jeudi 5 août 2010

Liberté

mercredi 4 août 2010 - 06h:53
Sari Nusseibeh
Université Al-Quds
L’avantage de prendre de l’âge - je suis certain que vous en conviendrez avec moi, Menahem - est que les « portions » de réalité qu’on commence à distinguer deviennent, d’une façon ou d’une autre, « plus longues ».
Texte intégral de l’intervention de Sari Nusseibeh devant l’Académie israélienne des Sciences et de l’Humanité sur la Liberté universitaire, présentée le 4 juillet en l’honneur du professeur Menahem Yaari.
Sari Nusseibeh est le président de l’Université Al Quds de Jérusalem depuis 1995.
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Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs,
Ma première rencontre avec Menahem Yaari a eu lieu en 1981. Le lieu : ma maison, à l’époque dans Via Dolorosa, qui enserrait littéralement l’arche de l’Ecce Homo, dans la vieille ville. L’occasion : l’Ordre militaire 854. La tâche : le rapport du professeur Yaari, compilé avec d’autres de ses collègues, sur cet Ordre et sur les réactions palestiniennes. J’étais à l’époque président élu de l’Association du corps enseignant de l’université de Birzeit, et à ce titre, l’un des adversaires déclarés de cet Ordre.
L’Ordre militaire 854, comme tous ceux qui l’ont précédé depuis juin 1967, et les autres qui vont le suivre, a été publié par le gouverneur militaire de Cisjordanie et de la bande de Gaza, territoires tombés sous la domination et la responsabilité d’Israël après la guerre de Juin. Les différents ordres, émanant du ministère de la Défense d’Israël, et découlant finalement d’une « couverture de légitimation » par l’autorité législative de l’Etat d’Israël, la Knesset, portaient sur les différents aspects de la vie des Palestiniens dans leur territoire. Les Palestiniens étaient, littéralement, « soumis » à ces ordres. Le numéro 854 en particulier traitait des activités alors en plein essor de l’enseignement supérieur des Palestiniens qui vivaient dans ce territoire, activités qui avaient commencé à se développer après la guerre de Juin. S’appuyant sur la loi jordanienne existante de 1964, relative à l’Enseignement et édictée à l’époque de sa promulgation pour faire appliquer le système scolaire sous la compétence gouvernementale, l’OM 854 stipulait simplement, en avançant comme justification l’existence d’un vide juridique, qu’il fallait étendre cette loi afin de couvrir les activités d’enseignement supérieur que les Palestiniens avaient récemment fait évoluer, notamment toutes les questions relatives aux établissements d’enseignement supérieur.
Un coup d’œil rapide, anodin, sur le 854 ne peut suffire pour expliquer à un observateur non directement concerné l’ampleur de la vague d’agitations qu’il a entraînée derrière lui, suffisante à l’époque pour que certains qualifient cette vague d’agitations de mini intifada. Appliqué aux universités, le 854 (s’appuyant subrepticement sur les pouvoirs accordés aux fonctionnaires du gouvernement par la loi sur l’Enseignement) signifiait, en théorie du moins, que le gouverneur militaire prenait dorénavant les rênes de l’enseignement et s’appropriait toutes les questions liées à la vie en université : l’admission des étudiants, l’emploi des professeurs, l’approbation des programmes universitaires, les descriptions des cours, ou les listes de lectures. En un mot, le 854 signifiait qu’on refermait le couvercle pour toujours sur ce qu’on entend habituellement par liberté universitaire.
