dimanche 14 novembre 2010

Du pain et des jeux

publié le dimanche 14 novembre 2010
Uri Avnery – 30 octobre 2010

 
Les dirigeants de la Rome antique donnaient aux masses du pain et des jeux (du pain et les jeux du cirque) pour distraire leurs esprits des affaires de l’État. Nos affaires de corruption, qui se succèdent à un rythme rapide, sont un ersatz des jeux du cirque.
Je fus surpris lorsque, vers la fin de 1975, je reçus du Premier ministre, Yitzhak Rabin, une invitation à le rencontrer à sa résidence. Il ouvrit lui-même la porte, me versa un verre de whisky, s’en versa un, et sans autre préambule me demanda : “Dites-moi, Uri, avez-vous décidé de détruire toutes les colombes du parti travailliste ?”
Quelques semaines plus tôt, mon magazine, Haolam Hazeh (“Ce Monde”), avait commencé à publier des révélations sur les pratiques corrompues du candidat à la présidence de la Banque Centrale, Asher Yadlin. La veille de l’entretien, nous avions aussi commencé à rendre public des soupçons concernant le ministre du Logement, Avraham Ofer. Tous deux étaient les dirigeants des “colombes” du parti travailliste.
Je répondis que je ne pouvais malheureusement pas offrir l’immunité à des hommes politiques corrompus, même si leurs positions politiques étaient proches des miennes. Il s’agissait de domaines distincts.
J’AI RACONTÉ cette histoire lors d’une conférence tenue à l’université de Tel Aviv consacrée à un nouveau livre du professeur Yossi Shain, “Le langage de la corruption”.
Les participants étaient très divers. Il y avait deux anciens ministres de la Justice – Yossi Beilin, le président de “l’Initiative de Genève”, et Daniel Friedman, homme de droite dont les attaques immodérées contre la Cour Suprême avaient soulevé l’indignation de l’opinion publique ; Yedidia Stren, intellectuel national-religieux qui plaide pour la réconciliation avec le camp laïque, et le général en retraite Yitzhak Ben-Israel de l’armée de l’air et de l’Agence Israélienne pour l’Espace, membre de la précédente Knesset pour le parti Kadima. Je fus présenté comme le créateur du journalisme d’investigation en Israël, responsable du dévoilement des premières affaires de corruption qui agitèrent la nation.
Le professeur Shain s’attaqua vigoureusement à ceux qui luttaient contre la corruption – y compris les juges, les fonctionnaires de police, les procureurs et autres. Il prétendait que cela mettait en danger la démocratie israélienne et sapait la force nationale. Ces deux mots – “force nationale” – sont typiques de la droite.
Et vraiment, tout le monde sait que les affaires de corruption occupent actuellement le centre de la scène publique. Un ancien président de l’État est en instance de jugement pour une affaire de viol. Un ancien Premier ministre est soupçonné d’avoir accepté de gros pots-de-vin. Un ancien ministre a été convaincu de comportement indécent pour avoir embrassé de force sur la bouche une femme officier de l’armée (cela s’est produit le jour où le gouvernement a décidé de déclencher la seconde guerre du Liban). Le ministre des Affaires étrangères fait l’objet d’une enquête. De nombreux individus de ce genre, comprenant des hommes politiques, des hauts fonctionnaires et des officiers de l’armée, sont à divers stades d’enquête et de poursuite en justice.
Le livre de Shain ne traite pas des affaires elles-mêmes, mais de la place qu’elles occupent dans le discours public. Il pense qu’il faudrait les éliminer des manchettes et les évacuer du centre de la scène.
Ses arguments méritent d’être pris en considération.
DANS LES manchettes, les scandales de corruption remplissent souvent un espace qui aurait dû être occupé par des questions cruciales pour notre avenir.
Prenez, par exemple, deux cas caractéristiques.
