mardi 9 novembre 2010

Mes parents à nouveau réunis

Palestine Monitor
publié le lundi 8 novembre 2010.

6 novembre 2010
Hier, ma mère a traversé le pont Allenby, se rendant de Cisjordanie en Jordanie, pour aller voir mon père à Amman. Ce qui rend cet acte banal exceptionnel, c’est qu’elle a dû attendre près d’un an pour que, finalement, on lui accorde l’autorisation de traverser la frontière.
L’année dernière, mon frère a écrit sur la série d’évènements malheureux qui avaient frappé ma famille depuis août 2009 : comment nous étions passés de citoyens britanniques vivant dans notre patrie sur un visa de travail d’un an renouvelable de mon père, à de bons vieux Palestiniens basanés contraints d’accepter des cartes d’identité remises par les Israéliens afin d’être classés comme résidents « autorisés », avec comme résultat, notre propre mini diaspora. Mon frère et mon père, tous deux nés dans la bande de Gaza, ont des cartes d’identité de Gaza ce qui, naturellement, leur interdisait d’entrer en Cisjordanie, où nous vivions. Ma mère, bien qu’étant de la ville d’Albireh en Cisjordanie, et bien qu’elle eût à l’origine une carte d’identité de Cisjordanie, a reçu elle aussi, et de façon inexplicable, une carte d’identité de Gaza. Mes jeunes frères et sœurs et moi-même avons des cartes d’identité de Cisjordanie, du fait que nous avions été enregistrés sous la carte d’identité initiale de notre mère, ce qui ajoute à la confusion et à l’idiotie des règlements de l’armée israélienne. Par la suite, mon père passa son temps entre le Liban et la Jordanie, et mon frère commença de nouvelles périodes de sa vie, au Qatar et en Virginie. Ils ne pouvaient venir nous voir, et si avec mes frères et sœurs nous pouvions passer la frontière et aller à Amman (qui nous servait de point de rencontre), ma mère, elle, ne pouvait pas faire de même.
Le nouvel ordre militaire israélien, le n° 1650, incroyablement raciste, qui fut d’abord appliqué en avril de cette année, ne fit qu’empirer les choses. Ma mère fut désormais considérée comme une « infiltrée ». Si elle était surprise en Cisjordanie, elle risquait sept ans de prison ou d’être expulsée vers Gaza. Comme nous étions ses enfants, il nous fallut rester dans ses pas, car le sionisme ne s’accorde pas avec la conception, audacieuse, des familles palestiniennes de choisir où elles veulent vivre et élever leurs enfants dans leur patrie. Cette année écoulée a été terriblement éprouvante pour les nerfs. Nos émotions ont été emportées sans arrêt comme sur des montagnes russes, soudain violentes et soudain sourdes, et dans des périodes d’insécurité absolue.
Ma mère savait déjà que sa carte d’identité de Cisjordanie avait été changée en une carte de Gaza et elle avait pris contact avec Gisha, une association non lucrative israélienne dont l’objectif est de défendre les droits à la liberté de déplacement des Palestiniens, jusqu’à ce que le malheur nous tombe sur la tête avec l’arrestation de mon père au check-point d’Erez, qu’il avait pourtant traversé bien souvent.
Gisha voulut alors se concentrer plus sur la situation de mon père et le faire revenir en Cisjordanie. Ce qui n’a absolument rien donné et en janvier, un mois après que mon père fut finalement autorisé à quitter Gaza pour aller travailler au Liban, ma mère reprit contact avec Gisha. Elle voulait un document qui l’assure de pouvoir passer la frontière. Après onze mois, son document de coordination arrivait enfin.
