dimanche 21 février 2010

La politique américaine au Moyen-Orient

publié le samedi 20 février 2010
Vincent Fromentin
 
Si le Moyen-Orient est marqué à partir des années 50 par la fin des pré carrés coloniaux européens et le positionnement des États-Unis pour le contrôle de l’énergie, on observe un basculement de la donne géopolitique. Alors que les États-Unis étaient favorablement perçus comme l’émancipateur du joug des colons européens en garants puissants de la démocratie, leur aura s’émousse progressivement.

1ère partie : D’une rivalité anglo-américaine à un positionnement stratégique face à l’URSS (1919-1979)

1. Le point de départ : une rivalité économique entre européens et américains (1919-1945)
La création du personnage de Zorro, en 1919, par Johnston McCulley symbolise parfaitement l’Amérique partant en croisade, dès après que le Congrès le 6 avril 1917 ait voté l’entrée en guerre, pour sauver la démocratie mise en péril par les pays de la Triple Alliance en Europe. Il s’agit d’une rupture par rapport au principe de neutralité, affichée dès le 4 août 1914 par Wilson, qui marque l’inexorable engagement américain dans les affaires internationales.
En réalité, Wilson est tout à fait conscient de l’affaiblissement des grandes puissances contemporaines. Il pense profiter de la conflagration européenne pour proposer l’idée d’une organisation internationale, projection de la démocratie incarnée par les États-Unis, afin de limiter les risques politiques de leur engagement commercial dans le monde.
Ces années 20 sont marquées par le formidable élan de leur économie et de leur industrie. Ce dynamisme leur permet de se positionner dans l’Europe affaiblie mais aussi sur les traditionnelles chasses gardées des colonies, notamment au Moyen-Orient.
En 1916, constatant le délitement continu de l’« homme malade de l’Europe » (indépendance de l’Égypte, conquête française de l’Algérie, indépendances des Balkans, conquête séoudiene de la péninsule arabique), Georges Picot et Marc Sykes, concluent un accord secret garantissant la mainmise des Français sur la Syrie et le Liban et des Anglais sur l’Irak.
En Irak, ce sont donc les troupes britanniques (l’armée des Indes) qui contrôlent le pays, après avoir combattu les troupes de l’Empire Ottoman durant la Première Guerre. Avec l’Iran, par l’intermédiaire de l’Anglo-Persian Company, l’Irak constitue la principale ressource pétrolifère connue de l’époque.
Mais les États-Unis font pression pour participer au capital de la Turkish Petroleum Company, arguant qu’il s’agit d’une prise de guerre. De plus, ils s’assurent un contrôle total du pétrole nouvellement découvert sur le territoire saoudien dès 1934 (avec la Standard Oil of California, Texas et Mobil, futur ARAMCO).
Après Yalta, la rivalité anglo-américaine se transforme en positionnement stratégique face à l’URSS.
2. Le positionnement stratégique face à l’URSS (1945-1958)
En 1945, Roosevelt et Ibn Saoud concluent l’accord de Quincy qui garantit un soutien indéfectible des américains à la péninsule en échange des concessions pétrolières. Une base américaine est d’ailleurs implantée au milieu de cette zone, à Dahran. Mais, les États-Unis glissent d’une vision strictement sécuritaire des impératifs énergétiques à une appréhension idéologique plus globale des enjeux face au bloc communiste attiré par les mers chaudes du Sud (Mer Noire, Mer Caspienne). C’est cette conception qui les impliquera dans le Plan de Partage de la Palestine de 1947 afin de faire d’Israël un relais régional et un pivot stratégique, clairement affirmé en 1967 lors de la Guerre de Six-Jours. Ce partenariat avec Israël est durable, quel que soit le type de gouvernement en place, contrairement aux autres états arabes pro-américains, trop soumis aux aléas conjoncturels. Il peut s’expliquer en partie par la très grande influence –encore actuelle– du lobby pro-israélien, l’American-Israeli Public Affairs Committee (AIPAC), sur les décisions stratégiques des États-Unis.
