vendredi 7 mai 2010

Routes palestiniennes : pour cimenter un Etat ou bien pour une annexion par Israël ?

Publié le 6-05-2010
Quel Etat Palestinien ? Une analyse très intéressante de Nadia Hijab et Jesse Rosenfeld, pour qui la construction de routes par l’Autorité Palestinienne (AP) favorise l’objectif israélien d’annexer de vastes zones de la Cisjordanie, rendant ainsi impossible un état palestinien viable..

Salam Fayad, le premier ministre de l’Autorité Palestinienne (AP), a axé sa crédibilité politique sur l’établissement en 2011 d’un état palestinien incluant toute la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem Est, un programme accueilli avec enthousiasme par la communauté internationale. Les plans ambitieux de l’AP incluent la réalisation de routes et autres infrastructures à travers la Cisjordanie, grâce à des fonds apportés par les Etats-Unis, l’Europe et d’autres donateurs.
Fayad a fait valoir que c’est le développement qui rendra la réalité d’un Etat palestinien impossible à ignorer. Cependant, beaucoup des routes nouvelles facilitent l’expansion de colonies israéliennes et ouvrent la voie à la mainmise sur les principales voies de circulation pour l’usage exclusif d’Israël.
Depuis des décennies, Israël a réalisé ses propres projets d’infrastructures en Cisjordanie occupée et dans Jérusalem-Est. Celles-ci comportent un réseau de routes ségrégatif qui, avec le mur de séparation dont Israël a débuté la construction en 2002, isole les secteurs palestiniens les uns des autres, tout en rapprochant d’Israël les colonies – toutes illégales selon la loi internationale.
Maintenant, pourvues d’informations par des sources des Nations Unies et par leurs propres recherches, des ONG palestiniennes donnent l’alarme. Elles mettent en évidence avec quelle ampleur la construction de routes par l’AP favorise l’objectif israélien d’annexer de vastes zones de la Cisjordanie – rendant ainsi impossible un état palestinien viable.
Des routes actuellement en cours de construction dans le gouvernorat de Bethléem en sont un premier exemple, dès lors qu’elles vont parachever la séparation entre la Cisjordanie palestinienne et le bloc de colonies de Gush Etzion (qui inclut quelques-unes des implantations israéliennes les plus anciennes), en avalant au passage davantage de portions de Bethléem. L’AP bâtit ces routes avec des financements de l’Agence américaine pour le développement international (USAID), et donc au bout du compte sur l’argent du contribuable américain.
Les Palestiniens de Bethléem n’avaient pas perçu les implications de la construction de route AP-USAID jusqu’à un meeting organisé le mois dernier par BADIL, l’association pour les droits des réfugiés. Des délégués des conseils locaux, des camps de réfugiés, des services du gouvernorat et des ONG ont été choqués par l’information qui leur a été présentée et demandent un arrêt dans la construction de routes jusqu’à ce que les risques en soient établis.
Il est probable que ni l’AP ni l’USAID ne favorisent sciemment les plans d’annexion israéliens. Pour autant, plusieurs facteurs se combinent pour aider Israël à tirer avantage du soutien de donateurs au développement palestinien et pour enlever le terrain de sous les pieds des Palestiniens. Il est par exemple impossible de construire dans la plupart des secteurs sans l’agrément d’Israël, et l’autorisation n’est habituellement accordée que quand elle convient aux plans israéliens.
En tant que ministre des Travaux Publics, Mohammad Shtayyeh a pris la défense de la réhabilitation et de la construction de routes par l’AP : « Tous ces efforts ont amélioré les infrastructures palestiniennes et correspondent aux projets du gouvernement », a-t-il déclaré. Mais, a-t-il ajouté, « cette entreprise a besoin d’un cadre politique pour mettre fin à l’occupation » (Shtayyeh a, depuis, démissionné de son poste). Quant à l’USAID, elle souligne que l’AP a la responsabilité de choix des projets, son propre rôle se bornant au niveau économique et technique de la répartition et du financement.
Néanmoins, une recherche effectuée par l’Institut de Recherche Appliquée de Jérusalem (ARIJ), organisme respecté des ressources naturelles palestiniennes, révèle quelques faits accablants : 32% des routes de l’AP financées et réalisées par l’UNSAID s’ajustent joliment avec une proposition que l’Administration Civile Israélienne (aka, autorité militaire d’occupation) avait présentée aux donateurs en 2004. Israël voulait que les donateurs financent quelque 500 kilomètres de routes alternatives à l’usage des Palestiniens, qu’il écartait du réseau routier principal. Les donateurs ont alors rejeté la proposition, mais il s’avère maintenant que les efforts AP-UNSAID ont effectivement réalisé 22% du plan israélien.
