jeudi 11 février 2010

Global Mufti vs Al-Azhar : le “mur d’acier” de Gaza

publié le mardi 9 février 2010
CPA

 
Dernier scandale lié à l’ intervention du pouvoir dans la sphère religieuse, le « mur d’acier » que le gouvernement Moubarak s’emploie actuellement à ériger sur sa frontière avec la bande de Gaza
« En islam, il n’y a pas de clergé ! » Cette idée reçue mérite qu’on s’y arrête un moment, au moins pour ce qui est de l’islam dans les pays arabes. Bien entendu, si l’on veut transposer le modèle organisationnel mis en place au fil des siècles par l’Eglise catholique, on ne trouvera pas l’exact équivalent des « professionnels de la religion » – que Dieu nous pardonne une telle expression ! Néanmoins, depuis l’époque contemporaine (au sens historique du terme, c’est-à-dire avec le début du XIXe s.) et plus encore depuis que la constitution des Etats arabes modernes, la « gestion des biens de salut » sont clairement devenu un « métier », avec ses filières de formation, ses institutions et tout ce qui compose un « champ religieux ».
Celui-ci s’est donc partiellement « autonomisé », en créant ainsi une dynamique entre différents protagonistes qui ne sont pas tous dotés du même capital religieux. Cependant, à l’extérieur du champ, d’autres facteurs ont joué un rôle tout aussi important : l’urbanisation, la scolarisation, la modification des modes de vie ont changé la donne, et plus encore sans doute les transformations successives des communications qui ont bouleversé la hiérarchie traditionnelle du savoir religieux. En parallèle mais aussi en rivalité avec les grands noms reconnus par les structures traditionnelles, on a vu apparaître de nouvelles « autorités » : dans les années 1960, les cheikhs de la radio et des cassettes audio, vite suivis par les premières stars de la prédication télé (avec cheikh Shaarawi comme modèle sans doute). Depuis la révolution médiatique des télévisions satellitaires (les années 1990) et celle d’internet, la prolifération des canaux et des messages a fini par totalement brouiller un paysage religieux où tout le monde et n’importe qui, ou presque, peut intervenir. (D’où, au passage, ces fatwas « abracadabrantesques » qui font à la fois rire et pleurer, mais qu’il conviendrait de replacer dans leur contexte, sachant qu’une religion ne se réduit pas au discours d’un imam, pas plus qu’à celui d’un prêtre ou d’un rabbin).
L’autre grand paramètre des interactions à l’intérieur du champ, c’est bien entendu la sphère politique, et en premier lieu l’Etat qui peut par exemple favoriser les carrières des personnalités les plus souples, ou sanctionner ceux qui s’obstinent à ne pas suivre ses injonctions. Dernier scandale lié à l’ intervention du pouvoir dans la sphère religieuse, le « mur d’acier » que le gouvernement Moubarak s’emploie actuellement à ériger sur sa frontière avec la bande de Gaza, pour mettre fin à la contrebande et donc, il faut bien l’admettre, pour compléter l’enfermement décrété par les Israéliens  [1].
Il va de soi qu’on trouve assez peu de personnalités publiques dans le monde arabe pour défendre un barrière qui va contribuer à renforcer le piège qui s’est refermé, depuis un an environ, sur un million et demi de personnes, lesquelles n’ont d’autre tort que de vivre en un endroit où des élections démocratiques ont porté au pouvoir le Hamas. Pour tenter de convaincre les foules qui semblent bien lui faire défaut, le pouvoir égyptien a appelé en renfort la principale institution religieuse du pays, Al-Azhar. Son recteur, Mohammed Sayyed Tantawi (محمد سيد طنطاوي ) , est donc sorti d’une réunion de l’Académie des recherches islamiques (مجمع البحوث الاسلامية) juste à la fin de l’année dernière, en déclarant que s’opposer à la construction de cette barrière métallique, placée là pour défendre la souveraineté nationale et empêcher le contrebande de drogue (sic !), revenait à violer les saints commandements de la loi islamique. Bien qu’il ait déjà eu l’occasion de pratiquer cet exercice humiliant à maintes reprises (notamment pour le président Sarkozy voir ce précédent billet), le recteur a paraît-il quitté les lieux particulièrement rapidement.
Naturellement, une telle déclaration a suscité un tir de barrage de la part de nombreux confrères, trop heureux de donner des cours d’exégèse sur un terrain où l’opinion leur est favorable. En tête, et c’est un peu ennuyeux pour le pouvoir égyptien, rien moins que le global imam Youssef al-Qardâwi qui assume sans complexe – et via nombre de télévisions satellitaires à commencer par Al-Jazeera – un leadership spirituel dans le monde arabe, et même au-delà, que bien peu peuvent lui disputer. Souvent qualifié d’extrémiste, le dirigeant de la Conférence mondiale des imams, qui possède un passeport qatari après avoir été déchu de sa nationalité égyptienne par Nasser paraît-il, ne s’en fait pas moins le chantre de la « voie moyenne » (wasatiyya), un placement à mi-chemin des outrances de l’extrémisme militant et des audaces réformatrices qui lui réussit à merveille et qui lui permet, entre autres exemples, tantôt de dénoncer la menace chiite en Egypte, tantôt de soutenir la mixité (ikhtilât) dans la toute nouvelle King Abdullah University for Science and Technology en Arabie saoudite (article en arabe dans Elaph.
Pour ne pas arranger les choses, nombre d’organisations d’imams (car il y en a une voire plusieurs dans chaque pays) lui ont emboîté le pas. Au Yémen, en Arabie saoudite, au Soudan, mais aussi en Jordanie ou au Liban, les autorités religieuses ont pris la parole pour expliquer que la construction de ce « mur d’acier » pouvait être considérée comme un péché, et même un péché grave, puisqu’il pouvait entraîner la mort de tout un peuple (article en arabe dans Al-Quds al-arabi). Les plus modérés se sont contentés de dire que le recteur d’Al-Azhar aurait pu se dispenser d’une telle déclaration, ou bien au moins accompagner le nécessaire ( ?) appel à l’arrêt de la contrebande d’un vœu (pieux ?) pour l’ouverture de la frontière légale avec l’Egypte (article en arabe dans le très modéré Al-Hayat)… Même au sein d’Al-Azhar, les religieux du turbulent « Front des oulémas » (جبهة علماءالأزهر) sont partis en manif, et nombre de « petits imams » ont refusé de lire le prêche du vendredi rédigé par le ministère (car c’est comme cela que ça se passe). Pour l’instant, ils sont 17 à avoir reçu un blâme accompagné d’une retenue sur salaire, mais il n’est pas exclu que les choses aillent plus loin et que l’administration – cela s’appelle le ministère des Waqfs – « nettoie » la profession !
Il ne s’est trouvé qu’une voix pour prendre le parti du recteur d’Al-Azhar, mais c’est presque pire ! En Cisjordanie, territoire sous l’assez virtuelle Autorité palestinienne, le ministre des Cultes (le ministère des Waqfs en fait) a cru bon de voler à son secours en déclarant que l’Egypte avait bien le droit de faire respecter la loi sur son sol (y compris en affamant encore un peu plus les Palestiniens de Gaza)… Il a également fait distribuer, c’était il y a quelques jours, un prêche comportant une attaque en règle contre Qardawi. Les malheureux imams qui ont pensé à leur salaire et qui se sont risqués à obéir aux instructions des « chefs du ministère » à Ramallah n’ont même pas pu finir leur sermon. Dans certains cas (à El-Bireh notamment), la police a dû intervenir pour mettre fin aux bagarres dans la mosquée ! (article en arabe dans Al-Quds al-arabi)
Inutile de dire que la « fatwa » (techniquement ce n’en est pas une) de Tantawi n’a pas vraiment renforcé la popularité de la politique du gouvernement égyptien, et que la déclaration de son homologue à Ramallah ne contribue pas à redorer le blason de l’Autorité palestinienne. Il ne faut pas être grand clerc, quand on est musulman – et pas seulement – pour se faire sa propre religion sur la question de Gaza !
[1] Voir aussi el Watan :