La crise de Suez en 1956 marque l’éviction des vieilles puissances européennes du Moyen-Orient et l’émergence des nationalisme égyptien (Nasser) et iranien dès 1951 (Mossadegh) qui reçoivent le soutien soviétique.
L’URSS de Staline revendique la zone de Trébizonde à la Turquie (mer Noire) qui pousse cette dernière à rejoindre l’OTAN. Le Pacte de Bagdad de 1955 signé entre l’Irak, l’Iran, le Pakistan, la Turquie ainsi que les États-Unis et la Grande-Bretagne tente de juguler ces aspirations soviétiques vers le Sud (notamment l’attrait de l’Égypte de Nasser et de la Syrie). Bénéficiant de l’appui soviétique, le premier ministre iranien, le Dr Mossadegh, cherche à évincer le Shah. Les services secrets américains, craignant une nationalisation de l’Iran Petroleum Company, organisent un coup d’état qui écarte définitivement Mossadegh en 1953. Avec le ralliement de la Turquie à l’espace pro-américain l’année précédente, ce sont les deux pays non arabes du Moyen-Orient (Iran et Turquie) qui assurent les verrous territoriaux stratégiques face à l’URSS.
Sur le plan militaire, les États-Unis sont de plus en plus convaincus que la supériorité d’Israël face aux états arabes pro-soviétiques est essentielle dans la géopolitique de la région. Pour cette raison, les États-Unis soutiennent Israël en 1967 mais aussi en 1973, lorsque la Syrie et l’Égypte décident d’attaquer conjointement pendant le Kippour.
Néanmoins, de son côté, l’Arabie Saoudite de Fayçal voit de plus en plus d’un mauvais œil le soutien américain invétéré à Israël dans le conflit arabo-israélien en gagnant de plus en plus d’autonomie face aux États-Unis et en finançant ouvertement des groupes palestiniens marxistes et radicaux.
3. Les contestations de l’empire américain (1958-1979)
L’empire américain construit au Moyen-Orient commence à s’affaiblir et à être contesté par les élites. Le gouvernement nationaliste du Parti Baas en 1958 en Irak, le rapprochement de l’Irak et de l’Iran (accords d’Alger de 1975) et le détachement progressif de l’Iran du glacis bâti par les États-Unis, la récusation de la politique américaine par Fayçal conduisent, en mars 1975, à l’assassinat de Fayçal par la CIA, et en avril, à la guerre du Liban manipulée par Israël et les États-Unis. En janvier 1979, le renversement du Shah d’Iran fomenté par des groupes religieux extrémistes soutenus par les anglo-saxons place Khomeiny à la tête d’une République Islamique.
Ce bouleversement de l’échiquier géopolitique ne profite ni aux américains (pour Khomeiny, l’Amérique est le « Grand Satan »), ni aux soviétiques (dont l’athéisme est fortement décrié). Cette révolution religieuse contamine également l’Arabie Saoudite qui gèle ses réformes progressistes sous la pression du courant des wahhabites. En 1979, non seulement le verrou stratégique de l’Iran tombe mais également l’URSS envahit l’Afghanistan. Les États-Unis sont affaiblis sur trois plans : militaire avec l’Iran et l’Irak (soutenus par l’URSS et la France pour l’Irak), idéologique avec l’Afghanistan et économique avec l’Arabie Saoudite.

