jeudi 5 août 2010

Safad, Bisan, Jenin

Gaza - 04-08-2010
Par Flora Nicoletta

Flora Nicoletta est une journaliste française indépendante qui vit à Gaza. Elle travaille actuellement sur son quatrième livre, sur la question palestinienne. 
Safad est une ville du nord de la Palestine historique. Bisan est elle aussi une ville de Palestine 48, mais son nom a été changé par le conquistador en Bet Shean. Jenin est située au nord de la Cisjordanie conquise en 1967.
Sami El-Qishawi a quatre filles, et il a donné à trois d’entre elles les noms de Bisan, Safad et Jenin. Il est directeur du bureau gazaoui d’El-Ayyam, un quotidien palestinien dont le siège est à Ramallah.

Le premier bouclage de la Bande de Gaza a été imposé à la fin mars 1993 par Yitzhak Rabin à l’époque des négociations de paix palestino-israéliennes à Washington et pendant les pourparlers secrets palestino-israéliens qui ont débouché sur les Accords d’Oslo. Le Premier ministre israélien qui a inventé et mis en œuvre le régime de bouclage a été récompensé quelques mois plus tard par le Prix Nobel de la Paix.
Depuis la paix d’Oslo, El-Ayyam, El-Quds et El-Haya El-Jadida – deux autres quotidiens palestiniens publiés à Ramallah – ont été très souvent absents des kiosques de Gaza à cause d’une série d’innombrables bouclages brefs, de bouclages longs, de bouclages indéfinis, puis d’un bouclage éternel et autres interdictions.
En 2001, le maître israélien a introduit une nouvelle mesure : les journaux entrant dans la Bande de Gaza devaient être fouillés par des chiens spécialement dressés. Le Palestinien ordinaire qui a eu affaire à ces chiens dit qu’ils ont un rang dans l’armée. La mesure a duré jusqu’à 2006.
L’employé d’El-Ayyam chargé de la distribution allait chercher tous les jours au passage de Beit Hanoun (Erez) un éventail de journaux et magazines. Les chiens spécialement dressés avaient coutume de détruire un certain nombre de copies, de dévorer les sièges de la voiture et, de temps en temps, de mordre l’employé.
Depuis que le bouclage éternel a été imposé à Gaza, l’employé n’a pas été licencié, mais il est au chômage. On peut le rencontrer, à certains moments, marchant dans les bureaux du journal et il semble très triste.
Dans le passé, El-Ayyam était le seul quotidien palestinien à avoir participé à la Fête du Livre de Gaza, jusqu’à sa dernière édition en 2003. Une pièce adjacente au bureau de Sami El-Qishawi est pleine de livres invendus, de rapports et de magazines politiques en arabe et en anglais. Bien que ce soit des publications anciennes, elles sont toujours très intéressantes, mais tout est poussiéreux aujourd’hui…
Il y a quelques années, on pouvait rencontrer les deux fils de Sami El-Qishawi dans les bureaux d’El-Ayyam situés dans la Tour Palestine, à Gaza-ville. Le flamboyant Basel, 26 ans aujourd’hui, était comptable. Au sujet du second, Mohammad, son père nous disait qu’il était très paresseux et qu’il ne voulait pas étudier à l’école. Et aujourd’hui, nous continuons à écouter Sami El-Qishawi…
« J’ai appelé trois de mes filles Safad, Bisan et Jenin parce que c’est une forme de résistance. Safad a 22 ans, Bisan 26 et Jenin 15. Jenin est née le 25 octobre 1995. Ce jour-là, au même moment, nos forces, la police palestinienne, sont entrées à Jenin [tandis que l’armée israélienne se retirait à la suite des Accords d’Oslo].
« Ce jour-là, j’écoutais les informations à la radio. J’étais à l’hôpital avec sa mère et le bébé était né exactement au moment où notre police palestinienne prenait le contrôle de Jenin.
« J’ai appelé ma première fille Safad parce que je suis allé dans cette ville il y a 30 ans. C’est une très belle ville, au nord de la Palestine… un très bel endroit… J’aime énormément Safad.
« Bisan est ma première fille, elle est née en 1984. Après Bisan, notre premier fils Basel est arrivé, il a aujourd’hui 26 ans. La ville de Bisan est située dans la plaine de Marj Ibn Amr, en Palestine historique. Mon défunt ami Zaki Alah était écrivain et poëte. Il écrivait des nouvelles. Lorsque nous sommes allés ensemble à Bisan et à Marj Ibn Amr, il a écrit un vers... Il a écrit : ‘Marj Ibn Amr, ne m’oublie pas…’. Ce vers est resté gravé dans ma mémoire. Je me suis dit alors que j’appellerais ma première fille Bisan.
