dimanche 28 février 2010

Doute sur Dubai

publié le dimanche 28 février 2010
Uri Avnery – 20 février 2010

 
De temps en temps je me demande : que se passerait-il si les gouvernements du monde supprimaient simultanément toutes leurs agences d’espionnage ?
Il est vrai que ce serait un sale coup pour les auteurs et les producteurs de films qui gagnent leur vie grâce à des histoires de services secrets. Leurs productions perdraient de leur attrait.
Ce serait un désastre pour l’énorme armée de fans qui engloutissent les histoires d’espionnage, les consommateurs enthousiastes de livres et de films de héros surhumains comme James Bond et de super-génies retors comme le Smiley de John Le Carré.
Mais quel réel dommage causerait le fait que Washington n’espionne plus Moscou, et que Moscou n’espionne plus Washington, et que Washington et Moscou n’espionnent plus Pékin ? Le résultat serait un match nul. D’immenses sommes d’argent seraient sauvées, puisqu’une grande partie des efforts de toutes les agences d’espionnage est de contrer les complots de la concurrence. Avec cet argent, combien de maladies pourraient être surmontées, combien de gens affamés pourraient être nourris, combien d’analphabètes pourraient apprendre à lire et à écrire ?
Les livres et les films populaires célèbrent les succès imaginaires des services de renseignement. La réalité est beaucoup plus prosaïque, et est remplie de vrais échecs.
LES DEUX désastres classiques de l’espionnage survinrent au cours de la Seconde Guerre Mondiale. Des deux côtés, les agences d’espionnage fournirent à leurs chefs politiques des estimations erronées, ou les dirigeants n’eurent pas connaissance de leurs estimations correctes. Pour ce qui est des résultats, les deux côtés s’annulent.
Le camarade Staline fut totalement surpris par l’invasion allemande de l’Union soviétique, bien que les Allemands aient mis des mois à rassembler leur énorme force d’invasion. Le Président Roosevelt fut totalement surpris par l’attaque japonaise de Pearl Harbour, bien que la majeure partie des forces maritimes japonaises y aient été engagées. Les échecs furent si importants que les aficionados des espions durent recourir à des théories de la conspiration pour les expliquer. L’une de ces théories dit que Staline avait délibérément ignoré les avertissements parce qu’il voulait surprendre Hitler avec une attaque de lui. Une autre théorie affirme que Roosevelt avait pratiquement “invité” les Japonais à attaquer parce qu’il avait besoin d’un prétexte pour lancer les Etats-Unis dans une guerre impopulaire.
Mais, depuis lors, les échecs continuent de se succéder. Tous les services occidentaux d’espionnage furent totalement surpris par la révolution de Khomeiny en Iran, dont les résultats font toujours les gros titres des journaux aujourd’hui. Les mêmes furent totalement surpris par l’écroulement de l’Union soviétique, un des événements déterminants du XXe siècle. Il furent totalement surpris par la chute du mur de Berlin. Et tous fournirent de fausses informations sur une bombe nucléaire imaginaire de Saddam Hussein, qui servit de prétexte à l’invasion américaine de l’Irak.
AH, dit notre peuple, C’est ce qui arrive chez les goys. Pas ici. Notre communauté des services d’espionnage n’a pas son pareil. L’intelligence juive a inventé le Mossad, qui connaît tout et est capable de tout. (Mossad – qui signifie “Institut” – est l’abréviation de “Institut du renseignemlent et des opérations spéciales”.)
Vraiment ? Lors du déclenchement de la guerre de 1948, tous les chefs de notre espionnage unanimement prévinrent David Ben-Gourion que les armées des Etats arabes n’interviendraient pas. (Heureusement, Ben Gourion ne tint pas compte de leur prévision.) En mai 1967, tous nos services de renseignement furent totalement surpris par la concentration de l’armée égyptienne dans le Sinaï, ce qui conduisit à la guerre des Six-Jours. (Nos chefs des services de renseignement étaient convaincus que le plus gros de l’armée égyptienne était occupé au Yémen, où une guerre civile faisait rage.) L’attaque égypto-syrienne de Yom Kippour en 1973 surprit complètement nos services de renseignement, alors que des quantités d’avertissement étaient disponibles.
Les services de renseignement furent totalement surpris par la première intifada, et encore de nouveau par la seconde. Ils furent totalement surpris par la révolution de Khomeini, alors que (ou parce que) ils étaient profondément alliés avec le régime du Shah. Ils furent totalement surpris par la victoire du Hamas aux élections palestiniennes.