Après le mur d’acier sur la frontière de Ghaza : L’Égypte construit un port de contrôle

L’Égypte a entamé des travaux pour lutter contre la contrebande par voie maritime avec la bande de Ghaza, afin de compléter un dispositif terrestre lui aussi en cours de renforcement, ont fait savoir, hier (7 février), les services de sécurité égyptiens.Les autorités ont débuté la construction près de la frontière d’un port destiné aux bateaux des forces égyptiennes, afin « d’empêcher toute tentative de contrebande de la part des Palestiniens par la frontière maritime », a affirmé un responsable des services de sécurité sous le couvert de l’anonymat. « L’Egypte a mis au point un plan complet garantissant la sécurité de ses frontières maritimes et terrestres avec Ghaza. Il y a des constructions en cours (...) et d’autres toujours à l’étude », a-t-il ajouté. Des témoins ont indiqué à l’AFP avoir vu des engins ramener des blocs de pierre le mois dernier et les rassembler sur la plage. Les travaux ont commencé il y a trois jours, ont-ils précisé.
Les travaux pour la construction d’une barrière souterraine à la frontière avec Ghaza, censée empêcher la contrebande par des tunnels avec l’enclave contrôlée par le mouvement islamiste Hamas, sont toujours en cours, a ajouté ce responsable. Sous forte pression israélienne et américaine pour mieux contrôler sa frontière avec la bande de Ghaza et empêcher les trafics d’armes, l’Egypte a décidé d’édifier une barrière métallique souterraine et d’autres dispositifs pour verrouiller cette zone sensible. Le président Hosni Moubarak a défendu ces travaux, les qualifiant d’affaire de « sécurité nationale » et de « souveraineté », sans toutefois donner de détails précis sur les ouvrages.
publié par el Watan
publié par Culture et politique arabes le 18 janvier 2010 http://cpa.hypotheses.org/1568