« Quand je suis allé là-bas avec Zaki, j’étais enseignant. Je travaillais dans une école de l’Unrwa et j’ai emmené les enfants de l’école visiter Marj Ibn Amr, Bisan et le nord de la Palestine. Lorsque j’ai vu Marj Ibn Amr, j’ai beaucoup pleuré… J’ai oublié l’année… [il pleure].
« Mon village natal s’appelait El-Qubeba. C’était un petit village dans le district d’Er-Ramla, et il y avait environ 20 km entre El-Qubeba et Yafa, et 5 kms d’Er-Ramla. J’y suis allé plusieurs fois. Il ne reste pas une maison. On avait des orangers, environ 30 dunums [1 dunum = 1.000 m²]. J’avais les titres de propriété... mais je les ai perdus…
« Mon père et moi sommes revenus voir notre terre après la guerre de 1967, et nous avons vu la porte de métal de notre propriété. Il y a un trou dans la porte… mon père m’a dit que c’est lui qui l’a fait, avant 1948…
« Je suis né à Gaza-ville, le 9 février 1954. Je suis né dans une clinique de l’Unrwa, près de l’hôtel El-Amal, rue Omar El-Mukhtar, dans le quartier Rimal. Nous vivions dans le camp de réfugiés de la Plage.
« Ata Abu Kersh était mon professeur de biologie, à l’école secondaire, et il était le directeur de l’école de la prison en 1972, à Gaza-ville, dans la prison centre de Gaza, Saraya. En 1972, j’ai été incarcéré et Ata Abu Kersh était directeur de l’école d’une prison israélienne [sous le régime Fatah, Ata Abu Kersh est devenu sous-secrétaire au Ministère de l’Agriculture].
« Lorsque nous avons passé le Tawjihi [baccalauréat] dans une prison israélienne à Gaza-ville en 1972, beaucoup d’enseignants sont venus d’Egypte pour superviser les examens. En bref, nous étions à Gaza occupée, dans une prison israélienne, avec un directeur palestinien de l’école de la prison et les anciens gouverneurs égyptiens de Gaza [jusqu’en juin 1967] venaient superviser les examens en prison… parce que jusqu’à la création de l’Autorité Nationale Palestinienne, nous suivions le programme scolaire égyptien.
« J’ai été arrêté en février 1972, dans le camp de réfugiés de la Plage, j’avais 18 ans. J’ai été libéré un an après, en 1973. Après le Tawjihi, je voulais continuer mes études à l’Université Ein Shams du Caire. Il n’y avait pas d’université à Gaza à l’époque. Une fois que les étudiants avaient le Tawjihi, ils devaient attendre un an à Gaza… parce que l’Egypte acceptait environ 1.000 étudiants par an mais il fallait une année pour s’inscrire.
« Cette année-là, en octobre 1973, une guerre entre l’Egypte et Israël a éclaté et les étudiants sont restés à Gaza ; au lieu d’attendre un an, nous avons attendu deux ans. Le Comité international de la Croix-Rouge emmenait les étudiants en Egypte et les ramenait à Gaza… parce que l’Egypte et les Israéliens étaient ennemis.
« En 1975, le CICR nous a emmené de Gaza à El-Arish, en Egypte, et des autobus israéliens nous ont transportés d’El-Arish au Canal de Suez, à travers la péninsule du Sinaï [le désert égyptien était occupé par Israël depuis juin 1967]. Et les délégués du CICR nous accompagnaient !
« La première fois que je suis allé à l’université, ça a pris longtemps… Nous avons quitté Gaza à 16h et sommes arrivés au Caire à minuit, nous étions ensemble, garçons et filles. Je suis resté en Egypte de 1975 à 1980. Tous les ans, nous revenions chez nous par le même chemin puis nous retournions à l’université. C’était avant le traité de paix de Camp David entre l’Egypte et Israël, mais il y avait déjà une sorte d’accord entre l’Egypte et Israël. L’armée israélienne était stationnée au Canal de Suez et les autobus égyptiens faisaient le trajet du Caire au Canal de Suez, jusqu’à la ville d’El-Kantara. Et les autobus israéliens traversaient le désert du Sinaï jusqu’à El-Arish… et ma famille pouvait venir me voir !
