vendredi 19 novembre 2010

Des scorpions, des colons, des soldats et des sources

Vallée du Jourdain - 19-11-2010

Par Mazin Qumsiyeh 
Nous avons passé deux jours dans la région d’Auja, au nord de Jéricho, dans la Vallée du Jourdain, pour une visite de terrain pour enquêter sur ce qui reste des animaux et des plantes dans une des centaines de secteurs directement ravagés par la politique d’occupation israélienne. Notre hôte et guide était Mubarak Zawahar, père de sept enfants, qui vit près de Bethléem mais dont la mère et plusieurs de ses frères vivent dans la Vallée du Jourdain. La famille est considérée comme des Bédouins. Les Bédouins ne sont pas nomades. Avant que leurs vies ne soient limitées et dévastées par l’occupation, ils avaient habituellement deux lieux de séjour (un pour les mois d’hiver et l’autre pour les mois d’été). Ils vivaient de leurs troupeaux de moutons et de chèvres qu’ils laissaient paître librement autour de leurs deux lieux de vie. Ils élevaient aussi des pigeons et des poulets et, parfois, ils avaient quelques cultures.
















Le père de Mubarak a tellement réussi l’élevage qu’à un moment, lui et ses 16 enfants avaient plus de 1.000 têtes de moutons et de chèvres. Ce n’était pas une vie facile et le travail était très dur. Il leur fallait parcourir de nombreux kilomètres chaque jour pour réduire le surpâturage. A passer plus de 12 heures par jour à parcourir des terrains accidentés, les Bédouins finissaient par connaître chaque sentier, oued, arbre, caverne etc. de vastes secteurs. Leur savoir encyclopédique sur leur environnement est stupéfiant. Ils ont des histoires à raconter sur chaque trait de leur paysage, chaque animal et chaque plante. Même en tant que biologiste saisonnier, j’apprends toujours quelque chose de nouveau sur la nature lorsque je sors avec des Bédouins. Ils ont des noms uniques même pour les différentes espèces d’escargots du désert. Ils peuvent vous parler de traitements naturels pour différentes maladies. Tout en étant une vie dure, c’était une vie qui a fonctionné en harmonie avec la nature et les éléments spirituels pendant des milliers d’années. Leur générosité et leur amabilité envers les étrangers sont légendaires. Les différends étaient la plupart du temps résolu par les lois tribales traditionnelles. Les champs n’étaient pas surexploités et la nature restait intacte. L’équilibre était maintenue et la tranquillité prévalait et, comme me le dit Mubarak, au soir d’une journée de travail très dur dans les champs, le meilleur moment, c’était de s’asseoir après le repas, de boire un thé bien sucré à la menthe sauvage, entouré de ses proches, et regarder le ciel constellé d’étoiles.
Cette vie, bien sûr, se termine lentement. La saga de Zawahra n’est qu’un exemple. A cause des colonies juives dans les deux lieux de vie principaux de Zawahra (dans les collines autour de Bethléem et dans la vallée du Jourdain), poursuivre leur mode de vie de Bédouins est devenu impossible. Dans le district de Bethléem, les colonies israéliennes, les zones de sécurité, les bases militaires, etc. contrôlent maintenant la grande majorité des terres riches. Ce qui reste de territoire représente essentiellement les zones palestiniennes, avec peu d’espaces ouverts. Avec moins de 5% de zones ouvertes restant disponibles dans le district de Bethléem pour les pâturages, l’impact a été dévastateur :
1) baisse significative du nombre d’animaux (même si la population humaine a plus que triplé au cours des 45 dernières années), et
2) le surpâturage forcé sur les quelques pans de terre qui restent a eu un effet écologique catastrophique. Il est triste de comparer la biodiversité dans la région de Bethléem aujourd’hui par rapport à ce que j’ai vu il y a 40 ans. De nombreuses espèces ont disparu dans les collines de Bethléem (tant les plantes que les animaux). Certaines zones sont tellement arides que les seuls êtres vivants que j’y ai vus l’été dernier et ces mois d’automne sont des humains, des chèvres (plus résistantes que les moutons) et des mouches. Il y a 40 ans, dans certains secteurs, j’aurais pu vous montrer au moins 40 espèces en l’espace de 2 heures.
Le deuxième domaine des Zawaha se trouve dans la Vallée du Jourdain, à quelques kilomètres au nord de Jéricho, dans la région de Wadi Auja. Cette vallée avait, jusqu’à il y a quelques années, une ressource en eau constante estimée à 9 millions de m3, venant des collines près de Ramallah et coulant dans la Vallée du Jourdain pour alimenter le fleuve Jourdain. Elle faisait une belle oasis qui attirait des milliers de visiteurs toute l’année pour leurs loisirs. En aval, l’agriculture était florissante. Des fermes étaient installées et le village tranquille de Auja, avec ses 7.000 habitants, dont des agriculteurs chrétiens et musulmans et des Bédouins était prospère. Mon copain de classe Imad Mukarkar m’a emmené dans la ferme de sa famille lorsque nous étions au lycée, il y a plus de 35 ans, et je me souviens très distinctement d’agrumes en abondance, de bananes, de légumes de toutes sortes.
Mardi soir, alors que nous avions tendu des filets pour attraper des chauves-souris, nous avons discuté avec son frère Khalid, qui lutte pour la survie de la ferme familiale. Il a expliqué comment même l’eau du puits diminue, en qualité comme en quantité, pendant que les colons voisins ont une fourniture en eau illimitée pour faire pousser du blé et même des pastèques. Lentement, le mode de vie des Palestiniens se délite au profit de celui des colons juifs. Ces colons à la recherche de réalisations politiques à court terme n’ont aucune idée des conséquences à long terme de leur politique.

