Intervention lors du Colloque du Cercle des Chercheurs sur le Moyen-Orient (CCMO), 6 avril 2011
     NB : le texte qui suit est la version écrite d'une intervention orale lors du colloque du CCMO. Les actes de ce     colloque seront édités. Une version enrichie et argumentée de ce travail donnera alors lieu à publication.   
     Les  Accords d’Oslo ont été envisagés, du moins par la partie palestinienne,  comme une étape vers l’établissement     d’un Etat palestinien indépendant en Cisjordanie et à Gaza. Mais, 17  ans plus tard, la perspective de l’Etat indépendant n’a jamais semblé  aussi lointaine. De plus en plus de voix s’élèvent, y     compris, du côté palestinien, chez d'anciens partisans et artisans  du projet d’Etat, pour affirmer que ce programme est désormais  « caduc ». Le titre de l’ouvrage de Ziad Clot,     ex-membre de l’équipe des négociateurs de l’OLP, en est une des plus  récentes et des plus éclatantes illustrations : « Il n’y aura pas  d’Etat palestinien ».      
     Que s’est-il passé ? L’échec patent du projet d’Etat indépendant est-il dû au fait que les accords d’Oslo ont     été malmenés ou trahis ? Ou à l’inverse, cet échec n’était-il pas inhérent à la logique d’Oslo ?   
      Pour  de plus en plus d’analystes, la poursuite de l’occupation et de la  colonisation, et la « digestion »     de la Cisjordanie et de Jérusalem par Israël ont tout simplement  fait disparaître les bases matérielles de l’établissement de l’Etat.  Dans ces conditions, comment appréhender la politique     conduite, par le Premier Ministre Salam Fayyad, de construction d’un Etat palestinien de facto, malgré l’occupation ?   
     Enfin,  dans la mesure où la revendication de l’Etat indépendant a été conçue,  au cours des années 70, comme une     solution pragmatique dans un contexte socio-politique régional  actuellement en plein bouleversement, n’est-ce pas le mot d’ordre de  l’Etat indépendant, sans parler de sa faisabilité, qui apparaît     de plus en plus comme étant à contretemps des évolutions  régionales ?   
  
 Les Accords d’Oslo : la poursuite de l’occupation par d’autres moyens   
      Avec  la guerre de 1967, Israël conquiert, entre autres, la Cisjordanie et la  Bande de Gaza. Une victoire militaire     plus rapide et plus facile qu’en 1947-1949, mais avec une différence  notable : la majorité des Palestiniens ne sont pas partis. Le succès  militaire crée donc une difficulté politique :     Israël abrite désormais en son sein les Palestiniens de Cisjordanie  et de Gaza, qui s’ajoutent aux Palestiniens de 1948. La prétention de l’Etat d’Israël à être simultanément un Etat juif     et démocratique est donc sérieusement menacée.   
      C’est  pour répondre à cette contradiction qu’un Général travailliste, Ygal  Allon, présente au Premier Ministre Levi     Eshkol, dès juillet 1967, une solution alternative à l’expulsion,  prônée notamment par le Général Ariel Sharon, qui compromettrait le  soutien international dont jouit l’Etat d’Israël. La     philosophie du « Plan Allon » est la suivante : renoncer à  la souveraineté sur les zones palestiniennes les plus densément peuplées  tout en conservant le contrôle exclusif     sur la vallée du Jourdain, sur la rive occidentale de la Mer Morte  et sur Jérusalem, dont les limites municipales doivent être  considérablement étendues. Une entité palestinienne constituée de     cantons isolés sera ainsi établie, avec des attributs de  souveraineté limités.   
      Un  examen du contenu des accords d’Oslo indique qu’ils ne sont, en  dernière analyse, qu’une actualisation du Plan     Allon : retrait israélien des zones palestiniennes les plus  densément peuplées (zones A), mais poursuite de l’occupation dans les  zones B et C, au sein desquelles l’armée israélienne     s’engage à se « redéployer » sans pour autant prétendre s’en  « retirer ». Le report à des « négociations sur le statut final » des  questions essentielles que sont la     colonisation, le statut de Jérusalem et les réfugiés, permet à  l’Etat d’Israël de poursuivre sa politique de colonisation et  d’expulsion.   
