jeudi 3 septembre 2009

Proche-Orient : Ghajar et son étrange destin israélo-libanais


L'entrée du village de Ghajar, situé au Sud-Liban et au Nord d'Israël (Baz Ratner/Reuters)

Depuis quelques semaines, la question des colonies israéliennes en Cisjordanie est sur toutes les lèvres. La visite de l'émissaire américain pour le Moyen-Orient,George Mitchell, y a bien entendu largement contribué. Cependant, d'autres questions ont été évoquées -et notamment celles des fermes de Cheba'a et du village de Ghajar, deux petits territoires situés dans le Golan, et intéressants à plus d'un titre.

Israël a évoqué, en juillet dernier, la possibilité de reconsidérer les frontières de 1949 avec le Liban -et donc de réactiver la commission sur le tracé des frontières, qui s'était réunie périodiquement entre 1949 et 1967.

Durant cette période, deux représentants de chacun des pays se réunissaient plusieurs fois par mois afin de préciser le tracé de la frontière, à l'issue du premier conflit israélo-arabe, en 1948.

La frontière israélo-libanaise, qui autrefois séparait les mandats français et britannique, est alors progressivement tracée. Or, en 1967, la guerre des 6 jours met un terme à ces réunions et bouleverse la donne. En premier lieu pour les habitants de Ghajar.

Pour bien comprendre le problème, il faut répondre à ces trois questions :

1Que s'est-il passé à Ghajar entre 1920 et 2006 ?

Ghajar est un petit village (2 000 âmes), situé à l'extrême-nord du plateau du Golan, à quelques kilomètres à l'ouest des fermes de Cheba'a et d'une rivière (peu connue mais néanmoins géographiquement fondamentale), le Wadi el-'Assal, dans la vallée du Hasbani.

Les habitants sont Alaouites, de la même minorité que la famille Assad, à la tête de la Syrie depuis 1970. Jusqu'ici, pas de problèmes. Ces quelques Alaouites vivent entourés de chi'ites (majoritaires au Sud-Liban), de sunnites (majoritaires à Cheba'a) et de Druzes -qui peuplent le village de Majdal Chems, dans le Golan.

Or, situation incroyable : le village de Ghajar est coupé en deux. Le Nord, libanais, est occupé par l'Armée israélienne et le Sud, israélien, fait partie intégrante du Golan, annexé en 1981. Le problème est que les habitants se considèrent Syriens.

Au XIXe siècle, sous l'Empire ottoman, les frontières -autres qu'administratives- n'existent pas. On soupçonne Ghajar d'être artificiellement libanais sous la »Sublime Porte » mais, entre 1920 et 1923 -alors que Français et Britanniques s'arrachent les frontières de leurs futures zones mandataires- le village est placé en Syrie (tout comme les fermes de Cheba'a), à quelques mètres de la frontière libano-syrienne.

Israël annexe Ghajar et les fermes de Cheba'a par erreur en 1981

Et le village, prospère, commence à s'étendre… vers le nord. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu'en 1967. Israël envahit Ghajar (et par la même occasion, les fermes de Cheba'a, par erreur) et l'annexe en 1981, avec le reste du Golan en prime.

Or, entre 1920 et 1981, Ghajar s'est développé vers le nord, au Liban, et se trouve alors coupé en deux ! Le problème est rapidement résolu puisqu'en 1982, Israël envahit le Sud-Liban et donc la partie nord de Ghajar.

En mai 2000, après le retrait israélien du Sud-Liban, Miklos Pinther -le cartographe des Nations unies alors en charge de tracer la ligne bleue séparant Israël du Liban- se voit donc obligé de tracer la frontière libano-golanaise au milieu du village, le coupant selon sa rue principale.

Le nord de Ghajar, libanais, est libéré de l'Armée israélienne tandis que le sud se trouve sous administration de l'Etat hébreu. La « ligne bleue » scinde le village en deux, séparant des familles entières. Les habitants du nord de Ghajar disposent des nationalités libanaise et israélienne. Ceux du sud étant uniquement israéliens.

La circulation des habitants entre les deux zones est assez artisanale mais il semblerait qu'une partie des Ghajaris profitent allègrement de la situation, ne payant pas d'impôts tout en étant ravitaillés en électricité gratuitement.

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Le retrait de Ghajar est-il à l'ordre du jour israélien ?

Le 12 juillet 2006, Israël pénètre à nouveau en territoire libanais et Tsahal et envahit la partie nord du village. 33 jours plus tard, l'Armée israélienne fait marche arrière et quitte le Liban -sauf la partie nord de Ghajar, officiellement située au nord de la ligne bleue et donc au Liban.

