mercredi 9 juin 2010

Fin d’une relation privilégiée

L’attaque israélienne sanglante contre la flottille de la Liberté a mis à mal les rapports assez étroits entre Ankara et Tel-Aviv en dépit de multiples intérêts communs.
Israël occupera au Proche-Orient une place qui « dépendra de ses actions futures », ainsi philosophe le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, en crise surgie brusquement dans les relations entre Ankara et Tel-Aviv. Depuis l’opération commando menée par l’armée israélienne contre le navire Mavi Marmara, transportant de l’aide en faveur de la bande assiégée de Gaza, les responsables turcs ne tarissent pas de critiques contre Israël. Les 9 morts, tous turcs, et l’autopsie révélant qu’ils ont été tués tous par balles, peuvent expliquer l’ampleur de la réaction. Ils ont été d’ailleurs abattus par une trentaine de tirs à balles réelles de 9 mm, beaucoup ayant été tirées à bout portant. Cinq de ces activistes de paix ont été tués par balles dans la tête, selon le vice-président du Conseil turc de médecine légale. Les mêmes résultats ont révélé qu’un garçon de 19 ans, qui avait aussi la nationalité américaine, a été abattu de cinq coups de feu portés à moins de 45 cm, au visage, à l’arrière de la tête, à deux reprises à la jambe et une fois dans le dos, alors qu’un homme de 60 ans a été abattu de quatre balles : dans la tempe, la poitrine, la hanche et le dos.
Israël pourrait « perdre l’amitié » de la Turquie à cause de cette opération militaire sanglante, a encore annoncé Erdogan. Effectivement, depuis environ une quinzaine d’années, les deux pays nouent des relations d’amitié. La Turquie était le premier pays musulman à reconnaître l’Etat d’Isarël, dès 1949, mais le réchauffement s’est fait notamment au début des années 1990 et particulièrement après les accords d’Oslo, en 1993. Washington faisait pression pour un rapprochement entre les deux pays, encouragé par les perspectives de « potentielle paix », pour briser l’isolement d’Israël. Ankara n’était pas contre une relation plus renforcée avec l’Europe et les Etats-Unis pourrait passer via Tel-Aviv.
C’était alors une coopération militaire au début. Un accord a été signé en février 1996, stimulant des relations aux aspects stratégiques et sécuritaires. Depuis, les entreprises israéliennes ont décroché des contrats assez lucratifs pour équiper l’armée turque. Les échanges commerciaux entre les deux pays ont atteint l’an dernier 2,6 milliards de dollars.
Les analystes parlaient alors d’un rapprochement naturel et d’un contexte géopolitique, qui tend plus à les faire converger, d’une entente qui pourrait repositionner le pays au Proche Orient. Tel-Aviv avait besoin d’Ankara pour ne pas rester isolé dans une région où il entretient mal ses relations, même avec une Egypte signataire d’un traité commun de paix. Ankara jouait aussi les bons offices entre Israël et plusieurs de ses ennemis. Ce sont les néo-Ottomans qui menaient une médiation entre Damas et Tel-Aviv et cherchaient à patronner des négociations indirectes entre les deux pays.
Mais ces relations longtemps privilégiées n’ont cessé de se dégrader notamment depuis la guerre israélienne contre Gaza fin 2008.
Gaza, prison à ciel ouvert
C’était lent mais notable, même si c’est Ankara qui a réussi à obtenir un cessez-le-feu début 2009. Cette dégradation était surtout provoquée par l’absence d’avancée dans les négociations israélo-palestiniennes et par une ambition diplomatique turque dans la région. Peu de temps après, c’était le coup d’éclat du premier ministre turc à Davos. Une vive altercation a opposé le président israélien, Shimon Pérès, au premier ministre turc, Recep Erdogan, qui a dénoncé les conditions de vie à Gaza, « prison à ciel ouvert ». « Vous avez tué des gens et c’est très mal », a dit Erdogan avant de claquer la porte du sommet, face à Pérès.
Au début de cette année, une nouvelle querelle diplomatique a éclaté, à l’origine un feuilleton turc très populaire intitulé La Vallée des loups et que Tel-Aviv jugeait « antisémite », alors qu’il critiquait la politique israélienne envers les Palestiniens. Le vice-ministre israélien des Affaires étrangères, Danny Ayalon, aurait humilié l’ambassadeur turc en Israël et l’affaire s’est soldée par l’envoi d’une lettre d’excuse au premier ministre turc.
Les choses s’arrêtaient là et les dirigeants des deux parties continuaient à échanger le dialogue.
Ce qui s’est passé au large de Gaza fait pourtant preuve de la fin de la relation privilégiée entre Tel-Aviv et Ankara. Cette dernière, dénonçant le « terrorisme d’Etat » a ainsi rappelé son ambassadeur en Israël et annulé des manœuvres militaires communes, la troisième annulation du genre.
Une nouvelle politique étrangère
La Turquie prend davantage de distances à l’égard de son vieil allié, rompant avec sa diplomatie traditionnelle et se rapprochant parallèlement d’autres puissances dans la région. Sa politique étrangère qualifiée souvent de calme et sage semble changer en faveur d’un rôle plus accru, émergeant à l’exemple du Brésil. Elle privilégie désormais une amélioration des relations avec ses voisins comme la Grèce, l’Arménie, l’Iran et aussi le monde arabe. Les relations s’améliorent sans cesse avec Damas et en Iraq, la dynamique turque a su développer ses liens avec Bagdad et, en dépit de la traditionnelle hostilité, avec le Kurdistan iraqien. Le réchauffement se fait également avec les Palestiniens. Erdogan a su entretenir de bonnes relations avec l’Iran et vient de lancer avec le Brésil une médiation sur le nucléaire iranien, sans rompre avec Israël. Il trouvera un moyen de « punir » les Israéliens. Il a réuni un conseil de plusieurs ministres et de responsables militaires pour discuter d’éventuelles représailles contre Israël et il semble décider notamment d’exclure les firmes israéliennes des appels d’offres publics.
Une politique délicate et complexe
Mais l’affaire si symbolique et si sérieuse est peu probable qu’elle dégénère en rupture, surtout que les deux demeurent des alliés stratégiques de Washington. La dégradation de leur relation complique considérablement la politique américaine dans la région, notamment vis-à-vis de l’Iran. « Israël est menacé de perdre son seul ami dans la région qui a le plus contribué à la paix régionale », a dit M. Erdogan au président américain. Ce dernier sait qu’il ne devra pas choisir entre deux importants acteurs et Tel-Aviv va devoir être plus prudent dans l’avenir, car les relations israélo-turques ne seront plus ce qu’elles furent et pour longtemps.
Samar Al-Gamal