2ème partie : l’effacement de l’influence soviétique et la mainmise énergétique américaine totale au Moyen-Orient (1979-1991)

1. Vers la fin d’un monde bipolaire (1979-1989)
Si le Moyen-Orient est marqué à partir des années 50 par la fin des pré carrés coloniaux européens et le positionnement des États-Unis pour le contrôle de l’énergie, on observe un basculement de la donne géopolitique. Alors que les États-Unis étaient favorablement perçus comme l’émancipateur du joug des colons européens en garants puissants de la démocratie, leur aura s’émousse progressivement.
1979 est une date particulièrement clé dans la compréhension du Moyen-Orient :
* Par l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS (qui se révèlera être une erreur stratégique), l’influence des États-Unis et le Pakistan, leur allié, sont directement menacés, * Par la révolution iranienne de Khomeiny, qui est religieuse et qui s’écarte de toute orbite d’influence (URSS ou USA), les États-Unis perdant leur atout essentiel dans la région, * Malgré les premiers pas d’une reconnaissance par les pays arabes du statut d’Israël (qui pour les États-Unis est un facteur de poids dans la stabilité stratégique de la région) par la signature par Sadate, successeur de Nasser, d’un traité de paix et de reconnaissance de la frontière entre Israël et l’Égypte.
a. Les bouleversements de la révolution iranienne(1979)
En 1979, la révolution iranienne surprend et dérange l’équilibre géopolitique de la région pour plusieurs raisons :
* En premier lieu, le régime des mollahs est religieux et il conteste le contrôle de la dynastie saoudienne sur les Lieux Saints (La Mecque). L’Arabie Saoudite sunnite craint de son côté une contagion de la révolution islamique à sa région pétrolière peuplée de minorités chiites. * En deuxième lieu, l’Iran, puissamment armé jusque-là par les Américains, se réorganise militairement difficilement. Stratégiquement, l’Irak de Saddam Hussein compte profiter de cette faiblesse pour envahir une zone pétrolière du Sud de l’Iran, chiite, à l’Est du Chatt-el-Arab. * En troisième lieu, de fait, la montée en puissance de l’Irak, soutenu par l’URSS et la France depuis 1958, face à un Iran devenu anti-américain, inquiète fortement son voisin direct : Israël.
b. La montée en puissance de l’Irak (1968-1988)
Effectivement, les revers de la politique américaine au Moyen-Orient imposent donc de trouver de nouveaux alliés pour contrebalancer la menace stratégique. L’Irak profite donc de ce changement de vent en sa faveur et fédère tous les intérêts. En déclenchant une guerre contre l’Iran, jusque-là militairement très puissante, l’Irak reçoit le soutien de tous : pendant le conflit, de 1980 à 1988, l’Arabie Saoudite, les pays du Golfe, le Koweït, la France, les États-Unis et même l’URSS, non seulement ferment les yeux sur cette invasion territoriale, mais contribuent à fourbir les armes de la plus puissante armée du Moyen-Orient.
Mais, cette guerre, qui s’augurait brève, s’éternise pour deux causes :
* L’une, endogène, tient au fait que la zone envahie est chiite et que l’Irak, bien que son parti Baas soit laïque, est majoritairement peuplé de chiites (et possède également des lieux saints chiites comme Kerbala et Nadjaf). La résistance iranienne repose donc sur deux atouts : son sentiment national et sa proximité religieuse avec la population d’Irak. * L’autre, exogène, repose sur le jeu des relations internationales : les services secrets d’Israël, craignant les conséquences d’une victoire irakienne, et afin d’épuiser les deux pays ont contribué, avec l’appui américain à moderniser l’ancienne armée du Shah. C’est le fameux scandale de l’Iran Gate.
c. Le bourbier afghan (1979-1989)
L’URSS, en envahissant l’Afghanistan, loin de vouloir atteindre les « mers chaudes » comme on le redoutait à l’époque, semble, en réalité, plutôt vouloir simplement sauver les techniciens et coopérants soviétiques confrontés à une importante et sanglante vague de contestations.
* Comment en est-on arrivé à cette situation-là ?
L’Afghanistan est encore au début du siècle un pays isolé en raison du « Grand Jeu » que se livrent les deux puissances impériales, russe et britannique. Il n’y a eu que très peu de contacts avec le Moyen-Orient et l’Afghanistan, malgré une tentative de modernisation par le roi Amanullah étouffée par les mollahs en 1929, a un mode de fonctionnement quasi-autarcique jusqu’au milieu des années 1950.
C’est effectivement de conserve que Britanniques et Russes ont contribué à établir un royaume-tampon en Afghanistan, dont l’instabilité aurait été préjudiciable à l’équilibre entre les deux empires. L’Afghanistan est donc neutralisé et isolé.
Dans les années 50-60, l’Afghanistan attise les convoitises des deux nouvelles puissances. De grands chantiers sont menés pacifiquement (l’immense aéroport de Kandahar, par exemple) jusqu’à ce que les États-Unis cèdent leur place, préoccupés par la montée en puissance de l’Iran. Les Soviétiques, à partir de la fin des années 60, dépêchent alors sur place de nombreux cadres et forment une armée moderne. Cette modernisation cristallise cependant l’hostilité des religieux.