« Je suis devenu professeur de physique. J’ai passé mes diplômes à l’Université Ein Shams et je me suis spécialisé en physique atomique. En 1980, je suis revenu à Gaza, au camp de réfugiés de la Plage, et les Israéliens m’ont donné l’ordre de ne pas quitter Gaza pendant 10 ans... et depuis, je suis ici… Je ne suis parti qu’une fois depuis 1980… l’année dernière, lorsque je suis allé accomplir le pèlerinage en Arabie Saoudite.
« En 1980, j’ai trouvé un poste de professeur à l’école de l’Unrwa… à l’époque, les Palestiniens qui avaient été emprisonnés par les Israéliens ne pouvaient pas travailler dans une école du gouvernement, ni avec l’administration civile israélienne [i.e. l’occupation militaire]. C’est pourquoi j’ai travaillé dans une école Unrwa, comme professeur de sciences, mais seulement pendant trois ans. C’est grâce au projet de l’OLP appelé Projet Abu Setta que j’ai pu travailler. Ce projet donnait un poste à des diplômés pendant deux ou trois ans dans une école Unrwa et les salaires étaient payés par l’OLP.
« Ensuite, je suis devenu négociant. Un jour, en 1990, un ami, le docteur Sami Tarazi, est rentré des Etats-Unis avec un projet pour les étudiants palestiniens. Cela consistait à leur donner des cours de mathématiques, de science, de biologie, de chimie en anglais dans les écoles secondaires. Nous avons signé des accords avec des universités du Royaume-Uni et des Etats-Unis, nous avons organisé des tests à Gaza et nous avons envoyé les étudiants terminer leurs études à l’étranger. J’étais directeur de ce projet.
« Puis il y eu les Accords d’Oslo et l’ANP a été créée et Yasser Arafat est arrivé à Gaza en 1994. Avec Yasser Arafat, le journaliste Akram Haniyeh, qui était à l’époque conseiller politique de Yasser Arafat. J’avais rencontré Akram Haniyeh lorsqu’il faisait ses études en Egypte. Akram a proposé de créer le journal El-Ayyam et m’a demandé de diriger le bureau de Gaza.
« Tu peux prendre cette photo de Mohammad… Mohammad est né le 1er février, en 1988 je pense… j’ai oublié maintenant. Mohammad était dans la résistance, avec les Brigades des Martyrs El-Aqsa – Palestine – le groupe Jihad El-Amarin. Mohammad travaillait aussi avec la garde présidentielle. Il m’a dit qu’il était un combattant de la résistance, et il l’a dit aussi à sa mère. Il a commencé avec le Front Populaire, puis il est allé au Fatah.
« Une nuit, sa mère m’a dit : « Il est minuit et ton fils n’est pas rentré. » J’ai attendu près de l’entrée. Quand il rentrera, je le battrai pour arriver si tard, me suis-je dit. Il est arrivé… j’ai ouvert la porte… Il portait une kalachnikov… [il pleure]. Je lui ai dit : « tu es bien jeune pour porter ça… » Mohammad m’a répondu : « L’occupation israélienne t’a jeté en prison alors que tu étais au lycée. Au lieu d’être à l’école, tu étais en prison. J’ai terminé mes études secondaires, papa… » [il pleure]. C’était avant qu’il soit tué, un ou deux ans avant...
« Mohammad ne voulait pas faire d’études… il n’aimait que la résistance. Je suis sûr, je suis sûr, Flora, je suis sûr qu’il savait qu’il pouvait mourir à tout moment. Un jour, je lui ai dit : « Nous avons une belle maison et je peux te trouver une fille, celle que tu veux. » Il m’a répondu : « Pas maintenant. » Je ne sais pas à quoi il pensait. Il a dit : « Je ne suis pas un d’entre eux, un de ceux qui veulent se marier. Je ne peux pas me marier. » « Pourquoi, mon fils ? » « Je ne sais pas, mais je ne resterai pas longtemps en vie, » m’a-t-il répondu.