Cas N° 1 : Un comité de la Knesset vient juste d’adopter une loi qui autorise “des comités d’admission” de “localités communales” de moins de 500 familles à refuser des résidents potentiels qui ne leur agréent pas.
La loi , dont l’entrée en vigueur est une question de jours, a pour objet de contourner le jugement de la Cour Suprême interdisant le refus d’admettre des Arabes. La formulation de la loi est un chef d’œuvre d’acrobatie verbale, dans le but d’éviter l’utilisation du mot “Arabe”. Mais la signification en est claire pour tout le monde.
Une enquête de l’organisation arabe “Adala” a montré que les 695 communautés agricoles et urbaines auxquelles va s’appliquer la loi occupent la majeure partie des terres qui appartiennent au gouvernement (qui pour l’essentiel, soit dit en passant, ont été confisquées à leurs propriétaires arabes après la fondation de l’État). Presque tout l’immobilier d’Israël appartient au gouvernement.
C’est là un cas évident de ségrégation raciale, de même nature que ce qui existait aux États-Unis à l’encontre des Juifs et des Noirs. Elle a disparu là-bas il y a 50 ans. Cela concerne la nature même de l’État d’Israël. Il fait du statut des citoyens arabes d’Israël, 20% de la population, une bombe à retardement.
(Dernièrement, le chef rabbin de Safed, un employé du gouvernement, a décrété que vendre ou céder des appartements à des Arabes était un péché. Avant 1948, Safed était une ville à population mélangée, en majorité arabe. Mahmoud Abbas y est né. Avant-hier, Rabbi Ovadia Yosef, le chef incontesté de la communauté des Juifs orientaux, a lui aussi décrété que la vente de terres à des “étrangers” – c’est-à –dire aux Arabes qui ont vécu ici depuis plus d’un millénaire avant que le vénérable rabbin fut lui-même amené d’Irak dans ce pays – était expressément interdite par la religion juive.)
Cas N° 2 : Un officier supérieur de l’armée a diffusé un document qui décrit un prétendu complot du nouveau chef d’état-major (Yoav Galant) visant à calomnier l’actuel chef d’état-major (Gabi Ashkenazi). Le document est un faux, et de nombreux indices indiquent qu’il provient de l’entourage immédiat d’Ashkenazi. Il semble que le faussaire soit un ami personnel d’Ashkenazi et de sa femme. Le contrôleur d’État est actuellement en train d’instruire l’affaire. Une affaire juteuse, quoi qu’il en soit. Une intrigue dans les plus hauts échelons de l’armée.
Comment ces affaires furent-elles couvertes par les médias ? La première fut signalée peu de fois. La seconde fait la une des médias depuis maintenant des mois, sans qu’on en voie la fin.
IL NE FAIT AUCUN DOUTE que les grands scandales de corruption aident les médias – et l’opinion publique en général – à mettre de côté les problèmes centraux de notre existence : l’occupation, le rejet des occasions de paix, l’extension des colonies, la poursuite du blocus de Gaza, les lois racistes à l’encontre de la minorité arabe en Israël même, tous les dangers liés à la poursuite du conflit de 130 ans entre nous et les Palestiniens.
L’opinion publique ne souhaite pas entendre parler de cela. Elle veut que toutes ces questions disparaissent de sa vue, pour qu’on lui permette de profiter de la vie. C’est un exercice national de fuite.
Il est beaucoup plus commode de s’intéresser à un document falsifié dans le coffre du chef d’état-major Ashkenazi, que de s’intéresser aux crimes de guerre perpétrés au cours de l’opération “plomb durci”, dont le commandement était assuré par Ashkenazi.
Il est beaucoup plus agréable de s’intéresser aux affaires privées de personnalités publiques prises en flagrant délit : la servante philippine employée illégalement par Ehoud Barak, le billet d’avion frauduleux d’Ehoud Olmert, le baiser sur la bouche de Haim Ramon, les gros pots-de-vin versés à des responsables municipaux de Jérusalem en échange d’un permis de construire une monstruosité architecturale sur la colline qui surplombe le centre de la ville.