En 1973, le roi est balayé au profit d’un président soutenu par un parti communiste (le Parti démocratique du peuple afghan) dont les rivalités internes poussent à des réformes de plus en plus radicales. La forte opposition des partis ultra religieux et des mollahs atteint son paroxysme lorsque en 1978 et 1979 diverses insurrections et lynchages de cadres soviétiques obligent l’URSS à intervenir militairement.
* L’instrumentalisation de la résistance
Le front de résistance à l’URSS en Afghanistan n’est pas uni. De tous temps, les tribus se sont fortement opposées et livrées à des luttes sanglantes. La plus importante –et la plus connue– de ces rivalités tribales traditionnelles est celle entre Pachtouns et Tadjiks, de part et d’autre de la frontière pakisto-afghane.
Une importante aide financière est déclenchée par les États-Unis (qui fournissent le matériel militaire léger aux chefs de guerres religieux réfugiés au Pakistan) mais aussi par l’Arabie Saoudite et les riches pays du Golfe. De plus, de tout le monde arabe affluent des combattants du djihad, les moudjahidin, pour rallier la résistance contre l’URSS.
La guerre d’Afghanistan bascule vraiment en 1986, lorsque les États-Unis fournissent les missiles Stinger (via l’Arabie Saoudite qui les revendaient par des réseaux pakistanais) contre les hélicoptères soviétiques, pour aboutir, finalement, au retrait soviétique de l’Afghanistan en 1989.
Mais, pendant les 10 ans d’occupation soviétique, les trafics d’armes alimentés par le jeu de tous les puissants, de drogue (l’Afghanistan fournit 80% de l’héroïne mondiale) ont rôdé les circuits de la guérilla et de la résistance de ces moudjahidin au plus haut point.
2. La mainmise américaine au Moyen-Orient (1989-1991)
En 1989, l’URSS a constaté son échec cuisant en Afghanistan et se retire. De fait, après la guerre menée pour réduire les visées irakiennes et lorsque l’URSS disparaîtra fin 1991, les États-Unis ressortent comme la principale puissance dominant les enjeux du Moyen-Orient et comme les uniques instigateurs des processus de réconciliation (Madrid en 1991 ou Oslo en 1993)
a. La « guerre du Golfe » (1990-1991)
Lorsque Saddam Hussein, disposant (grâce à ceux qui lui livreront cette guerre), de la plus puissante armée du Moyen-Orient, envahit le Koweït pour en faire une province irakienne, la réaction internationale est immédiate. L’URSS périclitant et proche de son implosion n’empêche pas l’ONU de décider l’envoi d’une force internationale.
Rapidement, l’armée irakienne est écrasée mais le régime de Saddam Hussein est maintenu au pouvoir. En revanche, le stock de missiles de moyenne portée doit être détruit et les résolutions de l’ONU prévoyant un embargo et de très lourdes sanctions sont décidées (le fameux « pétrole contre nourriture »).
Par précaution, des bases militaires américaines sont implantées définitivement sur le sol saoudien et dans le Golfe. A tel point que cette présence américaine est de plus en plus mal vue sur le sol sacré des saoudiens wahhabites.
b. Les raisons de la guerre
En réalité, que faut-il lire derrière ce conflit si vite décidé ?
Certes, l’Irak envahit un pays souverain, membre des Nations Unies, et menace ainsi la sécurité directe de l’Arabie Saoudite (zones pétrolières chiites) et d’Israël (à portée de missiles et d’une invasion territoriale).
* Néanmoins, il faut souligner qu’avec la chute du Mur, la déliquescence puis finalement l’effondrement de l’URSS en 1991, les États-Unis n’ont plus aucune légitimité à maintenir leur puissance au Moyen-Orient, face à une menace qui n’existe plus. * D’autre part, l’Irak n’accorde pas un grand intérêt commercial aux États-Unis privilégiant plutôt l’Europe (notamment la France) ou l’Asie (Japon, Chine). * Enfin, le parti de Saddam Hussein, le Baas, progressiste et laïc, est le dernier ersatz des aspirations panarabes du Moyen-Orient (après le nassérisme des années 1950 ou l’autre parti Baas syrien). Ce nationalisme arabe séduit et attire encore la sympathie de nombreux pays arabes et européens. Tous ces arguments font de l’Irak l’obstacle à la mainmise énergétique américaine.
c. La sécurité du pétrole de la Mer Caspienne
Il ne faut pas oublier les vues américaines sur le pétrole des pays riverains de la Mer Caspienne qui iront grandissantes. Comme le soulignent de nombreux documents stratégiques américains concernant la maîtrise de tous les flux énergétiques et économiques mondiaux (cf. The Grand Chessboard de Brzezinski), les routes d’acheminement du pétrole du Kazakhstan, de l’Azerbaïdjan et du Turkménistan doivent être libérées de toute influence russe (ou chinoise, avec l’accord sino-kazakh en 1997).
Pour les États-Unis, la Turquie doit être un allié clé pour la sécurité des oléoducs, tout comme les groupes et partis islamistes indépendantistes (Tchétchénie), afin de repousser l’influence russe sur ses anciens satellites.
Tous ces jeux indirects, ces trafics et ces manipulations de la politique américaine pour assurer son assise énergétique et économique ont contribué néanmoins à l’apparition d’une nouvelle carte : la montée en flèche de l’islamisme.