Un futur retrait s'inscrit donc dans le cadre de la résolution 1701 -qui appelle Israël à quitter tous les territoires libanais occupés. Or, le problème est un véritable casse-tête puisque, rappelle Milos Strugar, le conseiller supérieur des Forces intérimaires des Nations unies au Liban (Finul), il résume :

« Les habitants de Ghajar sont originaires de Syrie, ils ont la citoyenneté israélienne et vivent sur la frontière libanaise. C'est compliqué. »

À plusieurs reprises, entre 2007 et juillet 2009, le gouvernement israélien évoque la question d'un retrait de Ghajar-Nord, ayant reçu l'assurance du gouvernement libanais et de la Finul que la ville serait prise en charge (à l'intérieur par la Finul, à l'extérieur par les forces armées libanaises).

Les Alouites se considèrent syriens

Or, si le village se trouve officiellement sur les cartes libanaises, rappelons que les habitants -Alaouites- se considèrent syriens : si le village s'est étendu vers le nord, c'est tout simplement parce que géographiquement, il n'y avait pas d'autres solutions.

Mais, à aucun moment durant le siècle dernier, les Ghajaris ne se sont considérés libanais. Exemple éloquent : peu après 1967, les villageois de Ghajar adresse une pétition officielle au gouverneur israélien du Golan, lui demandant explicitement d'intégrer Ghajar au Golan -et donc d'être sous occupation israélienne.

Ghajar est alors reconnu comme un village syrien du Golan. Pragmatiques, les Ghajaris acceptent d'être sous administration israélienne, en attente d'être « restitués » à la Syrie.

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Que sont devenus les habitants de Ghajar ?

Justement, qu'en pensent les Ghajaris ? A vrai dire, ils ne voient pas d'un très bon œil le retrait israélien de la partie nord du village, redoutant des représailles de la part du Hezbollah -en souvenir de 1981, où les Ghajaris ont réclamé la nationalité israélienne, probablement encore par pragmatisme.

Souleiman Mouhammad Abou Hassan el-Khatib, le maire du village a expliqué : « Nous ne voulons pas devenir des réfugiés au Liban et nous faire massacrer par le Hezbollah. »

En réalité, il est assez peu probable que le Hezbollah puisse avoir cette attitude, et cela pour deux raisons :

  • Le retrait israélien de mai 2000 : alors qu'une large frange de soldats de l'Armée du Sud-Liban (ALS) -milice supplétive constituée (à la fin) d'une majorité de chi'ites et de très nombreux chrétiens- fuit vers l'État hébreu, de nombreux miliciens restent au Sud-Liban, sans avoir à subir de représailles de la part du Hezbollah, bien au contraire.

    La plupart seront jugés et condamnés mais à des peines clémentes. D'autres seront acquittés : l'ALS étant devenue une véritable passoire, de nombreux miliciens en ont profité pour transmettre des renseignements au Hezbollah et ainsi passer de « l'autre côté ».

  • Le rôle quelque peu ambigu de Ghajar : par sa situation stratégique et géographique assez originale, le village est un lieu de trafics en tout genre, à commencer par la drogue. Entre 25 et 40 kilogrammes de haschich (100 000 dollars) transiteraient chaque jour par la frontière israélo-libanaise et notamment par Ghajar.

    Ainsi, après les événements de juillet 2006, de nombreux Israéliens se sont mobilisés contre la consommation de drogue dans l'État hébreu, après avoir pris conscience que leurs comportements quelque peu fâcheux contribuaient à entretenir la guérilla du Hezbollah -et les pluies de roquettes qui régulièrement tombent au nord d'Israël.

Or, ce trafic est en grande partie géré par le Hezbollah, qui finalement se satisfait de la situation dans cette moitié de village aux deux nationalités. Hassan Nasrallah, d'habitude particulièrement prolixe, n'évoque que très rarement le « problème » Ghajar, préférant appeler à la libération des fermes de Cheba'a, soutenu par la Syrie.

Un plan de retrait des troupes israéliennes se prépare

La milice chi'ite a donc renvoyé la question de Ghajar aux calendes grecques et à la responsabilité exclusive du gouvernement libanais -qu'Israël songe à renforcer en évoquant la question du retrait. Quant à la Syrie, qui pourtant devrait se sentir concernée, elle évite également de trop aborder le sujet ne souhaitant pas ouvrir un nouveau front indirect à cet endroit.

De plus, la situation est gênante puisque les Ghajaris ont accepté la nationalité israélienne en 1981 (alors que la plupart des fermiers libanais de Cheba'a l'avaient refusée).

Ces dernières semaines -en écho à la visite de George Mitchell-, le départ des troupes israéliennes semble donc se préciser d'autant que la semaine dernière,Benyamin Netanyahu a appelé Avigdor Lieberman à préparer un plan de retrait de Ghajar et, murmure-t-on, des fermes de Cheba'a.

La grande question est de savoir si Israël est symboliquement prêt à se retirer de deux territoires qui, finalement, n'apportent rien sinon des ennuis.

Photo : l'entrée du village de Ghajar, situé au Sud-Liban et au Nord d'Israël (Baz Ratner/Reuters)