Wadi Auja, il y a une dizaine d'année
Le vol de l’eau par des conduites dans les collines pour approvisionner les communautés coloniales juives ont asséché le flot naturel de l’eau dans Wadi Auja. L’oasis n’est plus une oasis. Aujourd’hui, la vallée n’a de l’eau que pendant la brève saison des pluies (au mieux deux mois par an) alors que jusqu’à la fin des années 1990, elle avait de l’eau toute l’année. La crise de l’eau est si désespérée que l’eau de pluie sera collectée via un barrage, ajoutant aux changements créés par le vol de l’eau par Israël. La désertification (déjà un problème à cause du réchauffement de la planète) s’est donc accélérée. La faune et la flore de la vallée, riches autrefois, sont dévastées. Nous avons réussi à trouver trois espèces de scorpions, deux espèces de chauves-souris, des souris épineuses, cinq espèces d’oiseaux, deux lézards, un renard du désert et des arbres et des arbustes du désert. A un moment, nous avons été interrompus par une patrouille militaire israélienne qui voulait savoir ce que nous faisions, et que nos scorpions ont rendu perplexe. Un soldat a dit qu’ils en tuent beaucoup. Je n’ai pas voulu me disputer avec eux, mais j’ai pensé que les scorpions sont vraiment beaucoup plus gentils que certaines personnes, car ils ne tuent que pour se nourrir ou pour se défendre.
En comparant le travail de terrain aujourd’hui et il y a trente ans, nous constatons des différences dramatiques. Par exemple, je me souviens parfaitement qu’on pouvait voir, en une seule matinée, plus de 20 espèces d’oiseaux et que maintenant, il n’y a plus de grenouilles, un indicateur environnemental important, alors qu’il y en avait tant. La perte de la biodiversité signifie une perte de moyens de subsistance pour les Palestiniens indigènes qui vivent dans cette région. La famille Zawahra, qui avait des centaines de brebis et des centaines de chèvres n’a maintenant que quelques bêtes et lutte pour trouver des petits boulots pour gagner sa vie. Et des agriculteurs comme Khalid Mukarker, qui avait une production agricole abondante, ont vu leurs coûts quadrupler et leurs revenus décliner. Les animaux et les plantes perdus sont irremplaçables.
La qualité de l’eau et de l’air s’est détériorée année après année, rendant impossible de continuer à vivre ici, même pour les colons. La vision politique à court terme des sionistes l’emporte une fois de plus sur la planification à long terme. Le coût du colonialisme, en termes économiques et écologiques, est très lourd. Des études urgentes et de la documentation sont nécessaires pour des secteurs comme Al-Auja, et il faut accroître l’activisme pour mettre fin à cette occupation coloniale aussi vite que possible. Le temps n’est pas de notre côté (humain). Très bientôt, les dommages causés à l’environnement rendront la vie impossible pour nous tous (juifs, chrétiens, musulmans, autres animaux et plantes) sur cette terre (non) sainte.
Merci à Mubarak, à sa famille, à sa femme, à mon étudiant Michael et à son frère Majd qui ont aidé à réaliser ce voyage.
Pour des détails sur ce qui se passe à Al-Auja et des cartes, voir le rapport du Applied Research Institute - Jerusalem 
Traduction : MR pour ISM