L’OM 854 n’était pas une mesure « inoffensive » prise par un fonctionnaire de l’enseignement gouvernemental militaire soucieux de perfectionner l’organisation de l’enseignement supérieur palestinien. « Liberté universitaire palestinienne », dans le langage politique hébreu du gouvernement militaire d’alors, se traduit par « foyer du nationalisme palestinien ». Et supprimer cette sorte d’engeance, ou au moins l’endiguer - donc faire en sorte qu’elle ne s’amplifie pas pour devenir une menace potentiellement existentielle, c’est-à-dire à l’époque, exiger un Etat-nation indépendant -, était considéré comme un impératif politique primordial. Agir contre la liberté universitaire palestinienne, pour l’autorité israélienne, était donc moins un acte contre la liberté universitaire en tant que telle, qu’un acte intégré dans un effort politique global pour étouffer dans l’oeuf tout sentiment nationaliste palestinien dans la zone qu’elle contrôle, et l’anéantissement de l’OLP (Organisation pour la libération de la Palestine) elle-même, incarnation de ce sentiment, et dont le quartier général était alors au Liban. D’où la première invasion israélienne du Liban en juin 1982. En complément à cette tentative d’anéantissement de l’OLP et de ses manifestations jugées nationalistes dans les territoires sous domination israélienne - et dans le cadre d’une recherche à façonner pour les Palestiniens une destinée conforme à la conception israélienne « de limitation de toute expansion, d’étouffement » -, les décideurs politiques israéliens imaginèrent de liquider, nominalement, leur propre gouvernement militaire pour le remplacer par le doux nom de « administration civile ».
Le projet, grande idée d’universitaires israéliens qui travaillaient étroitement avec le ministre Sharon, comptait sur cette créature nouvellement nommée pour être en mesure - dans la dynamique de la destruction de l’OLP et des ses sous-fifres locaux - d’ouvrir la voie à une ère nouvelle. Une ère dans laquelle une nouvelle génération de dirigeants palestiniens originaires des campagnes, conciliants, « lavés » de cette ambition excessivement nationaliste visant généralement à s’associer à la cité et aux élites intellectuelles exclusivement, se mettrait au premier plan de la politique palestinienne, et réussirait à gérer une autonomie qui subsisterait sous la gouvernance et les conseils bienveillants, mais distants, du gouvernement israélien. Judicieusement, la nouvelle direction palestinienne prendrait alors le nom de « ligues de village ». Si, dans son jargon politique, le nationaliste prétend ne pouvoir se satisfaire que de la création d’un Etat, une autonomie, si tant est qu’on fasse preuve de sagesse, arrangerait sûrement une importante minorité ethnique récemment absorbée et actuellement sous gouvernance israélienne.
Il est peu étonnant, dès lors, qu’une mini intifada se soit déclanchée à l’époque contre les concepts israéliens, en partie « gérée » par ce qui correspond pour les Palestiniens au milieu universitaire israélien : la population estudiantine universitaire. Finalement, le 854 a été abandonné, les Ligues de villages - le bébé politique de l’administration civile - ont été démystifiées. L’OLP et le mouvement nationaliste se sont retrouvés plus forts qu’avant. En un sens, il est arrivé exactement l’inverse du résultat espéré et, au lieu d’une autonomie limitée sous la gouvernance de Ligues de dirigeants ruraux, reconnaissants, la voie s’est trouvée toute tracée pour la grande Intifada de 1987, qui fut, avant tout, un cri nationaliste pour la liberté, et le signe annonciateur de la solution à deux Etats (à l’époque redoutée par Israël). Ses principaux fantassins, dois-je ajouter aussi, n’émanaient de nulle part ailleurs que de la population la plus rurale dont les membres, supposaient les spécialistes, n’avaient pas « contracté » le virus nationaliste.
A ce stade, je ne serais pas le moins du monde offensé si quelqu’un soulignait malicieusement que, quand même, en regardant le paysage aujourd’hui, longtemps après que la poussière de ces longues années se soit reposée, on ne trouve sûrement pas de meilleur cas de sagesse reformulée, prouvant qu’une rose, même nommée autrement, reste toujours une rose. En effet, il se peut qu’une telle sagesse nous interpelle, pour nous amener à réfléchir à nouveau sur les perspectives politiques qui se présentent à nous.
Malgré tout ce que je viens de vous dire, je ne suis pas ici en train de me lancer dans un récit historique de ces trente dernières années. Au contraire, j’essaie - et cela me paraît opportun à ce forum - de soulever deux questions, ou deux problèmes, l’une concerne la façon dont la liberté universitaire est liée à la question plus générale de la liberté ; et l’autre, pour savoir si, et comment, les universitaires s’engagent dans cette question brûlante.
