mardi 23 novembre 2010

Qui est-ce qui rit ?

publié le mardi 23 novembre 2010
Uri Avnery – 20 novembre 2010

 
Cette semaine, Avineri a publié un article avec pour titre “Fascisme ? Vous me faites rire !” Qu’est-ce qui le faisait rire ? L’argument ridicule (à ses yeux) qu’il existe des tendances fascistes en Israël.
“UN DÉSASTRE !” d’écrièrent les courtisans du roi de Hanovre, “Sept professeurs réputés de l’Université de Göttingen ont publié une déclaration de protestation à votre encontre !”
C’était il y a 173 ans. Le roi avait suspendu la constitution libérale promulguée par son prédécesseur.
“Et alors,” répondit le roi, “Je peux toujours acheter des tartes, des danseurs et des professeurs.”
Je tiens cette histoire de Yeshayahou Leibowitz, qui était lui-même professeur dans une demi-douzaine de disciplines très différentes, de la chimie biologique à la philosophie des sciences. Il avait un profond mépris pour beaucoup de ses collègues.
Il me raconta cette histoire alors que nous parlions d’un professeur particulier : Shlomo Avineri, qui venait d’accepter les fonctions de directeur général du ministère des Affaires étrangères sous l’autorité du ministre Ygal Alon. Alon était l’auteur du “Plan Alon” qui prévoyait l’annexion de larges portions des territoires occupés.
CETTE SEMAINE, Avineri a publié un article avec pour titre “Fascisme ? Vous me faites rire !”
Qu’est-ce qui le faisait rire ? L’argument ridicule (à ses yeux) qu’il existe des tendances fascistes en Israël. Il nous rappelait que fascisme signifie la Gestapo, les camps de concentration et le génocide. Comment pourrions-nous l’oublier.
Avineri est un professeur respecté, un expert de Hegel et du sionisme. C’est aussi un valeureux combattant contre les “post-sionistes” et autres mécréants qui critiquent le sionisme classique.
Je suppose que, si en 1923 quelqu’un avait dit à son père dans la ville polonaise de Bielsko que dans la ville bavaroise de Munich un personnage excentrique portant une drôle de petite moustache était en train d’exposer à la population son projet de devenir le dictateur de l’Allemagne et d’envahir la Pologne, lui, aussi, se serait exclamé : “Vous me faites rire !”
En ce temps-là en Allemagne de nombreux petits groupes “völklisch” surgissaient avec le même genre de revendications : révoquer la citoyenneté des Juifs, expulser les Juifs de leurs quartiers et promouvoir des serments d’allégeance au Reich comme l’État-nation du peuple allemand (en incluant bien entendu les Autrichiens.)
À l’époque, on se moquait de ces groupes. Comment quelqu’un pouvait-il imaginer qu’un pays civilisé, la nation de Goethe, de Schiller et de Kant – et, même, de Hegel – pourrait porter ces fous au pouvoir ?
Au cours des quelques années qui suivirent, beaucoup de ceux-là même qui s’étaient gaussé se retrouvèrent dans des camps de concentration, où ils eurent tout loisir de méditer et de se dire : si nous avions agi pour arrêter les fascistes quand il était encore temps au lieu de nous gausser, cela ne serait pas arrivé.
LE JOUR où Avineri s’efforçait de ne pas rire, on publia un autre document qui n’avait rien de drôle.
Il informait qu’une délégation de “membres dirigeants de La Paix Maintenant”, conduite par le directeur général Yariv Oppenheimer, avait rencontré le secrétaire d’État aux Affaires étrangères Danny Ayalon.
Les circonstances de cette rencontre soulèvent quelques questions. Bien plus, c’en était le but.
Danny Ayalon avait attiré l’attention du monde lorsque, ayant convoqué l’ambassadeur de Turquie, il le fit asseoir sur un canapé bas, tout en expliquant à haute voix aux journalistes israéliens présents que son intention était d’humilier la Turquie.
