mercredi 9 juin 2010

Le jeu subtil entre Washington et Ankara

La Turquie est bien l’alliée de l’Amérique mais pas au point de l’obliger à condamner Israël pour son acte de piraterie. Un sort qu’elle accepte pour des intérêts plus importants.
Les Turcs sont déçus. C’est ce qu’a exprimé l’ambassadeur de Turquie à Washington, Namik Tan, qui a fait part de sa déception suite à l’absence de condamnation par les Etats-Unis du raid israélien contre la flottille en route vers Gaza. « Il n’y a pas un mot de condamnation, à aucun niveau » de la part des Etats-Unis.
L’assaut de l’armée israélienne, contre une flottille transportant 700 passagers et de l’aide à destination de Gaza, a fait neuf morts civils, huit Turcs et un Américano-Turc. Le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, avait aussi pour sa part spécifiquement demandé au président américain, Barack Obama, de condamner Israël. « Notre déception vient de ce que si (les Etats-Unis) avaient adopté une position différente, en essayant de faire pression sur Israël et (de demander) plus d’explications de la part d’Israël, je pense que les choses se seraient calmées plus vite », a ensuite ajouté M. Tan, tout en assurant que la Turquie et les Etats-Unis n’en demeurent pas moins des amis et des alliés.
Ceci est vrai, plutôt silencieux depuis le début de l’affaire, les Etats-Unis ont peut-être insisté sur la nécessité de relancer la paix au Proche-Orient, mais surtout tout en évitant de condamner directement Israël. Leur rôle semble bien défini. Washington a choisi de continuer à jouer sur les deux tableaux pour tenter de ne pas aller contre l’un de ses deux amis proches. En effet, alliés historiques des deux pays, les Etats-Unis ne devraient pas avoir à choisir entre l’un ou l’autre pays.
Ce n’est peut-être pas une nouvelle politique de la part des Etats-Unis. C’est ce qu’affirme le politologue Mohamad Abdel-Salam qui explique que les Etats-Unis sont capables de gérer des relations de ce type pour ne pas aller contre leurs propres intérêts dans un camp ou dans l’autre. C’est ainsi qu’ils tenteront de faire tourner les relations entre les Israéliens et le monde arabe. « Les Etats-Unis tentent généralement de diriger leur politique au cas par cas, ils ne maintiennent pas un allié ou un ennemi sur toute la ligne. La preuve en est que Washington a affronté dernièrement la Turquie à plusieurs reprises au sujet de l’Iran ou pour des problèmes turcs internes et maintenant pour Israël ». Et d’ajouter : « Israël n’est donc pas le facteur régnant la relation entre la Turquie et les Etats-Unis », explique le politologue.
Cela dit, si les Etats-Unis arrivent à maintenir cet équilibre, il n’est pas question de comparaison quand il s’agit d’Israël. En effet, l’Etat hébreu a toujours été l’allié le plus proche des Etats-Unis et le sera tout le temps. Il n’y a pas de concurrent de ce rang. Cela dit, si les relations américano-israéliennes semblent être fixes, les relations entre les Etats-Unis et la Turquie, elles, ont toujours eu des hauts et des bas.
Béchir Abdel-Fattah, chercheur au Centre des Etudes Politiques et Stratégique (CEPS) d’Al-Ahram, explique que la Turquie a depuis toujours été l’un des proches des Etats-Unis même si elle n’est pas placée au même rang qu’Israël.
Des hauts et des bas
Les relations entre la Turquie et les Etats-Unis ont bien entendu une très longue histoire avec des dimensions et des domaines divers. Historiquement parlant, les relations étroites entre Washington et la Turquie remontent à l’entrée en vigueur, en 1947, de la Doctrine Truman, qui visait à renforcer l’autonomie économique et militaire de ce pays à majorité islamique — un objectif pour lequel les Etats-Unis œuvrent depuis l’ère de la Guerre froide jusqu’à nos jours par le biais d’une diplomatie bilatérale rapprochée et sous forme de partenariat entre deux des plus grandes puissances militaires.
Puis en 2003, les relations entre Washington et Ankara se sont tendues quand le Parlement turc a décidé d’interdire aux forces de la coalition dirigée par les Etats-Unis d’emprunter son territoire pour lancer la guerre contre l’Iraq voisin.
En guise de calmer cette tension, La Turquie et les Etats-Unis se sont tous deux résolus à œuvrer pour la paix au Proche-Orient. En 2008, la Turquie a été l’hôte de pourparlers entre son voisin du sud, la Syrie, et Israël, et elle a joué un rôle-clé dans les négociations qui ont conduit à un cessez-le-feu à Gaza, en début d’année.
Cependant, le climat favorable s’est réellement instauré à l’issue de la visite du président Obama en Turquie. Autant qu’avec l’évocation de la notion « de partenariat modèle » par Obama lors de son allocution devant la Grande assemblée nationale de Turquie, il a été interprété que c’était le commencement d’une nouvelle ère dans les relations entre les Etats-Unis et la Turquie.
D’ailleurs, Obama a bien signalé l’importance que peut représenter la Turquie pour les Etats-Unis en évoquant le rôle-clé que celle-ci pourrait jouer dans les initiatives américaines à l’égard de l’Iran, ce qui constitue un grand défi pour Obama. De plus, la Turquie constitue aussi pour les Etats-Unis un partenaire essentiel en faveur de la stabilisation de l’Afghanistan, ce qui est une priorité capitale de la politique étrangère pour la Maison Blanche. Environ 800 soldats turcs sont actuellement déployés dans le cadre de la mission de paix dirigée par l’Otan en Afghanistan.
Cela dit, que ce soit la Turquie ou les Etats-Unis, tous les deux ont besoin l’un de l’autre, puisque les intérêts de l’un dépendent de la présence de l’autre. Il ne faut donc pas imaginer que les choses iront plus loin. « Si le langage devient sévère de la part des Turcs dernièrement, c’est uniquement pour calmer l’opinion publique. La preuve c’est qu’aucune action concrète n’a été prise jusqu’à présent. D’ailleurs que ce soit les Américains ou les Israéliens, ils le savent très bien et les laissent faire ». Et d’ajouter : « La Turquie a vraiment besoin de la présence américaine pour faire face à l’organisation d’Al-Qaëda. En échange, les Etats-Unis ont besoin de la Turquie pour faire face à l’Iran », explique Béchir Abdel-Fattah.
Que ce soit Israël ou la Turquie, il est vrai que les deux sont des alliés des Etats-Unis, mais à des degrés différents. Mais même si Washington a pu trouver son intérêt chez Ankara, il n’irait jamais contre Israël. « Il est vrai que la présence turque est importante pour les Etats-Unis, mais si elle la contrarie, ils peuvent tout facilement la remplacer par un autre allié aussi important. La Turquie le sait très bien, c’est pour cela qu’elle ne poussera pas trop fort dans cette affaire », conclut Béchir Abdel-Fattah.
Chaïmaa Abdel-Hamid