Attendre n’était pas facile. J’ai dû pallier la séparation non souhaitée et forcée de mes parents, et je vis que ma mère avait maigri et que chaque matin, elle s’éveillait avec les yeux gonflés. Nous avions eu des sessions sur Skype avec mon père, des expériences douces-amères. Mon père a dû vivre sans son épouse ni ses enfants avec lui, et quelquefois, un sentiment de désespoir l’accablait. Naturellement, nous étions restés en contact régulier les uns avec les autres – la technologie est superbe pour cela. Je n’oublierai jamais comment nous nous avons été coupés une fois, au téléphone, alors que je lui avouais que la seule raison pour laquelle j’allais à l’université, c’était parce que je savais quelle joie et quelle fierté lui apporterait le fait que j’obtienne mon diplôme, mais aussi qu’il ne pouvait même plus en être question désormais puisqu’il ne pourrait être là pour ma remise de diplôme. Je me sentais comme une enfant de parents divorcées, « OK, allez-vous passer votre Eid avec Baba ou ici ? » Ce n’était pas juste de laisser ma mère seule pendant les vacances, et ce n’était pas juste non plus pour mon père d’être seul au loin. Je détestais cela. Je détestais les lois aussi contraignantes d’Israël. Je détestais le régime collaborateur de l’Autorité palestinienne, je détestais les sionistes, je détestais d’être déchirée dans ma tête, je détestais qu’après avoir vécu en Angleterre et aux Emirats arabes unis, je sois revenue dans notre patrie pour finalement en arriver à notre triste séparation.
Ma mère s’inscrivit pendant plusieurs mois consécutifs dans un gymnase et d’une certaine façon, ce fut sa catharsis. Chaque semaine, elle appelait Gisha pour savoir sur quel problème ils avançaient, et à chaque fois, elle recevait la même réponse : dans une semaine ou deux, nous saurons précisément, le mois prochain, donnez-nous une semaine de plus, et puis une autre. L’été arriva, et avec lui, plus d’incertitudes encore. Mon père vivait un moment vraiment difficile de son adaptation, et il nous voulait avec lui, en permanence. Ma frustration a monté. Devais-je me faire transférer dans une autre université qui reporterait mon diplôme, au plus, de deux semestres ? retirer ma sœur de son lycée dans sa dernière année pour la mettre dans un autre ? Tout cela, au moins dans la ville que nous préférions au monde, Amman ? C’était trop. Je ne faisais pas dans l’égoïsme, je réussis à m’en convaincre. Simplement, je ne pouvais pas aller vivre à Amman. C’est autre chose que je détestais. Puis un jour, nous avons contacté un avocat. Cet avocat nous a dit qu’avec lui, dans un mois exactement, à une semaine près, il aura fait changer la carte d’identité de ma mère en une carte de Cisjordanie. Nous étions hésitants. Mais une échéance donnée vaut mieux que pas d’échéance du tout. Ma mère a pris l’avocat et a suspendu ses contacts avec Gisha. Malheureusement, cet avocat méticuleux était du genre intraitable avec le respect des normes. Il appela un jeudi en juin, et dit à ma mère qu’au plus tard le dimanche, elle aurait sa carte d’identité pour la Cisjordanie. J’avais ce jour-là un barbecue avec des amies, et je ne me suis jamais sentie aussi soulagée, aussi heureuse que lorsque j’ai entendu la nouvelle. Le dimanche est venu, et il est passé. Le lendemain, après l’avoir appelé à plusieurs reprises, l’avocat a eu finalement le mérite de répondre, et aussi de nous informer qu’il était désolé, mais qu’il n’y avait rien qu’il puisse faire. Nous étions revenus à la case départ.
Les discussions ont donc repris avec Gisha. Pourquoi est-ce que cela prenait tant de temps ? Il ne faut que quelques mois pour obtenir le document de coordination ! Sauf qu’il fallut deux mois avant que l’employé même de l’Autorité palestinienne ne dise à ma mère que son document de coordination lui était refusé. Elle prit immédiatement contact avec Gisha qui, pendant ce temps, s’occupait du problème de sa carte d’identité, et ils acceptèrent de se charger en plus de celui de la coordination. Ils parlèrent à ma mère d’une telle façon que celle-ci se mit à faire ses valises. C’était en août. La valise verte était en plein milieu de sa chambre, et elle était presque pleine. Ma mère espérait qu’au moins, il y avait eu un progrès. Elle appela mon père et lui demanda ce qu’elle pouvait lui apporter d’ici, et elle acheta pour trois kilos de cacahuètes grillées. Je la vis mettre ces sacs dans sa valise, puis de nouveau quelques semaines plus tard. Car un quelconque bureaucrate du ministère de l’Intérieur de l’Autorité palestinienne l’avait appelé pour lui dire qu’ils ne pouvaient rien faire de leur côté pour changer sa carte d’identité de Gaza en une carte de Cisjordanie. Je ne compris pas d’où avait pu venir l’optimisme de ma mère.