Quand on a souligné que beaucoup des routes alternatives pourraient faciliter l’expansion des colonies, une ségrégation de type apartheid et l’annexion, en maintenant les Palestiniens à l’écart du réseau principal – oeuvrant ainsi à l’encontre d’un état palestinien – Shtayyeh a déclaré : « Ce n’est pas de cette façon que nous voyons les choses. Les Israéliens empêchent les gens d’utiliser les routes, et notre mission est de trouver des moyens permettant aux gens de survivre. Ce qui ne signifie pas que ces routes soient des structures permanentes ».
L’Unité de Soutien à la Négociation (NSU) de l’OLP a étudié avec soin les dangers d’un développement des infrastuctures sous occupation, après que la Cour de Justice Internationale a réaffirmé en 2004 l’illégalité du mur israélien dans la Cisjordanie occupée. La NSU a élaboré un manuel de guidage sur les modes de construction non susceptibles de devenir complices de la colonisation israélienne.
Interrogé sur le fait que l’AP avait conscience du rôle que ces routes joueraient dans l’annexion pour colonisation, un responsable de la NSU, sous couvert de l’anonymat dès lors qu’il n’était pas autorisé à parler aux médias, a déclaré à The Nation « Nous avons remis notre rapport au bureau du premier ministre et à Mohammad Shtayyeh, et ils sont parfaitement conscients des enjeux ».
Lors d’un meeting avec BADIL et d’autres ONG palestiniennes locales, un haut responsable du ministère palestinien des travaux publics a paraît-il critiqué certaines municipalités palestiniennes pour leur manière d’exacerber le problème en traitant directement avec des donateurs, sans se soucier de l’intérêt national. Il a aussi pris pour cible les agences d’aide internationales, en indiquant que des donateurs occidentaux insistent sur la conciliation avec les implantations israéliennes. Par exemple, a-t-il signalé, des donateurs allemands ont permis à la colonie israélienne de Psagot de se relier au réseau d’égouts de la ville palestinienne d’El-Bireh, en dépit des objections de l’AP. Il a ajouté que l’USAID s’ajuste aux priorités de l’AP « dans la mesure où Israël n’y fait pas opposition ».
Des routes vers la dépossession.
Les accords d’Oslo entre Israël et l’OLP ont facilité la réalisation du système routier ségrégatif d’Israël. L’AP, hypothétiquement établie en 1994 pour une période « intérimaire » de cinq ans, contrôlait la zone A, environ 17% de la Cisjordanie. Israël et l’AP se partagent le contrôle de la zone B, tandis qu’Israël conserve un contrôle absolu sur la zone C – à peu près 60% de la Cisjordanie. Il n’est pas fortuit que les zones A et B incluent quelque 96% de la population palestinienne, tandis que la zone C comprend les colonies et la plus grande partie des terres agricoles, y compris la fertile vallée du Jourdain. De surcroît, Israël a le contrôle exclusif du développement dans Jérusalem-Est occupée, annexée de facto en 1967.
Israël continue à cimenter ces arrangements intérimaires en situation permanente, le contrôle de la construction des routes étant l’un de ses outils majeurs. L’USAID explique que « seules » les routes situées dans les zones B et C (soit dans 80% de la Cisjordanie) exigent une coordination avec les officiels israéliens. Les routes situées dans la zone B sont transférées à la liaison civile du district israélien pour la coordination de la sécurité, tandis que les routes situées dans la zone C sont soumises à l’obtention d’une « autorisation de sécurité de la coordination et de la construction » de sorte que puisse être vérifiée la « compatibilité avec les plans directeurs existants et la confirmation des droits de passage ».
Selon Ingrid Jaradat Gassner, directrice de BADIL, l’AP reçoit promptement l’autorisation de l’administration civile israélienne pour la construction en zone C de routes qui peuvent s’intégrer aux projets routiers israéliens. Elle ajoute que toutes les routes ne posent pas problème, mais que celles qui ne se relient pas aux voies principales ou qui servent de substitut à des routes établies sont sérieusement préoccupantes.
