lundi 13 décembre 2010

« Obama n’a jamais rien voulu changer »

publié le samedi 11 décembre 2010

entretien avec Tariq Ali

 
Militant tiers-mondiste de la trempe d’un Edward Saïd et d’un Frantz Fanon, Tariq Ali, né au Pakistan et formé en Grande-Bretagne, fustige, dans son dernier livre, la politique du président américain.  [1]
Avez-vous été surpris par le résultat des élections américaines de mi-mandat, qui ont vu la défaite des démocrates de Barack Obama ?
Tariq Ali : La question que les électeurs ont posée était : quelque chose a-t-il changé substantiellement depuis que la Maison-Blanche est occupée par l’un des descendants des esclaves qui l’ont construite ? La seule chose qui a changé à mes yeux est la petite musique d’ambiance jouée à Washington, guère plus. L’immense espoir qui s’est levé durant la campagne présidentielle d’Obama s’est rapidement estompé. L’élection d’un métis au rang de président chargé de panser les plaies des Etats-Unis et de restaurer leur image à l’étranger a été saluée par une vague d’euphorie idéologique qui n’avait pas été observée depuis l’arrivée au pouvoir de Kennedy. Barack Obama a été reçu en Europe comme une véritable rock star.
Les Etats-Unis suivent-ils toujours les mêmes politiques ?
George W. Bush a été diabolisé, présenté comme une aberration dans l’histoire des Etats-Unis ; mais il était facile de prévoir qu’Obama allait poursuivre dans la même direction. Aux Etats-Unis, beaucoup de gens disent qu’Obama voudrait au plus profond de lui mettre les banques au pas, mais qu’il ne peut pas grand-chose face aux marchés financiers. Remarquez, les partisans de cette thèse sont de moins en moins nombreux. Si rien n’a changé après deux années de crise économique sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale, les gens se rendent aujourd’hui compte que ce n’est pas parce qu’Obama en est empêché mais bien parce qu’il n’a jamais été dans ses intentions de modifier quoi que ce soit. Quand les démocrates se plaignent du mouvement du Tea Party, je leur réponds qu’ils ont bien plus de soutien dans la société américaine. Les démocrates ont attiré durant les élections présidentielles treize millions de supporters dont ils ont conservé les adresses e-mail. Pourquoi ne mobilisent-ils pas dans les rues de Washington ne serait-ce qu’un demi-million d’entre eux afin de soutenir Obama ? Les démocrates ne le souhaitent pas. Ils ne veulent pas mobiliser le peuple. George W. Bush ne s’y trompe pas. Je cite de mémoire l’ancien président républicain, qui vient de publier un livre : « Obama est un très bon successeur et je suis très satisfait de la manière dont il dirige les Etats-Unis. » Nous pouvons toujours nous illusionner sur le nouveau Roosevelt...
Obama paie la poursuite de la guerre en Irak ?
En 2002, durant son ascension politique, Obama s’est opposé à l’attaque contre l’Irak. Mais, une fois élu président, il s’est empressé de réengager le secrétaire à la Défense de George W. Bush. La continuité ne peut être plus claire. Avant son entrée à la Maison-Blanche, Obama avait promis le retrait de toutes les troupes « de combat » d’Irak. Certes, la dernière brigade a été retirée en août dernier, mais il reste encore cinquante-six mille Américains dans ce pays, des conseillers, etc. Les conséquences de l’invasion américaine sont révoltantes : un million d’Irakiens sont morts depuis l’invasion de 2003, et les chiffres irakiens officiels font état de cinq millions d’orphelins. Cette guerre est bien sûr liée au pétrole, comme tout ce qui se passe au Moyen-Orient, mais pas uniquement. Pour Washington, c’est aussi une manière de montrer que les Etats-Unis contrôlent toujours le monde et les principales ressources énergétiques de la planète. Un message reçu cinq sur cinq par les pouvoirs émergents de la Chine et des pays du Moyen-Orient.
Etes-vous tout aussi critique sur le fait qu’Obama ait renforcé le contingent américain en Afghanistan ?
Dans ce pays, il a été plus loin que son prédécesseur, élargissant le front de l’agression impériale et se lançant dans une escalade de violence. Pendant sa campagne électorale, Obama s’était montré soucieux de surpasser Bush dans « sa guerre juste ». Il a depuis engagé plus de troupes, plus de puissance de feu pour éliminer la résistance afghane. Il a aussi autorisé plus d’intrusions de drônes au Pakistan, si bien que le New York Times a informé ses lecteurs que, « depuis l’arrivée au pouvoir de M. Obama, la CIA a effectué plus d’attaques de drônes Predator au Pakistan que durant les huit années de mandat de George W. Bush ». Pourtant, plusieurs généraux américains ont informé Obama que cette guerre n’était pas gagnable. Des atrocités commises par les troupes américaines ont même été dénoncées par un agent des services secrets sur place, avant sa démission.
L’argument « il faut libérer les Afghanes » est largement partagé dans la classe politique en Europe. Qu’en pensez-vous ?
En effet, les partisans de cette thèse sont nombreux. Il suffit d’écouter les propos tenus par Daniel Cohn-Bendit au Parlement européen. Cela n’est pourtant que de la propagande. Dans les documents militaires diffusés par le site internet Wikileaks, un peu plus tôt cette année, la CIA écrivait que les Européens étaient très largement opposés à la guerre en Afghanistan. L’agence a indiqué qu’obtenir un soutien public nécessitait l’emploi du seul argument disposant d’une certaine résonance, à savoir « libérez les femmes Afghanes ». Il suffit d’écouter la principale organisation de femmes afghanes : avec la présence des troupes de l’OTAN, leurs conditions de vie se sont dégradées par rapport à la période où les talibans occupaient le pays !
Contrairement à Bush, Obama a fait plusieurs discours portant sur la paix. Cela ne compte-t-il pas à vos yeux ?
Sur le terrain, rien n’a changé. Prenez par exemple la question Israël-Palestine. Obama est encore plus pro-israélien que son prédécesseur. Sa politique a pour résultat de rendre impossible toute solution politique sur la base de deux Etats. Dans les faits, il n’en existe qu’un seul. L’Autorité palestinienne n’existe que sur le papier. Tout le monde sait là-bas que les décisions sont en réalité prises par l’armée israélienne. Les officiels israéliens ont d’ailleurs reconnu ouvertement qu’ils ne reviendraient jamais aux frontières de 1967, restant ainsi dans les territoires occupés. Le seul espoir est le développement de la campagne Boycott, Désinvestissement et Sanction, à l’image du mouvement qui s’était construit contre l’apartheid. La campagne BDS est très forte aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Elle est en train de se développer pacifiquement à travers le monde. J’ai été choqué de voir qu’en France quatre-vingts militants de cette campagne ont été traînés devant les tribunaux pour avoir appelé à boycotter des produits israéliens fabriqués dans les territoires occupés, en infraction avec le droit international. Même le gouvernement israélien qui a réprimé cette campagne à domicile n’a pas été aussi loin. I
[1] Historien formé à Oxford, Tariq Ali est né au Pakistan. Figure de la vie militante britannique depuis son opposition à la guerre du Vietnam, il participe à de prestigieuses revues, comme la New Left Review à Londres et Counterpunch aux Etats-Unis. De passage à Paris, il a présenté son dernier livre : Obama s’en va-t-en guerre (éditions La Fabrique).
PROPOS RECUEILLIS PAR OLIVIER VILAIN
publié par le Courrier