      Les  Israéliens les plus pragmatiques ont accepté de « négocier », en  réalité d’imposer à une direction de     l’OLP à bout de souffle, ruinée financièrement et marginalisée  politiquement, des accords essentiellement économiques et sécuritaires :  normalisation des relations économiques avec Israël,     sous-traitance des tâches de maintien de l’ordre dans les villes  palestiniennes à la nouvelle Autorité Palestinienne (AP). L’AP a  été conçue comme un proto-appareil d’Etat sans Etat aux     attributs de souveraineté limités, intégrée au dispositif  d’occupation, et ne pouvait donc, pour des raisons structurelles, se  transformer en gouvernement d’un Etat indépendant.   
      Le soulèvement de septembre 2000, expression de la colère populaire face aux impasses d’Oslo et de la tentative de     Yasser Arafat se rééquilibrer un rapport de forces tellement dégradé face à Israël, et la victoire du Hamas,  organisation hostile au « processus de paix », lors des élections     législatives de 2006, peuvent être appréhendées comme les  expressions les plus manifestes de la mort du processus d’Oslo. Certains  font néanmoins le pari, aujourd’hui encore, de la possibilité du     développement de structures et d’infrastructures palestiniennes  malgré l’occupation, qui pourraient jeter les fondations d’un  hypothétique Etat palestinien indépendant.   
      Le plan Fayyad : l’indépendance sous occupation ?   
      Le Premier Ministre palestinien Salam Fayyad  est de ceux-là. Et, élément notable et nouveau, si l’AP de « l’ère     Arafat » maintenait les ambiguïtés entre poursuite de la résistance  contre l’occupation israélienne et construction de l’appareil d’Etat  malgré l’occupation, avec l’ancien haut fonctionnaire     de la Banque Mondiale et du FMI, les choses sont plus claires. Les deux documents programmatiques élaborés par l’Autorité palestinienne à partir de juin 2007 sont à     cet égard très éloquents.   
      Le 1er     d’entre eux, le Palestinian Reform and Development Plan (PRDP), a été présenté à Paris lors de la Conférence des pays donateurs     en décembre 2007. Il a de toute évidence satisfait les pays occidentaux qui ont promis à Salam Fayyad  une enveloppe de 7.7 milliards de dollars, alors que l’AP n’en  réclamait « que »     5.6. Soit une rallonge de… 37.5%. Plutôt rare. Dans sa version  finale, le PRDP comporte 148 pages. Le mot « résistance » n’y apparaît  pas une seule fois. Le mot « sécurité »     revient à… 155 reprises.   
     Le second document programmatique date d’août 2009 et est intitulé     « Palestine : en finir avec l’occupation, établir l’Etat ».  Il est plus connu sous le nom de « Plan Fayyad ». Le Premier Ministre y     expose sa vision de la construction de l’Etat palestinien par une  politique de « Facts on the ground » : il s’agit de construire les  infrastructures du futur Etat malgré     l’occupation, dans la perspective d’une déclaration d’indépendance  en 2011.   
      Fayyad  opère donc un changement de paradigme : c’est le processus de     stade-building qui permettra de mettre un terme à l’occupation, et  non la fin de l’occupation qui permettra de construire un Etat.  Si l’on réalise, dans ce document, le même décompte que     dans le PRDP, le résultat est quasiment le même : en 37 pages, il y a  38 occurrences du terme « sécurité » ; le mot « résistance » apparaît  une fois, dans une phrase qui     indique que le gouvernement apportera son soutien aux initiatives  non-violentes contre la construction du mur.   