Après le refus des donateurs, en 2004, de sa proposition d’un réseau alternatif, Israël a néanmoins commencé à construire les routes, en les dénommant plus tard routes du « tissu de la vie ». « Outre le fait qu’elles soient racistes, ces routes sont du gaspillage », a affirmé Sarit Michaeli, porte-parole de B’Tselem, l’association israélienne pour les droits de l’homme. « Les routes du « tissu de la vie » sont conçues pour résoudre un problème qui, dans la plupart des cas, a été illégalement imposé par Israël ».
Vers la mi-2009, l’Office de l’ONU pour la Coordination des Affaires Humanitaires (OCHA) estimait que les autorités israéliennes avaient construit environ quarante neuf kilomètres de routes alternatives, incluant quarante trois tunnels et passages souterrains, ce qui ne suscite pas seulement des préoccupations politiques mais également environnementales quant à l’impact d’un réseau routier additionnel sur une zone aussi exiguë que la Cisjordanie. OCHA décrit les routes du « tissu de la vie » comme d’un des mécanismes conçus pour contrôler la mobilité des Palestiniens et pour favoriser celle des colons israéliens. B’Tselem estime qu’Israël a dépensé quelque 44,5 millions de dollars pour le réseau « tissu de la vie » - un prix modique pour s’approprier de vastes étendues de territoire.
L’impact humain.
Nidal Hatim, acteur local, chroniqueur en ligne et militant pour le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS), n’a pas la possibilité d’emprunter la route qui va de Bethléem à son village natal de Battir, juste en bordure de la ville. La route 60 est la principale voie nord-sud à travers le centre de la Cisjordanie. « Pour emprunter la route nationale, il nous faut passer par le barrage de contrôle et faire un détour », explique-t-il. « J’ai une carte d’identité de Cisjordanie, de sorte que je ne peux passer par le barrage de contrôle ».
Au lieu de quoi, il lui faut suivre une route latérale toute bosselée, que l’AP est en train de construire avec l’aide de l’UNSAID. La route évolue d’un revêtement de ciment crevassé vers une rue résidentielle et de là en un chemin de terre et de gravier, en passant autour ou au-dessous de la route 60 à quatre voies, désormais principalement utilisée par des colons israéliens. Traversant un tunnel en partie achevé, la voiture s’immobilise une seconde sur une pente raide et non goudronnée, en bordure d’un champ d’oliviers.
Selon un membre du conseil de Battir, Hassan Awaineh, le tunnel va être l’unique point d’accès reliant à Jérusalem les 22.000 habitants de Battir et les villages voisins. Michaeli, de B’Tselem affirme que la dualité de ce système routier en Cisjordanie va « sur le long terme, bétonner le contrôle israélien. Le tunnel qui relie à Battir peut être contrôlé par une seule jeep militaire ».
Le tunnel donnera à Israël la capacité de totalement intégrer le bloc de colonies de Gush Etzion et de le séparer de la population palestinienne, comme l’a expliqué un membre d’une ONG occidentale. « Une fois le tunnel achevé, c’en est fait », a-t-elle déclaré, parlant sous couvert de l’anonymat dès lors qu’elle n’était pas autorisée à parler aux médias. Assis sous le porche de sa maison à Battir, en surplomb sur la vallée où circule le train reliant Jérusalem à Tel Aviv, Awaineh désigne la gare maintenant morte de Battir, où les trains avaient coutume de s’arrêter aux époques ottomane et britannique.
Depuis lors, près de la moitié du territoire de Battir a été confisqué par Israël, et l’activité palestinienne y est interdite. Awaineh se penche en avant, le soleil se reflétant dans ses cheveux blancs, et il soupire : « Au bout du compte, ils rendront la vie difficile aux écoliers qui vont en classe, aux ouvriers qui vont au travail et aux paysans qui vont dans leurs champs », dit-il. « Les gens seront forcés de s’en aller vers Bethléem ».
« C’est une partie de la politique israélienne, de ̎raréfier les zones palestiniennes », assure le membre de l’ONG. « Il ne s’agit pas de nettoyage ethnique à plein régime, plutôt de transferts progressifs, tout à fait comme cela s’est fait pour les Palestiniens restés en Israël en 1948 ». Ce qui est en train d’arriver à Battir et à son voisinage dans la zone C s’est déjà produit dans le secteur de Jérusalem-Ramallah, comme ailleurs en Cisjordanie.
