de Qalandiya et le traverser à pied, même s’ils utilisent des transports publics. Il y a des exceptions quand même pour les Jérusalémites. Les femmes avec de jeunes enfants et les personnes âgées sont autorisées à rester dans le bus (les Cisjordaniennes n’ont pas droit à ce luxe). Et si elles sont en voiture, elles peuvent aussi ne pas en descendre pour passer l’inspection (si elles ont une bonne heure à perdre à attendre leur tour). Pourtant, les Jérusalémites, qui ont un droit de résidence permanent dans la cité mais ne sont pas citoyens, peuvent voyager sans permis entre leur ville et Ramallah. Ils peuvent aussi se rendre à l’étranger en passant par aéroport israélien de Ben Gourion, encore un luxe refusé aux Cisjordaniens qui sont obligés de traverser le pont Allenby pour aller en Jordanie.
Les Jérusalémites peuvent traverser le pont également. Mais là encore, Israël a imposé une distinction au point de passage entre eux et les Cisjordaniens. Il existe des entrées séparées pour les Cisjordaniens et les Jérusalémites, ce qui rend les choses compliquées quand l’un des parents est de Cisjordanie, comme moi, et les enfants de Jérusalem.
Il existe d’autres catégories encore dans lesquelles Israël nous a enfermés, comme les Palestiniens qui vivent en Israël.
Israël se plait à les appeler Arabes israéliens, un terme que je rejette et qui m’offense. Ce sont les Palestiniens qui réussirent, d’une façon ou d’une autre, à résister à l’ expulsion, au massacre et à l’exode pendant la guerre de 1948 et qui sont restés après l’établissement de l’Etat d’ Israël. Il sont d’abord des Palestiniens, des Arabes ensuite.
Contrairement à ceux qui vivent en Cisjordanie, leur identité même est mise en cause quotidiennement, avec les tentatives des dirigeants israéliens ou bien de l’annihiler totalement ou au moins de la neutraliser et de la réduire à une version anodine, une minorité de plus qui vit dans l’Etat juif.
En tout cas, n’oublions pas une autre catégorie qu’Israël a créée et qu’il nous a imposée avec violence, celle des réfugiés palestiniens. Cette catégorie, probablement la plus douloureuse, est pour tous les Palestiniens une blessure ouverte depuis la création de ce problème après la guerre de 1948. Bien que plus de 60 ans aient passé depuis lors et que les réfugiés aient établi leurs foyers (aussi affreux soient-ils) dans des camps un peu partout dans le monde arabe et ailleurs, la plupart d’entre eux s’accrochent à cette classification si la question leur est posée. Non pas parce qu’ils sont satisfaits de ce nom de réfugiés mais parce qu’y renoncer signifie renoncer au droit au retour, ce qu’ils refusent de faire.
C’est presque stupéfiant qu’une si petite nation – en tout, on compte environ 10 millions de Palestiniens dans le monde – puisse être disséquée et divisée en autant de groupes. Mais là encore, Israël sait ce qu’il fait. Imposer toute une série de règles différentes à chaque catégorie est une méthode pour conquérir et diviser- il est beaucoup plus facile d’opprimer des sous-groupes qu’un peuple uni et soudé.
Et c’est là le coeur du problème. Les Palestiniens eux mêmes ne doivent pas se laisser aspirer dans ce plan maudit. S’il y a quelque chose à apprendre de ces honteux « Palestine Papers », c’est qu’ Israël est en train de réussir brillamment son grand projet : nous faire nous tourner contre nous-mêmes. On ne voit aucune condamnation chez les dirigeants israéliens concernant les documents qui ont transpiré. Ils n’en ont rien à faire. Ils se satisfont du statut quo. Et, contrairement à nous, ils sont unis et obstinés dans leur rêve sioniste d’un Etat juif pour les Juifs. Nous avons vraiment des leçons à apprendre d’eux.