Deux semaines plus tard, nous recevons enfin les nouvelles si longtemps attendues. Le document de coordination est sorti et en fin de compte, c’est l’armée israélienne qui, tardivement, reconnut qu’elle avait commis une erreur dans l’adresse sur sa carte d’identité. Ils lui remirent une autorisation qui rend sa carte « légale » et qui lui permet de vivre en Cisjordanie, autorisation valable six mois. Délai au cours duquel sa bonne carte d’identité lui sera remise. Ils corrigeaient, et c’est important – corrigeraient pas changeraient – l’adresse de Gaza pour mettre celle de Cisjordanie. Maintenant, nous pouvons tous voir mon père et mon frère (quand ils arrivent à prendre quelques jours de congés) à Amman, en faisant la navette, pendant les vacances, quand on en a l’occasion et que nous le voulons. La valise verte contient maintenant des cacahuètes grillées fraîches, et les livres de mon père pour son travail de recherche. Ma mère s’occupe au salon, elle a une nouvelle coiffure, les yeux soulignés, et un beau et jeune sourire aux lèvres. Après avoir été séparés pendant un an et trois, nous étions réunis ce soir-là.
Hier, j’ai reçu un appel de mes parents. En entendant le son de leurs voix, parlant en même temps et avec un tel enthousiasme, dans la même pièce, c’était comme une musique à mes oreilles. Ma sœur et moi, nous voulions connaître tous les détails : avez-vous pleuré tous les deux ? Je parie que oui ! Comment c’était de vous retrouver tous les deux ? Qu’avez-vous pensé d’abord ? Est-ce que vous vous donnez la main maintenant ? Est-ce que maman te parait avoir changé ? Qu’a-t-elle dit sur ton début de calvitie ? Oui, nous allons bien, nous avons assez pour manger pendant trois jours. Ca n’ira pas jusqu’à la semaine prochaine (rupture du jeûne d’Eid al-Adha) où nous pourrons à nouveau être ensemble !
Notre cas est courant, ce n’est pas un cas unique. Qui peut oublier cette étudiante de l’université de Bethléhem qui, à trois unités de valeur de son diplôme, se fait arrêter à un check-point et expulser vers Gaza, son crime, insidieux, étant de ne pas avoir la bonne carte d’identité ? Ou tous ces époux et épouses séparés les uns des autres et de leurs enfants ? Israël n’a plus aucune retenue dans son apartheid orgueilleux, et je crois fermement que le BDS (boycott, désinvestissements et sanctions contre Israël) est le chemin le plus sûr pour le faire marcher droit. Les contrôles honteux des Palestiniens, par Israël, en Territoires occupés, sont évidemment illégaux, et ils sont des actes qui ne vont guère avec sa nature dite « démocratique ». Avec la prise de conscience qui monte pour le boycott et avec le boycott viennent les pressions internationales, et avec les pressions internationales viennent l’affaiblissement et l’érosion de l’apartheid et des lois de l’occupation qui nous tiennent sous une poigne de fer depuis si longtemps maintenant. L’histoire de ma famille n’est pas finie, mon frère ainé et mon père ne sont toujours pas sûrs de pouvoir venir en Cisjordanie. Il est particulièrement difficile d’être arraché une fois à votre pays d’origine, alors imaginez ce que vous pouvez ressentir quand vous l’endurez une deuxième fois
http://www.palestinemonitor.org/spip/spip.php?article1602
traduction : JPP
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