07/02/2011
Les événements qui bouleversent l'Egypte et plus généralement le monde arabe inquiètent Israël, car rien n'est plus essentiel à ses yeux que la stabilité à ses frontières - une stabilité que garantissait le régime d'Hosni Moubarak.
«Comme toujours, nous ne devons compter que sur nous ! On a l'habitude ! » Rachel vend des bijoux de pacotille, avenue Dazengoff, au cœur de Tel-Aviv. La politique, elle ne s'en mêle pas. Ce qui compte, c'est le client, et, aujourd'hui, sous la pluie, il ne s'arrête pas. Elle a la dégaine délurée des jeunes de Tel-Aviv, piercing à l'oreille et cheveux rouges. « Bien sûr, on regarde les infos, les manifs, tout ça. Les jeunes Égyptiens, avec leurs portables et leurs jeans, ils nous ressemblent un peu. Et pourtant, j'ai une mauvaise impression »…
Inquiétude ? La peur d'un embrasement général ? La possibilité d'une guerre ? « Pas vraiment », dit celui-là. Pourtant le sourire de Noam, 35 ans, se fige : « Je prends ce mot -''la guerre'' - très au sérieux. Pendant dix ans encore je peux être appelé comme réserviste, ça a été le cas pour le Liban. Alors, je suis très attentif. On peut dire ce qu'on veut à Paris ou à Washington, mais c'est nous qui vivons ici. Notre société doit être mobilisée en permanence dans sa tête ». Tous les soirs, en rentrant du boulot, Noam se penche durant deux heures sur Internet. « OK, ces jeunes ont mon âge, et, dans les manifs du Caire, je ne vois pas d'islamistes. C'est peut-être rassurant. Je sais par contre qu'ils existent ».
Ce n'est pas l'effervescence de ces journées égyptiennes qu'on suppose décisives qui lui pose problème. On le croirait même insouciant à vider son grand verre d'orangeade, et à parler de son Tel-Aviv comme la ville la plus jeune et la plus cool du monde - « les cafés, les soirées avec les copains, les plages ! je ne pourrai jamais vivre ailleurs ». Et ce week-end, à la terrasse du café, ce n'est pas vraiment « shabbat ». C'est Tel-Aviv.
Mais, comme beaucoup de jeunes Israéliens, Noam a appris à compter au jour le jour, au mieux année après année, et dans sa bouche la même question l'obsède : « Et après ? Et demain ? » La moue. Il hoche la tête. « Que va-t-il se passer après ce soulèvement ? Et en Jordanie ? Et que vont faire les Palestiniens ? Et les Arabes israéliens ? »
Voilà donc le pays qui renoue avec son obsession permanente, celle que lui inspirent instinctivement ses voisins, la fameuse - et forcément réelle - obsession de l'encerclement.
Jamais pourtant - hormis durant les années d'Oslo, celles de l'espoir de paix, une parenthèse qu'on rappelle comme pour être certain de n'avoir pas rêvé -, jamais Israël n'avait donné l'apparence d'une telle sérénité : d'abord il y a cette impression de sécurité, due sans doute au « mur » de mauvaise réputation, mais aussi - certains le reconnaissent - à la probable efficacité de la police palestinienne ; ensuite et surtout, Israël connaît une croissance économique à faire pâlir bien des pays, plus de 4 % - même si le retour des bonnes affaires abandonne en chemin des chômeurs et des laissés pour compte, toujours les mêmes, immigrants et arabes, qui survivent de petits boulots.
Et c'est précisément en ce moment d'accalmie intérieure que la société israélienne est saisie d'une flagrante contradiction : elle, qui se revendique à cor et à cri comme une démocratie, redouterait donc à ce point un soulèvement démocratique dans le pays arabe avec lequel elle est en paix depuis plus de vingt ans ! « Pas simple ! », explique un diplomate français. « Les repères d'Israël s'appellent l'Iran, qui a connu également une révolution, le Liban, enfin Gaza et le Hamas. Du coup, son appréciation est négative ».
Ce que résume clairement Denis Charbit, professeur à l'Open University de Tel-Aviv: «Quand tu es l'allié de quelqu'un, tu le restes jusqu'au bout. Voilà pourquoi on est en porte à faux par rapport au concert international. Normalement, si les pays du monde arabe devenaient démocratiques, nous ne pourrions qu'y gagner». Mais Denis Charbit nuance lui aussi: «Hélas! la démocratie, ça peut donner le Hamas!»
C'est en quelque sorte cette peur viscérale qu'un de ses rares alliés ne vienne à l'abandonner, qui a poussé Benyamin Netanyahou, le Premier ministre israélien, à se ranger un peu trop vite aux côtés du régime de Moubarak. Une position contre-productive. On a compris, à Jérusalem, qu'un soutien inconditionnel n'était pas pour aider l'« ami » Moubarak dans les rues égyptiennes. Depuis, Netanyahou a choisi d'attendre et voir.
Ces incertitudes du lendemain, on les oublie pourtant dans la vieille ville de Jérusalem, où les patrouilles sont plus rares - rien à voir avec les périodes de grande tension, ici on pense d'abord religions et commerce.
Au son et lumière de la porte de Jaffa, les images projetées sur les remparts séculaires nous rappellent pourtant, sans trop de parti pris et avec une étonnante originalité, l'histoire tumultueuse de la ville, trois fois sainte et combien de fois occupée. Mais tout est bien qui finit bien : la dernière image est celle d'un ciel bleu d'où se détachent des centaines de colombes. Musique et applaudissements. Ce n'est qu'un dessin animé. Autant dire une aimable fiction…