26.01.11
En Israël, les médias font état d'une recrudescence de mesures prises  par des corps officiels, des rabbins, des organisations privées et  autres groupes de riverains pour empêcher les rencontres amoureuses et  mariages interreligieux. A Jérusalem-Est, des groupes d'autodéfense  patrouillent pour empêcher les femmes juives du quartier de se mêler aux  Arabes. La municipalité de Petah Tikva a mis en place  une ligne ouverte 24h/24h permettant aux parents et amis des juives de  dénoncer ces dernières – les jeunes filles sont alors traitées comme un  cas pathologique et envoyées auprès d'un psychologue. La municipalité de  Kiryat Gat  a lancé un programme dans les écoles pour avertir les juives des  dangers qu'elles encourent si elles fréquentent les Bédouins locaux –  c'est ainsi qu'on leur a montré une vidéo appelée "Coucher avec  l'ennemi", qui décrit les couples mixtes comme un "phénomène anormal".
Le Rabbin Shmuel Eliyahu a expliqué à un journal local que "séduire" des jeunes juives est "une autre forme de guerre" perpétrée par les Arabes. Une organisation religieuse appelée Yad L'achim a déclenché des opérations quasiment militaires pour sauver les femmes des villages arabes "hostiles"  et ce en coordination avec la police et l'armée.  Une campagne  publicitaire télévisée initiée par le gouvernement (retirée un peu plus  tard) recommandait vivement aux juifs Israéliens d'informer leur famille  vivant à l'extérieur du pays des dangers encourus lors d'un mariage  avec un non-juif… Il n'est pas étonnant que, selon un sondage réalisé en  2007, plus de la moitié des juifs Israéliens pensent que le mariage  mixte équivaut à une "trahison nationale" ! Pour en rajouter  dans le ridicule, il y a maintenant deux mois, un conseil religieux  hébreu a néanmoins pris une mesure d'exception : les femmes juives sont  autorisées à coucher avec des Arabes si le but est de rassembler des  informations sur des activités anti-israéliennes (c'est-à-dire, si cela  fait partie de leur mission d'espionnage) –  mais comme le conseil l'a  délicatement ajouté, il est plus approprié, dans ce dessein, d'utiliser  des femmes célibataires aux mœurs faciles.
Le plus frappant dans tout ceci est l'asymétrie entre les sexes : ce  qui dérange les protecteurs de la pureté juive est que les juives soient  séduites par des Palestiniens (et non les juifs séduits par des  Palestiniennes – mais cela est certainement normal, cela humilie les Palestiniens et confirme la vitalité juive…) ou pour citer Haim Shalom, le Chef du département de la santé de la municipalité de Kiryat Gar : "Les jeunes filles, dans leur innocence, fraient avec les Arabes qui  profitent d'elles".  Il est intéressant de remarquer que les nazis combattaient exactement  le même danger à la fin des années 20 et au début des années 30 : ils  craignaient non pas que les juives ne séduisent les Allemands, mais que  des juifs louches, décadents et profiteurs ne séduisent d'innocentes  aryennes !
Ce qui rend ces campagnes si déprimantes, c'est qu'elles fleurissent à  un moment de paix relative, tout du moins en Cisjordanie. N'importe  quel parti sincèrement attaché à la paix aurait accueilli le fait que  les jeunesses palestiniennes et juives se fréquentent comme un moyen de  soulager les tensions et comme une contribution à une vie quotidienne commune. Qui a peur de ces perspectives de paix ?
Il y a environ une dizaine d'années, Israël était souvent l'objet  d'attaques terroristes, et les juifs libéraux favorables à la paix  répétaient le mantra selon lequel ils reconnaissent bien  évidemment comme une injustice l'occupation de la Cisjordanie, mais afin  d'ouvrir des négociations adéquates, les Palestiniens doivent cesser  les bombardements terroristes. En effet, poursuivre ces attaques ne  ferait que rendre le gouvernement israélien plus dur et obstiné,  rejetant tout compromis territorial. Maintenant que depuis quelques  années, il n'y a plus d'attaques terroristes en Israël (si l'on excepte  les échauffourées de Gaza), le seul terrorisme est la pression  permanente sur les Palestiniens de Cisjordanie (incendies de récoltes,  empoisonnements de l'eau, incendies des mosquées) Résultat : on est loin  de la bonne volonté d'Israël de se retirer de la Cisjordanie -  augmentation des colonies et ignorance pure et simple de l'état critique  des Palestiniens.