      Refonte de l’appareil sécuritaire et développement économique sont les deux priorités de Salam Fayyad.  Je me     concentrerai ici sur le volet économique, qui est le « produit  d’appel » du Plan Fayyad. La croissance économique palestinienne  annoncée en 2010 est, si l’on analyse de près les données     disponibles, un trompe-l’œil. Derrière les chiffres apparemment  flatteurs (+7 ou 8%) se dissimulent de nombreuses disparités : les  secteurs qui tirent la croissance à la hausse sont la     construction (+20%) et les emplois de services (+10%), alors que la  production industrielle augmente faiblement et que la production  agricole est en baisse.   
      En  outre, les disparités entre enclaves économiques sont importantes,  notamment entre la Cisjordanie et Gaza, mais     aussi entre quelques villes dynamiques (Ramallah, Béthléem) et le  reste de la Cisjordanie, notamment les zones C (plus de 50% de la  Cisjordanie) ; Israël contrôle toujours sévèrement les     importations et les exportations palestiniennes ; qui plus est, le  déficit budgétaire est considérable (en 2009, 1.59 milliards de dollars,  soit 26% du PNB) et maintient l’AP dans une     dépendance économique totale vis-à-vis des pays donateurs ; enfin,  même si le chômage est en baisse en Cisjordanie, entre la moitié et les  2/3 des foyers palestiniens vivent aujourd’hui sous     le seuil de pauvreté, alors que le prix des produits alimentaires a  augmenté de 50% en 6 ans.   
  
 L’apparente prospérité actuelle ne correspond pas à une émancipation  économique réelle vis-à-vis d’Israël ou des pays     donateurs. L’économie palestinienne demeure une économie subordonnée  et dépendante des décisions israéliennes, des exigences des bailleurs  de fonds et des projets d’investisseurs qui,     prenant au mot le slogan de la Palestine Investment Conference organisée en 2008 avec le soutien du gouvernement Fayyad (« You can do business in Palestine »)  développent une forme     d’ « économie-casino » : peu préoccupés par un développement réel,  local et à long terme, ils espèrent remporter rapidement beaucoup plus  que leur mise tout en sachant que les     risques de tout perdre sont très élevés.   
      Cette précarité et cette subordination économiques sont à l’image de la précarité et de la subordination     politiques : elles ne peuvent permettre de renverser le  rapport de forces vis-à-vis d’Israël. Dans une récente interview,  l’économiste palestinien Youssef Abdel Haaq déclarait     ainsi : « Tout le monde sait que la souveraineté politique est entre les mains d’Israël. Donc, si Salam Fayyad prétend réaliser quoi que ce soit, il faudra qu’Israël l’approuve. Et ce     qu’Israël approuve entre dans les plans d’Israël, non dans ceux des Palestiniens » (Politis, semaine du 31 mars au 6 avril).   
      La  politique actuellement conduite est loin d’être populaire dans les  territoires palestiniens, sauf chez la     minorité qui en bénéficie directement, par exemple en se livrant à  la spéculation immobilière à Ramallah, ville dans laquelle le prix du  mètre carré a triplé ces 5 dernières années. Rien     d’étonnant, dans de telles conditions, à ce que plus d’un tiers du  budget de l’AP soit consacré aux diverses forces et services de sécurité  et que l’appareil répressif se « modernise »     aussi rapidement que les colonies se construisent en Cisjordanie :  le nombre de constructions a quadruplé en 2010, par rapport à 2009.   
      L’Etat palestinien : une revendication d’un autre temps ?   
      Malgré  les illusions générées par le plan Fayyad, les faits sont têtus :  l’emprise israélienne sur les territoires     occupés n’a jamais été aussi forte. Il n’y a dans les faits, qu’un  seul Etat entre la mer Méditerranée et le Jourdain, qui tolère en son  sein quelques zones autonomes, dans la mesure où celle-ci     ne sont pas facteurs de déstabilisation. Les quelques enclaves  palestiniennes de Cisjordanie peuvent à tout moment subir le même sort  que celui de la bande de Gaza : le bouclage total, voire     le blocus. Le seul « Etat palestinien » qui pourra voir le  jour n’est pas un Etat indépendant viable et souverain, dont les bases  matérielles ont depuis longtemps disparu,     et qu’aucun gouvernement israélien ne sera prêt à tolérer.   