Comment cela fonctionne.
Une diapo dans une présentation sur écran produite par OCHA au sujet d’un nouveau développement dans la zone de Gush Etzion illustre graphiquement de quelle manière les routes construites par l’AP et l’UNSAID sont en connexion avec des voies de détournement déjà existantes ou planifiées par Israël, et qui repoussent les Palestiniens à l’écart du principal réseau routier. La diapo en question a disparu du site web de OCHA après une présentation à des organisations de donateurs le mois dernier ; mais une copie en a été obtenue par The Nation.
ARIJ a produit ses propres cartes qui mettent en évidence l’impact de l’extension de Gush Etzion. L’achèvement du mur de séparation va supprimer l’accès des Palestiniens à la route 60 et à d’autres voies comme la route 356, dont une partie a été réhabilitée par Israël. De façon commode pour Israël, l’AP a restauré un autre segment de la route 356, avec le soutien de donateurs étrangers, et un troisième tronçon est en train d’être réhabilité par l’AP. Quand vous prenez une vue d’ensemble, il ne semble par une nous emprunterons encore pour très longtemps la route 60 », note Gassner, la directrice de BADIL, dans son bureau de Bethléem.
Les choses vont empirant. La réhabilitation de la route 356 a octroyé à plusieurs des colonies juives dans le gouvernorat de Bethléem un nouveau bail d’existence. ARIJ souligne que les colonies de Teqoa et de Noqdim ont vu leur temps de trajet vers Jérusalem réduit de 45 à 15 minutes, encourageant ainsi les colons israéliens à devenir propriétaires dans le bloc où les prix de l’immobilier ont connu un envol de 70%. A l’inverse, les Palestiniens qui seront écartés de la route 60 vers la route 356 verront leur temps de trajet entre Hébron et Bethléem quadrupler jusqu’à atteindre 100 minutes. Et, bien entendu, Israël a rendu Jérusalem de plus en plus inaccessibles aux Palestiniens de Cisjordanie.
Les revendications des communautés.
Il est indéniable que les Palestiniens ont le besoin et le droit de posséder des infrastructures sûres et opérationnelles, et que les communautés les revendiquent. Il n’est pas moins clair qu’Israël exerce un pouvoir accablant sur les territoires palestiniens occupés, barrant de multiples obstacles la voie d’une action indépendante. Qui plus est, des communautés dépendent de la bonne grâce de l’AP pour l’aide au développement, lequel à son tour est tributaire du financement de donateurs comme l’UNSAID.
Néanmoins, ceux qui sont sur la ligne de front n’acceptent pas le développement à n’importe quel prix, et des militants demandent une pause dans la construction de routes, jusqu‘à ce que puisse être faite une évaluation des risques politiques. « Personne ne souhaite voir les mauvaises routes bâties de la veille au lendemain », remarque Gassner.
« Il faut que les gens d’ici résistent », dit Hatim, l’acteur et militant. Marchant autour d’une station de taxis palestinienne, à la lumière du soleil couchant, et regardant le tunnel qui relie désormais son village à Bethléem, tandis que les voitures des colons filent par-dessus, il ajoute : « Il nous faut aussi prendre pour cibles l’AP et l’UNSAID. Il faut que les gens boycottent l’UNSAID et ses entrepreneurs. Aussi longtemps que le problème est Israël , l’AP et l’UNSAID, nous avons besoin de lutter sur l’ensemble des trois fronts ».
Awaineh, de Battir, qui est proche de l’AP, est plus précautionneux dans ses critiques et il met l’accent sur le rôle d’Israël. Pourtant, quand on insiste, lui aussi est clair sur la nécessité de résister à l’isolement et au transfert de sa communauté. « Nous devons encourager les gens à rester ici et à survivre. L’AP et l’UNSAID doivent construire des routes pour le peuple palestinien, et pas pour des colons au nom des Palestiniens ».
Par Nadia Hijab et Jesse Rosenfeld, 30 avril 2010.
*Nadia Hjab est une analyste indépendante, un des principaux membres du bureau de l’Institut d’Etudes Palestiniennes à Washington DC. Jesse Rosenfeld a fait des reportages sur le Moyen-Orient depuis 1967, et il est éditeur.
(Traduit de l’anglais par Anne-Marie PERRIN pour CAPJPO-EuroPalestine) CAPJPO-EuroPalestine