La liste est longue et pas très glorieuse. Mais il y a un terrain, comme ils disent, où nos performances, au Mossad, sont sans égales : celui des assassinats (Pardon, “éliminations”.)
LE FILM DE Steven Spielnerg, “Munich” décrit les assassinats (l’“élimination”) des représentants de l’OLP après le messacre des athlètes israéliens aux Jeux Olympiques. Comme chef-d’œuvre de kitsch, il ne peut être comparé qu’au film "Exodus", inspiré du livre kitsch de Léon Uris.
Après le massacre (dont la principale responsabilité incombe à l’incompétence et l’irresponsabilité de la police bavaroise), le Mossad, sur les ordres de Golda Meir, tua sept responsables de l’OLP, beaucoup pour la joie des Israéliens assoiffés de vengeance. Presque toutes les victimes étaient des diplomates de l’OLP, représentants civils de l’Organisation dans des capitales européennes, qui n’avaient aucun rapport avec les opérations violentes. Leurs activités étaient punliques, ils ils travaillaient dans des bureaux officiels et vicaient avec leurs familles dans des immeubles d’habitation. Ils furent des cibles fixes – comme celles d’un stand de tir.
Dans l’une des actions – qui ressemblmait à la récente affaire – un garçon de café marocain fut assassiné par erreur dans la ville norvégienne de Lillehammer. Le Mossad l’avait pris pour Ali Hassan Salameh, un officier supérieur du Fatah qui servait de contact avec la CIA. Les agents du Mossad, y compris une pin up blonde (il y a toujours une pin up blonde) furent identifiés, arrêtés et condamnés à une longue peine de prison (mais relâchés très tôt). Le vrai Salameh fut “éliminé” par la suite.
En 1988, cinq ans avant l’accord d’Oslo, Abou Jihad (Khalil al-Wazir), le numéro 2 du Fatah, fut assassiné à Tunis sous les yeux de sa femme et de ses enfants. S’il n’avait pas été tué, il serait probablement aujourd’hui le président de l’Autorité palestinienne à la place de Abou Mazen (Mahmoud Abbas). Il aurait joui du même niveau d’estime dans son peuple que Yasser Arafat – qui fut, vraisemblablement, tué par un poison qui ne laisse pas de traces.
Le fiasco qui ressemble le plus à la dernière action fut celle que le Mossad a tentée sur la vie de Khaled Meschaal, dirigeant important du Hamas, sur les ordres du Premier ministre Benjamin Nétanyahou. Les agents du Mossad lui tendirent une embuscade dans une rue principale de Amman et lui pulvérisèrent une toxine nerveuse dans l’oreille – qui allait le tuer sans laisser de traces. Ils furent capturés aussitôt. Le roi Hussein, le principal allié du gouvernement israélien dans le monde arabe, fut hors de lui et envoya un ultimatum furieux : ou Israël fournissait immédiatement l’antidote au poison et sauvait la vie de Meschaal, ou les agents du Mossad étaient pendus. Nétanyahou, comme d’habitude, céda, Meschaal fut sauvé et le gouvernement israélien, en prime, relacha de prison le cheikh Ahmed Yassine, principal dirigeant du Hamas. Celui-ci fut “éliminé” par la suite par un missile.
AU COURS des dernières semaines, un déluge de mot s’est déversé au sujet de l’assassinat à Dubai de Mahmoud al-Mabhouh, autre responsible supérieur du Hamas.
Les Israéliens convinrent dès le premier moment que c’était un job du Mossad. Quelle efficacité ! Quel talent ! Comment ils savaient, depuis longtemps, quand l’homme se rendrait à Dubai, quel vol il emprunterait, dans quel hôtel il résiderait ! Quel planning précis !
Les “correspondants militaires” et les “correspondants aux affaires arabes” étaient radieux sur les écrans de télévision. Leur visages disaient : oh, oh, oh, si le matériel n’était pas interdit... Si seulement je pouvais dire tout ce que je sais... Je peux seulement vous dire que le Mossad a encore prouvé que son long bras peut atteindre qui il veut partout ! Vivez dans la peur, oh ennemis d’Israël !
Quand les problèmes ont commencé à devenir apparents, et que les photos des assassins apparurent sur les télévisions du monde entier, l’enthousiasme s’est refroidi, mais seulement légèrement. Une méthode israélienne vieille et épprouvée fut utilisée : prendre un détail sans importance et en discuter avec passion, en laissant de côté le sujet principal. Se concentrer sur un arbre particulier et détourner l’attention de la forêt.