Cependant, afin de nous rattacher aux évènements d’aujourd’hui, permettez-moi de faire un bon en avant de quelques années, en fait, jusqu’en 2003, quand le professeur Yaari et moi-même participions à l’ébauche de la déclaration de mission de l’OSIP, l’Organisation scientifique israélo-palestinienne, dont nous sommes tous deux cofondateurs : là, le professeur Yaari avait été catégorique, si je me souviens bien, pour garder l’OSIP hors de la « politique », l’organisation ne désignant rien d’autre que la construction de ponts de bonne volonté entre Israéliens et Palestiniens, et la recherche de la paix. Le milieu universitaire doit, de son point de vue, et probablement de celui de beaucoup d’autres, et peut-être à juste titre dans un certain sens et dans certains cas au moins, ce milieu doit être préservé de la politique. N’empêche que, tant en sa qualité de président de l’Académie israélienne des Sciences et de l’Humanité qu’en celle de membre du conseil de direction de l’OSIP, le professeur Yaari a jugé bon, en octobre puis en novembre 2006, de participer à la publication d’une déclaration qui soutenait le droit des universitaires à se déplacer librement, la « Déclaration pour la liberté de mouvement », laquelle faisait référence aux restrictions, par des mécanismes israéliens variés, imposées aux déplacements des étudiants et universitaires palestiniens. A l’époque, un fait particulier concernant une étudiante - de la région de Jérusalem et diplômée de l’université Al-Quds - qui voulait poursuivre un cursus à l’université hébraïque éveilla l’attention des médias, et les règles de sécurité qu’on lui opposaient étaient si manifestement absurdes que les recteurs d’universités israéliennes eux-mêmes se regroupèrent pour exprimer publiquement leur mécontentement
Ce n’est pas pour chercher à compliquer davantage et à dessein le tableau que j’essaie de brosser devant vous, mais pour y intégrer autant d’éléments pertinents que possible afin de mieux l’évaluer, qu’il faut indiquer que la sympathie exprimée par l’establishment universitaire d’Israël dans la "Déclaration pour la liberté de mouvement" n’a pas connu de suite, ni par l’establishment lui-même, ni par la Cour suprême d’Israël, quand le problème des étudiants de Gaza qui espéraient revenir pour leurs études à l’université de Bethléhem et qui en avaient été empêchés par l’armée, fut soulevé en 2005. L’affaire avait été portée devant la Cour suprême, dirigée par le président - aujourd’hui professeur - Barak, par l’organisation israélienne des droits de l’homme Gisha. La Cour suprême à l’époque a repris l’argument de l’Etat selon lequel « les étudiants, collectivement, représentent une population à haut risque car beaucoup d’entre eux... peuvent être contraints par des militants de Gaza d’agir pour le compte de ceux-ci en Cisjordanie ». C’était dans cette période, avant l’invasion de Gaza (déc. 2008) et après le redéploiement de l’armée en dehors de Gaza (sept. 2005), où ce que l’on appelle aujourd’hui le « siège de Gaza » - qui conduisit finalement au récent fiasco de la flottille de la liberté - avait déjà commencé.
Inutile de dire que les restrictions des mouvements des Palestiniens sont, et depuis longtemps, une caractéristique de la manière qu’a Israël de gérer et contrôler la vie palestinienne, différents rapports sur les droits de l’homme d’aileurs nous le rappellent, si tant est qu’on est besoin qu’on le rappelle. Une manière qui affecte non seulement les déplacements des étudiants et des professeurs, non seulement les personnes et les marchandises entrant ou sortant de Gaza, ou entrant ou sortant de Cisjordanie, mais aussi les déplacements sur les routes, telle que la Route 443 dont le cas fut jugé récemment par un tribunal, et aussi à l’intérieur des villes et des agglomérations en Cisjordanie elle-même, comme la manifestation d’il y a une quinzaine de jours qui appelait à la réouverture de cette rue commerciale fermée dans le centre ville d’Hébron, par exemple, nous le remet en mémoire, et les appels à rouvrir la route de Ramallah à Beitin qui furent lancés le lendemain. En effet, bien peu d’entre nous peuvent ne pas avoir conscience de ces innombrables dédales de barrages routiers, de clôtures, de murs, de frontières, etc. qui régentent la vie quotidienne des Palestiniens, et restreignent leur liberté de mouvement.