      Ce  qui m’amène à ma conclusion, en forme d’ouverture sur l’actualité. La  revendication de l’Etat palestinien     indépendant a été formulée par la fraction dirigeante de l’OLP dans  un contexte d’isolement international et régional, qui l’a amenée à  envisager une solution « pragmatique », un     « compromis réaliste ». Mais même pour cette fraction dirigeante,  l’Etat indépendant n’a jamais été conçu comme une fin en soi, mais comme  une étape vers la satisfaction de l’ensemble     des droits nationaux des Palestiniens (notamment le droit au retour  et le droit à l’autodétermination), vers une solution pour tous les  Palestiniens, qu’ils vivent en Cisjordanie, à Gaza, en     Israël ou dans les pays dans lesquels ils se sont réfugiés.   
      Dans cette optique, à l’heure où le monde arabe est bouleversé par les soulèvements populaires dont chacun ici a     connaissance, la revendication de l’Etat palestinien indépendant paraît anachronique. Ce  que vit actuellement le monde arabe peut être qualifié selon moi, de  « deuxième phase des     indépendances » : après avoir conquis l’indépendance formelle,  c’est-à-dire le départ des autorités coloniales et la conquête de la  souveraineté territoriale, les peuples arabes     revendiquent aujourd’hui l’indépendance réelle, en se débarrassant  de régimes qui demeurent, ou demeuraient, fondamentalement, inféodés aux  anciennes puissances coloniales ou aux nouvelles     puissances impériales.   
      La  revendication de « l’Etat palestinien indépendant » demeure  fondamentalement une revendication de type     « première phase », dans la mesure où elle implique son acceptation  et sa reconnaissance par la puissance coloniale, Israël. Formulée dans  le contexte de glaciation régionale consécutif     aux guerres de 1967 et de 1973, cette revendication exprimait, en  dernière instance, l’adaptation, pour ne pas dire l’intégration, de la  question palestinienne à l’ordre régional. A fortiori si     on la pense en lien avec le principe de la « non-ingérence dans les  affaires intérieures arabes » cher à l’OLP de Yasser Arafat.   
      Il n’y a rien d’étonnant, dans de telles conditions, à ce que l’OLP, puis l’AP, aient mimé les régimes arabes     environnants, y compris dans leurs pires excès, et à ce que Mahmoud Abbas, président de l’AP, ait été le dernier dirigeant politique à soutenir ouvertement Hosni Moubarak, après avoir, lors de     son discours au congrès du Fatah il y a deux ans, rendu un hommage appuyé à Zine al-Bedine Ben Ali. La  direction « historique » de l’OLP, tout comme le projet d’Etat  palestinien     indépendant, apparaissent de plus en plus en décalage avec les  nouvelles générations politiques émergentes et les revendications  d’indépendance et de souverainetés économique et politique réelles     qui bouleverse la région.   
      Au-delà  de la disparition des bases matérielles de l’Etat palestinien et des  échecs manifestes de la construction     d’une « indépendance » malgré la poursuite de l’occupation, c’est  donc la question de l’adaptation du mot d’ordre lui-même qui est posée,  tant il est à contretemps des évolutions     régionales. Il est aujourd’hui plus que probable, à la lumière des  récents événements, que la société palestinienne ne soit pas épargnée  par le vent de révolte qui balaie les sociétés arabes.     Recompositions politiques, dépassement ou contournement des  organisations « traditionnelles » du mouvement national, reformulation  de la stratégie et du projet… Autant de développements     qui feront, à moyen terme, de la revendication de l’introuvable Etat  palestinien une curiosité historique.   
 
 