Il est difficile de sonder la profondeur de bêtise de ce geste infantile et de l’homme qui l’a commis. L’humiliation publique d’une nation fière, détentrice d’une position clef dans notre région, a entraîné une longue suite d’évènements : l’opinion publique turque s’est retournée contre Israël, un navire turc a fait route vers Gaza et son interception violente a provoqué une tempête mondiale, la Turquie s’aligne sur l’Iran et la Syrie – et l’histoire ne s’est pas encore arrêtée. C’est vrai, Ayalon n’a pas causé lui-même tout cela, mais il mérite à coup sûr sa part de gloire.
Alors, comment est-il venu à l’esprit de ces “membres dirigeants de la Paix Maintenant” de rencontrer ce démagogue et de lui attribuer ainsi une légitimité ?
Et pas seulement à lui. On pourrait faire valoir qu’Ayalon est présenté comme l’idiot du village, de façon qu’il ne jouisse d’aucune légitimité. Mais derrière Ayalon apparaît l’homme qui l’a nommé : le ministre des Affaires étrangères, Avigdor Lieberman.
Lieberman est un symbole international de racisme, un colon et un défenseur des colons, le principal auxiliaire de Benjamin Netanyahou dans ses actions pour faire obstruction à la paix et pour éterniser l’occupation. En ce moment même, il fournit à Netanyahou le prétexte pour s’opposer au gel de la colonisation et torpiller les négociations de paix avec les Palestiniens.
Des dizaines de ministres des affaires Étrangères refusent de rencontrer Lieberman. Aucun dirigeant arabe n’accepte de lui serrer la main. Les Égyptiens le détestent ; pour les Palestiniens il est le symbole du mal. Il ne peut pas se présenter dans la société internationale respectable.
Alors, au nom du ciel, qu’est-ce qui a conduit les “Membres dirigeants de la Paix Maintenant”à légitimer cette personne ?
LE SUJET de la rencontre est encore plus surprenant. On a dit que les gens de La Paix Maintenant ont proposé une “coopération” avec le ministère des Affaires étrangères. Il serait bon pour vous, ont-ils dit à leur hôte, de distribuer dans le monde des documents de La Paix Maintenant, afin de montrer qu’Israël n’est pas seulement un État d’occupation et de colonisation, mais aussi de militants de la paix. Cela améliorerait l’image de l’État et aiderait le ministère des Affaires étrangères à faire taire les critiques.
En d’autres termes : les “membres dirigeants de La Paix Maintenant”sont disposés à servir de feuilles de vigne au gouvernement de Nétanyahou et au ministère des Affaires étrangères de Lieberman. Ils leur offrent un alibi.
Le mouvement La Paix Maintenant jouit d’une réputation tout à fait positive dans le monde entier. Les gens s’en souviennent pour la manifestation de protestation géante après le massacre de Sabra et Chatila. L’impression est largement répandue qu’il s’agit du seul mouvement pour la paix en Israël. Les médias du monde le traitent de façon favorable, tout en ignorant pratiquement toutes les autres forces de paix israéliennes.
C’est ce qui rend cette rencontre si dangereuse. Beaucoup de gens dans le monde vont se dire : si La Paix Maintenant rencontre les gens de Lieberman et leur proposent une coopération, ils ne sauraient être si mauvais.
Ainsi, La Paix Maintenant est au service de Lieberman comme Shimon Peres et Ehoud Barak sont au service de Nétanyahou. Et comme Shlomo Avineri, en son temps, était au service d’Ygal Alon. Le roi de Hanovre savait de quoi il parlait.
COMMENT La Paix Maintenant en est-il arrivé là ?
Je ne suis pas un opposant au mouvement. Au contraire j’apprécie beaucoup son combat contre les colonies. C’est vrai, ils ne se sont pas associés au boycott des produits des colonies que nous avons initié il y a douze ans, mais ils suivent les activités de construction dans les colonies et les portent à l’attention du monde. C’est une action importante et tout à fait louable.