Je me souviens que, jeune garçon grandissant dans Jérusalem-Est toujours alors sous gouvernance jordanienne, l’une des discussions générales où, à l’école, nous nous retrouvions engagés avec véhémence, concernait la question de la liberté. A chaque fois, lors de ces discussions animées, qu’il était argué, « Votre liberté s’arrête là où commence celle des autres », à chaque fois, cette déclaration marquait comme par enchantement la fin du débat, presque comme la cloche de l’école quand elle annonce solennellement la fin de la classe. Cela résonnait indiscutablement comme quelque chose de vrai à nos oreilles, comme quand l’on dit, chacun égale chacun. En tout cas, il m’a fallu à moi un long moment pour réaliser que l’astuce, dans ce lieu commun, résidait moins à dire là où est la frontière entre deux personnes, qu’à dire qui sont ces deux personnes, ou ce qu’elles représentent, ou ce qu’elles défendent. Les calculs, je l’ai découvert en temps utile ayant eu l’incertaine chance d’être Palestinien, sont très différents selon qu’ils s’appliquent à des êtres humains ou à des nombres. Les identités tribales (ou les egos) - ai-je découvert - sont souvent noyées sous des valeurs numériques. Ceci m’amène au cœur de ce que je veux dire ce soir, et qui se résume à un appel pour que tout ce qui est bon dans les universités s’implique dans la politique, avant que ce qui y est mal ne gagne le meilleur de nous tous.
Résister à l’Ordre militaire 854, comme le regretté Isaiah Berlin (que je dois remercier publiquement à cette soirée pour avoir signé une lettre ouverte en ma faveur, il y bien des années, pour protester contre mon internement à la prison de Ramleh) aurait probablement accepté de l’expliquer, était un exemple classique de quête de la liberté dans son sens négatif, telle une « liberté issue de ». Dans ce cas particulier, ce que les universités palestiniennes recherchaient, c’était la levée des restrictions de leurs activités universitaires. Cependant, comme je l’ai noté précédemment, une enquête sur la réalité palestinienne au cours de ces années sera révélatrice pour tous ceux qui prenaient la peine de regarder cette épaisse forêt de restrictions de types différents, des constructions, des résidences, du retour, des déplacements, des creusements de puits, des plantations, des emplois, des voyages, etc. Il est clair, du point de vue palestinien, que toutes ces diverses restrictions forment un tout, que pour ne pas les voir, il faudrait - pour extrapoler sur cette image - s’enterrer la tête dans le sable, ce que même les autruches, ai-je appris, ne font pas.
Comme j’essaie de le montrer, ces restrictions sont certainement conçues à partir de l’idée inverse - tout à fait dans la manière israélienne - ou dans le cadre d’une politique globale envers les Palestiniens, que nous pouvons peut-être décrire pour être le moins offensant comme une politique de « domination par l’étouffement ». Chercher à lever ces restrictions de la part de ceux qui les subissent pouvait alors être compris comme une condition préalable pour un certain accomplissement de soi-même, ou une prise de conscience de soi-même - ce que Berlin aurait pu décrire comme une situation de liberté prise dans son sens positif, ou comme une « liberté vers ». Dans le cas palestinien, un moyen de le réaliser aurait pu être l’autodétermination dans son sens classique, ou un Etat avec des frontières découlant d’une certaine manière de leur légitimité, à partir d’un certain consensus international, ou d’une résolution. Que cela ne soit plus possible n’est pas du tout évident. Que cela soit en tout cas la meilleure option compte tenu des faits qui évoluent insensiblement dans un cadre plus large l’est encore moins. En attendant cependant, la question sous-jacente de la domination israélienne sur les Palestiniens ne va pas disparaître. Ici, nous avons un exemple simple d’échelle de dévoiement où le poids (ou la force) d’un ego compte plus que sa valeur numérique. Et même si l’on voulait s’en tenir à estimer, dans ce prétendu truisme, l’endroit où commence et où finit la liberté, il serait nécessaire de se défaire de grandes parties de son ego tribal de sorte que les valeurs numériques redeviennent ce qu’elles sont, et que l’échelle de justice soit à nouveau équilibrée ; ou alors, si l’on reste attaché à ces grandes portions de nous-mêmes, on renonce tout simplement, finalement, à ce lieu commun (et à la justice). Choisir cette dernière orientation, cela va sans dire, signifierait choisir de vivre dans un état de guerre permanent.