Devons-nous en tirer la triste conclusion que puisque la violence ne  fonctionne pas, y renoncer fonctionne encore moins ? Dans ce conflit  israélo-palestinien également, soyons réalistes, demandons l'impossible :  s'il y a une leçon à tirer de ces négociations sans fin, c'est que le  principal obstacle à la paix est précisément ce qui est proposé comme  une solution réaliste, c'est-à-dire, deux Etats séparés. Bien qu'aucune  des deux parties ne le désire vraiment (Israël préférerait probablement  qu'une petite partie de la Cisjordanie qu'elle est prête à céder  devienne une partie de la Jordanie, alors que les Palestiniens la  considèrent également comme partie de leur territoire tel qu'il était  avant l'Israël  de 1967), cela  est d'une manière ou d'une autre admis par les deux parties comme la  seule solution possible. Ce que chaque camp exclut comme un rêve  impossible est la solution la plus simple et la plus évidente : un Etat  binational et laïc comprenant tout Israël ainsi que les territoires  occupés et Gaza. À ceux qui écartent la possibilité d'un Etat binational  comme un rêve utopique impossible à cause d'un long historique de haine  et de violence, on doit répondre que, loin d'être une utopie, cet Etat  binational est déjà un état de fait.
La réalité d'Israël et de la Cisjordanie actuels est que c'est un  seul et même Etat (c'est-à-dire que le territoire entier est de fait  contrôlé par une puissance souveraine : l'Etat d'Israël), divisé par des frontières internes, et la tâche serait plutôt d'y abolir l'apartheid et de le transformer en un Etat démocratique et laïque.  Et, pour éviter tout malentendu, le fait de prendre tout cela en considération n'implique en aucune façon que l'on "légitime" les actes terroristes – au contraire, cela fournit le seul terrain sur lequel on puisse condamner les attaques  terroristes sans hypocrisie. Je suis tout à fait conscient de la  contribution exceptionnelle des juifs à la culture mondiale, dans la  science, les arts, et de l'immense souffrance à laquelle ils ont été  exposés pendant des centaines d'années. Ce qui me rend triste, c'est que  de nombreux Israéliens semblent faire tout ce qui est en leur pouvoir  pour transformer cette nation juive unique en un énième Etat-nation,  souvent encore plus avide que les autres.
Il y a un siècle, Gilbert Keith Chesterton a clairement montré l'impasse fondamentale des critiques de la religion : "Les  hommes qui commencent à combattre l'Eglise au nom de la liberté et de  l'humanité finissent par anéantir la liberté et l'humanité pourvu qu'ils  puissent combattre l'Eglise. / …/ Les laïcs n'ont pas détruit les  choses divines ; mais les laïcs ont détruit la laïcité, si cela peut les rassurer. " Cela  ne vaut-il pas également pour les partisans de la religion ? Combien de  défenseurs fanatiques de la religion ont commencé par attaquer  férocement la culture laïque moderne pour finalement renoncer à  pratiquer la religion avec sens. D'une manière semblable, de nombreux  guerriers libéraux sont si avides de combattre le fondamentalisme  anti-démocratique qu'ils finiront par détruire la liberté et la  démocratie pourvu qu'ils puissent combattre la terreur.  Certains d'entre eux chérissent tellement la dignité humaine qu'ils  sont prêts à légaliser la torture – la déchéance ultime de la dignité  humaine – pour la défendre.
Le plus triste est qu'il semblerait que nous devions ajouter à cette  liste les Israéliens défenseurs de la pureté juive : ils veulent la  protéger à tel prix qu'ils sont prêts à renoncer à l'essence même de  l'identité juive.
Traduit de l'anglais par Delphine ColinSlavoj Zizek, philosophe et psychanalyste
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