L’ennui, c’est que le mouvement qui pouvait à une époque rassembler des centaines de milliers de personnes dans les rues, arrive difficilement de nos jours à en mobiliser quelques centaines.
On peut attribuer cela à l’effondrement général du mouvement de la paix israélien depuis l’année 2000, lorsque Ehoud Barak déclara que “Nous n’avons aucun partenaire pour la paix”. Mais le cas de La Paix Maintenant mérite une analyse particulière.
Le mouvement a pris naissance en 1978, lorsqu’il semblait que Menachem Begin traînait les pieds et n’apportait pas une réponse suffisamment positive à l’initiative de paix historique d’Anouar el-Sadate. Begin, juriste de profession et de caractère, chicanait sur chaque petit détail, et on courait le risque de manquer une occasion unique. Les manifestations du jeune mouvement La Paix Maintenant aidèrent à pousser Begin dans la bonne direction.
Le zénith du succès de La Paix Maintenant fut la “manifestation des 400 mille”après le massacre de Sabra et Shatila au cours de la première guerre du Liban. Même si le nombre est exagéré, ce fut une énorme manifestation, unique en son genre, qui traduisait une réelle révolte de l’opinion publique israélienne.
Mais ce succès avait un prix. À la veille de la guerre, Shimon Peres et Yitzhak Rabin, les dirigeants du parti travailliste, allèrent voir Begin pour l’inciter à déclencher la guerre. Et ici, ce sont ces deux là qui sont apparus comme les principaux orateurs de la protestation de La Paix Maintenant. C’était un marché : La Paix Maintenant donnait à ces deux là un certificat “casher”, et le parti travailliste amènerait alors les masses de ses adhérents à la manifestation.
Cela m’a rappelé le marché conclu entre Faust et Méphistophéles : pour un succès mondain, il vendit son âme.
LA STRATÉGIE de La Paix Maintenant n’était cependant pas dépourvue de logique.
Cela a été expliqué par Tzali Reshef, qui a été le vrai dirigeant du mouvement pendant plusieurs décennies. En 1992, lorsque Rabin déporta 415 militants islamiques à la frontière libanaise, un débat public se déroula à Tel Aviv sur la réponse qu’il convenait d’y apporter. Je proposai de planter des tentes de protestation devant les bureaux du Premier ministre et de rester là jusqu’à ce que les déportés soient autorisés à revenir. Reshef refusa, disant franchement : “La Paix Maintenant s’adresse à un vaste public et nous ne pouvons pas nous permettre de faire quoi que ce soit qui inciterait les gens à s’éloigner de nous. Avnery peut se permettre de dire toutes les choses justes, nous ne pouvons nous offrir ce luxe.”
Nous nous permîmes ce luxe, plantâmes nos tentes et restâmes là jour et nuit par des températures inférieures zéro. (C’est sous ces tentes mêmes qu’est né Gush Shalom.) Au fil des années, La Paix Maintenant adopta progressivement nos positions, mais toujours avec un délai de plusieurs mois ou années. C’est ainsi qu’ils ont adopté tardivement la solution à deux États, la nécessité de dialoguer avec l’OLP, le principe de deux capitales à Jérusalem, etc.
Cette stratégie aurait pu être légitime et même se justifier – si elle s’était avérée efficace. Mais, dans la vraie vie, c’est le contraire qui s’est produit : les masses ont quitté La Paix Maintenant, et le mouvement est maintenant, comme nous tous, engagé dans un combat d’arrière-garde désespéré contre la marée montante de la droite.
Et contrairement au professeur Avineri – je n’éprouve aucune envie de rire.
Article écrit en hébreu et en anglais le 20 novembre 2010, publié sur le site de Gush Shalom – Traduit de l’anglais "Who’s laughing ?" pour l’AFPS : FL