Mais comment tout cela se porte-t-il sur le rôle du milieu universitaire en politique ? Je dois admettre que, de retour Via Dolorosa en 1981, le temps où Menahem Yaari me rendait visite, je commençais juste moi-même à relier les deux, la liberté universitaire et la politique. Depuis, je n’ai pu les séparer. Ainsi, même alors où j’étais engagé dans la co-fondation de l’OSIP, dans l’incitation à la coopération universitaire israélo-palestinienne et dans l’opposition aux appels à boycotter les universités israéliennes, j’agissais en croyant vraiment que la construction de ponts pour une coopération universitaire entre les deux côtés faisait autant partie de la construction d’un réseau de ces mêmes ponts entre les membres du conseil de direction eux-mêmes, et qu’on parviendrait à une paix équitable dans le processus  ; tout comme la politique diamétralement opposée des restrictions de la liberté universitaire fait partie intégralement d’une restriction de tout un ensemble de libertés, et comme elle pratique, via ces restrictions, la politique injuste d’étouffement d’un côté sur l’autre côté. Le fait est qu’une pièce monétaire, par exemple, ne garde pas sa valeur, ou alors elle la garde à condition que l’un de ses deux côtés soit totalement effacé - une situation qui est venue planer sur nos têtes, comme un nuage noir, ces dernières années, pour remplacer une période d’espoir.
Surtout, ce tableau plus vaste est resté inchangé, laissant l’université israélienne confrontée au même terrain politique qu’auparavant : l’appel à construire des ponts universitaires peut, soit s’intégrer dans un appel plus large pour remplacer les murs par des ponts - c’est-à-dire pour lever toutes ces restrictions des libertés qui, ensemble, deviennent une politique d’étouffement -, soit, en tant que « réalisation isolée », ou en tant qu’effort de rapprochement de l’un seulement des côtés de la pièce, être considéré comme un élément de la politique d’étouffement elle-même - simplement en présentant cet étouffement comme quelque chose de normal ou en tout cas de « vivable » ou d’acceptable en l’état des choses. Mais cela, l’appel ne le peut pas non plus, objectivement parlant. Et on ne peut s’attendre à ce genre de réaction à son égard du côté palestinien, dans l’un et l’autre cas.
Sans doute, cette même logique s’applique-t-elle (c’est-à-dire, devrait s’appliquer) au réseau universitaire international d’Israël, bien que nécessairement avec quelque contorsion étant donné que c’est ici que le milieu universitaire international débat, de temps en temps, pour savoir si le boycott de ses homologues israéliens est nécessaire, utile ou doit être demandé à tous. Tout à fait honnêtement et alors que je pense à beaucoup de situations et de cas où le milieu universitaire ne doit pas être l’otage du politique, l’acte de fermer les yeux sur les inégalités humaines ou les violations des droits humains, ne doit pas rentrer dans ces situations. Ici, par conséquent, je voudrais une fois encore faire valoir qu’une politique de rapprochement dans le domaine universitaire doit être proportionnée à sa contrepartie parallèle sur le terrain politique - que le milieu universitaire israélien, étant aidé, doit, en principe au moins, s’opposer clairement à une politique de domination par l’étouffement. Se positionner en de telles circonstances en faveur de l’abstraction de la politique revient absolument et tout compte fait à tolérer - pour le moins - ce genre particulier de politique négative. Comme mon ancien collègue, qui était favorable à une solution à deux Etats, Ami Ayalon, le répétait inlassablement autrefois en citant Edmund Burke, et en ayant à l’esprit des scénarios bien pires que ceux qui ont soufflé initialement cette déclaration à Burke : après tout, tout ce qu’il faut pour que le mal triomphe, c’est que les gens de bien ne fassent rien. Je ne dis pas ici qu’il faut déclarer soudain des guerres entre ceux qui ont un certain point de vue et ceux qui en ont un autre, mais je crois que la question doit au moins être débattue ouvertement et objectivement entre les universitaires israéliens et leurs homologues internationaux, de même qu’entre les universitaires israéliens eux-mêmes. Après tout, on l’examine, on l’explique ou on la justifie ; et quoi qu’on décide à son sujet, on ne peut faire comme si elle - cette situation de domination par l’étouffement, de déni de la liberté - n’existait pas.