Pourquoi les agents ont-ils donc utilisé des noms de gens réel qui vivent en Israël et qui ont une double nationalité ? Pourquoi, de tous les passeports possibles, ont-ils utilisé ceux de pays amis ? Comment pouvaient-ils être sûrs que les propriétaires de ces passeports ne voyageraient pas à l’étranger à ce moment critique ?
Surtout, avaient-ils conscience que Dubai était truffé de caméras qui enregistraient tout mouvement ? Avaient-ils prévu que la police locale diffuserait les films de l’assassinat dans quasiment ses moindres détails ?
Mais ceci ne soulève pas beaucoup d’excitation en Israël. Tout le monde se dit que les Anglais et les Irlandais étaient obligés, pour la forme, de protester, mais que ce n’est qu’une pétition de principe. Dans les coulisses, il y a des connexions étroites entre le Mossad et les autres services de renseignement. Dans quelques semaines, tout sera oublié. C’est ainsi que ça a fonctionné en Norvège après Lillehammer, c’est ainsi que ça a fonctionné en Jordanie après l’affaire Meschaal. Ils protesteront, réprimanderont, et c’est tout. Alors, quel est le problème ?
LE PROBLÈME, c’est que le Mossad agit en Israël comme une fief qui ignore les intérêts politiques et stratégiques vitaux à long terme d’Israël, profitant du soutien automatique d’une Premier ministre irresponsable. C’est, comme le dit une expression anglaise, un “franc tireur” – le canon d’un navire d’antan qui a rompu ses fixations et roule autour du pont, en écrasant à mort tout marin malheureux qui se trouve sur son chemin.
Du point de vue stratégique, l’opération de Dubai a causé de lourds préjudices à la politique du gouvernement, qui définit la potentielle bombe nucléaire iranienne comme une menace existentielle pour Israël. La campagne contre l’Iran l’aide à détourner l’attention de l’occupation et la colonisation qui se poursuivent, et à persuader les Etats-Unis, l’Europe et d’autres pays à danser sur sa musique.
Barack Obama est dans le processus qui tend à mettre en place une coalition de dimension mondiale pour imposer sur l’Iran des “sanctions qui affaiblissent le pays”. Le gouvernement israélien lui sert – volontiers – de chien méchant. Il, dit aux Iraniens : Les Israéliens sont fous. Ils peuvent vous attaquer à tout moment. J’ai beaucoup de mal à les retenir. Mais si vous ne faites pas ce que je vous dis, je lâcherai la laisse et que Dieu ait pitié de votre âme !
Dubai, pays du Golfe face à l’Iran, est un élément important de cette coalition. C’est un allié d’Israël, un peu comme l’Egypte et la Jordanie. Et c’est ici que le même gouvernement israélien intervient, l’embarrasse, l’humilie, suscitant dans les masses arabes le soupçon que Dubai collabore avec le Mossad.
Dans le passé, nous avons embarrassé la Norvège, puis nous avons fâché la Jordanie, maintenant nous humilions Dubai. Est-ce raisonnable ? Demandez le à Meir Dagan, auquel Nétanyahou vient d’accorder une huitième année à la tête du Mossad, ce qui est presque sans précédent.
PEUT-ÊTRE que l’impact de l’opération sur notre réputation dans le monde est encore plus important.
Il fut un temps où il était possible de minimiser cet aspect. Laissez les goys dire ce qu’ils veulent. Mais depuis l’opération “plomb durci”, Israël est devenu plus conscient de ses implications à long terme. Le verdict du juge Goldstone, les échos du comportement d’Avigdor Lieberman, le développement de la campagne mondiale pour le boycott d’Israël – tout cela tend à suggérer que Thomas Jefferson ne parlait pas à son chapeau quand il a dit qu’aucune nation ne peut se permettre d’ignorer l’opinion de l’humanité.
L’affaire de Dubai est en train de renforcer l’image d’Israël comme étant un Etat brutal, une nation voyou qui traite l’opinion publique mondiale avec mépris, un pays qui conduit une guerre de gangs, qui envoie des escadrons de mort à l’étranger comme la mafia, une nation paria qui doit être évitée par les gens bien.
Est-ce que cela valait la peine ?
Article écrit en hébreu et en anglais le 20 février 2010, publié sur le site de Gush Shalom – Traduit de l’anglais "Dubious in Dubai" : SW