Les dirigeants de la Rome antique donnaient aux masses du pain et des jeux (du pain et les jeux du cirque) pour distraire leurs esprits des affaires de l’État. Nos affaires de corruption, qui se succèdent à un rythme rapide, sont un ersatz des jeux du cirque.
DÉJÀ LORSQUE j’étais rédacteur en chef du Haolam Hazeh, lorsque nous menions un combat contre la corruption du gouvernement, j’avais conscience des dangers inhérents à une telle campagne.
Plus d’une fois, je fus inquiet à l’idée qu’en révélant les actions répugnantes de politiciens corrompus nous pouvions inciter le public à détester tous les hommes politiques, et même la politique en elle-même. Ne sommes-nous pas en train de contribuer à créer un sentiment public de “ils sont tous corrompus” et à ouvrir un abîme entre le public et le système politique ?
Si la politique pue, les gens sains ne choisiront pas une carrière politique. La politique sera laissée à des gens de faible intelligence, dépourvus de talent et de valeurs morales, même à des éléments criminels. Les résultats sont déjà évidents dans la Knesset actuelle.
La répugnance pour la politique et les politiciens peut ouvrir la voie au fascisme. Les mouvements fascistes dans le monde entier exploitent le mépris pour les politiciens pour faire naître l’aspiration à un “homme fort” qui mettra la racaille dehors.
TOUT CELA peut conduire à la conclusion que nous devrions modérer le combat contre la corruption, ou tout au moins éviter d’en parler.
Mais c’est là une idée très dangereuse.
Une société qui accorde l’immunité à des dirigeants corrompus est en train de creuser sa propre tombe. C’est de cette façon que la république romaine s’est pourrie et s’est effondrée. Cela est arrivé à de nombreux États depuis lors, et même à l’époque contemporaine. Ce n’est pas de parler de la corruption qui détruit la démocratie, mais la corruption elle-même. La corruption ne peut être camouflée sous le tapis très longtemps. Même si les médias allaient cesser de s’agiter autour d’elle, les rumeurs se répandraient et saperaient encore davantage la confiance dans le gouvernement.
Lorsque des ministres installent dans les fonctions publiques leurs protégés ou leurs parents, la gestion des affaires publiques et de finances est confiée à des gens incompétents et/ou malhonnêtes. Les meilleurs et les plus brillants sont écartés par des “affectations politiques”. Lorsque les hommes politiques sont achetés – tout simplement – par des magnats des affaires, ils sont obligés de les servir contre l’intérêt général. La qualité de la direction se dégrade, et des gens incompétents décident de notre sort, des questions de vie ou de mort, de paix ou de guerre.
Ce n’est pas là un problème spécifiquement israélien. La corruption règne dans beaucoup de pays. Certains pensent que les États-Unis sont plus corrompus qu’Israël. En ce moment même, la Cour Suprême a là-bas ouvert les portes encore plus largement à la corruption, en permettant à de grandes sociétés d’acheter presqu’ouvertement des hommes politiques. C’est vrai, contrairement à nous, les Américains chassent les hommes politiques qui se sont fait prendre. (Souvenez-vous des paroles immortelles du Vice-Président Spiro Agnew : “les salauds ont changé les règles et ne m’ont rien dit !”)
LA LUTTE contre l’occupation et le combat contre la corruption ne sont pas contradictoires. Au contraire, elles se complètent.
L’occupation détruit nos règles éthiques. Une société qui perd sa répugnance pour la cruauté quotidienne dans les territoires occupés perd aussi sa résistance à la corruption.
L’occupation est une maladie qui menace la vie, la corruption est une “simple” nausée. Mais si le patient a la nausée, il ne supportera aucun remède.
Article écrit en hévreu et en anglais, publié sur le site de Gush ShalomTraduit de l’anglais « Bread and the Circus » pour l’AFPS : FL