Rechercher le démantèlement de la structure de « domination par l’étouffement », ce qui est la véritable question pour les « bons » chez les universitaires, ne consiste pas, à mon sens, de décider si on est du côté de l’étouffement ou de celui de la liberté. Au contraire, être du côté de la liberté c’est décider si elle peut encore donner un sens à une action en faveur d’une solution à deux Etats, ou s’il serait plus sensé de commencer à penser et à œuvrer pour des solutions fédéralistes ou intégrationnistes. Des solutions comme celles - avec les modifications indispensables à y apporter - que proposaient il y a quelques années Meron Benvinisti, Haim Hanegbi (ou même Moshe Arens plus récemment), ou bien, des années avant cela, des intellectuels avisés comme Martin Buber et Judah Magnes - ancien recteur et président de l’université hébraïque alors naissante. Un nouveau regard sur le Minority Report pour la partition de l’Inde - proposé à la même époque que la célèbre résolution 181 pour la partition de la Palestine - pourrait bien aussi être instructif à ce stade. Mon point de vue globalement, c’est qu’on ne peut vraiment pas s’attendre à ce qu’un véhicule hors d’usage se mette à tourner sans problème simplement en le poussant ou même en changeant uniquement ses pneus crevés. Il faut réparer chaque dysfonctionnement avant de pouvoir compter que le véhicule soit capable de rouler. Peut-être que ceci nous apprend que l’une des actions de base pour la collaboration entre universitaires requiert alors de leur part de devenir mécaniciens.
Revenons au départ, au 854, et à la visite à mon domicile du professeur Yaari en 1981. Il se peut que cela vaille la peine d’évoquer, à titre d’observations finales, une lettre qui a été reçue au Balliol College d’Oxford près d’une année avant, en 1980, par William Newton-Smith, alors secrétaire de la Faculté de philosophie d’Oxford, et envoyée de Prague, alors en Tchécoslovaquie. Dans cette lettre, on lui demandait si les professeurs de philosophie britanniques pouvaient venir dans ce pays aider à l’enseignement des élèves qui n’étaient pas autorisés à se rendre à l’étranger pour leurs études de philosophie. La lettre marquait ainsi le début de ce qui fut appelé plus tard « l’université clandestine » - un programme impliquant de nombreux professeurs de différentes disciplines, dont des personnalités telles que Stuart Hampshire, Iris Murdoch, Tom Stoppard, Harold Pinter, et Yehudi Menuhin, dont certains commencèrent à se rendre dans ce pays pour y donner leurs cours dans des sous-sols exigus, des chaufferies et de minuscules appartements. Certains, comme le principal de Balliol, Anthony Kenny, moins chanceux, furent rapidement expulsés du pays dès leur arrivée. Enfin, en octobre 1990, après l’effondrement non seulement des murs et des barrières, mais aussi des structures politiques tout entières, Vaclav Havel put officiellement inaugurer le « Jan Hus Educational Trust », véhicule grâce auquel l’université dite clandestine avait aidé à fonctionner durant ces années difficiles. A cet égard, je dois reconnaître que des universitaires israéliens, à peu près à la même époque, ont cherché à aider les institutions universitaires palestiniennes, comme Birzeit, quand celles-ci se trouvèrent assiégées par les autorités israéliennes, et reconnaître aussi que d’autres, comme notre ami Menahem Yaari, ne sont pas restés les bras croisés alors que le nœud coulant se resserrait autour de nos cous universitaires.
En conclusion, il est clair que la question n’est pas que les universitaires, contrairement aux créatures de Dieu, ne peuvent d’une façon ou d’une autre se soustraire à leurs contextes politiques. La question est plus, pour reprendre Périclès, de savoir si une véritable démocratie peut se permettre d’avoir de tels universitaires en son sein.
Ndt : La position de Sari Nusseibeh, exposée ici devant un parterre d’universitaires sionistes, doit être appréciée par rapport à son oppositon antérieure à tout boycott universitaire et culturel d’Israël, voir : "Boycotter Israël" de Peter Beaumont - The Observer.
Voir également :
-  Votez le désinvestissement : vous ne serez pas seuls - discours du Professeur Judith Butler, prononcé le mardi 13 avril 2010 devant les étudiants de l’université de Berkeley, Californie.
5 juillet 2010 - Université Al-Quds - traduction : JPP
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