« Le jour où il est mort… c’était le 15 novembre… un jeudi. J’étais à la maison parce que c’était mon jour de libre… c’était le jour de l’Indépendance… en 2007. Je suis allé faire des courses avec ma femme au marché du camp de la Plage, le marché aux poissons. Nous avons acheté du poisson et nous sommes rentrés chez nous. Ma femme a commencé à préparer le repas et je lui ai demandé où était Mohammad. Elle m’a répondu : « Il est parti ce matin. » Une heure après, mon téléphone portable a sonné. C’était vers 14h. Un homme, un ami de Mohammad, m’a dit : « Mohammad est blessé, il est à l’hôpital. »
« J’ai appelé mon voisin pour qu’on aille ensemble à l’hôpital. J’étais très fatigué ce jour-là. Une demi-heure après, ou un quart d’heure, le portable a sonné à nouveau. C’était le même homme. « Mohammad est mort. » J’étais toujours à la maison. Mon fils Basel est arrivé... il est arrivé avec son oncle. Et ma femme… elle criait, pleurait, allait en tous sens…
« Chez moi, à ce moment-là, j’étais obligé de montrer que j’étais un homme fort… pour mes quatre filles, pour ma femme… Si elles m’avaient vu pleurer, ça aurait été pire.
« Mon fils Basel est allé à l’hôpital Shifa avec un groupe de jeunes du quartier. Une heure après, Mohammad est arrivé… Il était porté par les jeunes sur un brancard, sur leurs épaules… pas en voiture, pas en ambulance… Ils venaient à pied de l’hôpital Shifa jusqu’à notre quartier, El-Karameh… et c’est très loin. Je l’ai vu, et ma femme et mes filles l’ont vu… Il n’est pas resté longtemps ici… Ils l’ont emmené et l’ont porté jusqu’au cimetière Sheikh Radwan.
« Tous les combattants de la résistance, tous les amis de mon fils ont tiré en l’air [comme c’est la coutume] et je suppose que tu sais… C’était en novembre et cinq mois après que le Hamas soit au pouvoir dans la Bande… seulement cinq mois… et c’était interdit de tirer en l’air, dans n’importe quelle circonstance, depuis le premier jour. Mon fils était un martyr du Fatah et malgré l’interdiction, ils ont tiré en l’air… et le Hamas n’est pas intervenu.
« Tous les gens du secteur ont marché, tout le monde a marché, de 15h à 17h, pendant deux heures, depuis chez moi dans le quartier El-Karameh jusqu’au cimetière, et ils ont entonné des slogans. Dans le cimetière, nous avons mis Mohammad dans sa tombe, avec les vêtements qu’il portait. Comme tu le sais, le martyr ne doit pas être lavé.
« Ensuite, tous les gens de mon quartier et de toute la Bande sont venus à la maison pour présenter leurs condoléances. Ils sont venus chez nous pendant quatorze jours, oui… au lieu de trois jours, selon la coutume. En plus, beaucoup de gens sont venus parce que mon fils était du Fatah. A cette époque, le Fatah était vaincu et les gens du Fatah saisissaient toutes les occasions pour relever la tête.
« Un journaliste m’a dit que les Brigades El-Aqsa voulaient tirer des roquettes [artisanales] sur Sderot. Les jeunes étaient à Beit Hanoun. Les forces israéliennes ont tiré des missiles sol-sol et Mohammad a été tué, et un autre aussi a été tué, de la famille El-Bayari, et trois autres ont été blessés.
« Pendant la période de deuil, je n’ai jamais pleuré et lorsque mes amis pleuraient, je leur demandais d’arrêter… mas un an après, lorsque je suis allé voir mon fils au cimetière, j’ai pleuré. Aujourd’hui, pendant que je te parle, je pleure… Tout à l’heure, quand j’ai vu les photos de mon fils sur mon ordinateur, j’ai pleuré. Quand je mange quelque chose qu’il aimait, je pleure… je ne sais pas… c’est la vie…
« Mon fils venait souvent me voir ici… El-Ayyam a été interdit d’entrée à Gaza par les Israéliens de février 2009 à juillet 2010. Maintenant, le Hamas me demande d’empêcher l’entrée d’El-Ayyam à Gaza jusqu’à ce que tous les journaux imprimés à Gaza soient distribués librement en Cisjordanie. Mais El-Ayyam n’est pas un journal du Fatah. Nous ne faisons pas partie du Fatah. Je ne suis pas au Fatah. El-Ayyam est une société composée de gens différents. Ce n’est pas un journal Fatah. Ce n’est pas l’ANP qui me verse mon salaire, mais la société El-Ayyam, qui est indépendante. Pourquoi le gouvernement de Gaza considère El-Ayyam comme un journal Fatah ? Pourquoi ? Pourquoi ?
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