mercredi 9 juin 2010

Au sujet de Bernard-Henry Lévy : La misère de la philosophie au service de Netanyahu

Edition du 9 juin 2010
Loin de moi l’idée de figurer le philosophe par sa caricature : un homme enfermé dans sa tour d’ivoire, indifférent aux prosaïques tumultes terrestres. Mais comme cette image est belle et émouvante comparée à celle de Bernard-Henry Lévy, assujettissant la pensée aux intérêts politiques de l’Etat d’Israël. En juin 1967, sa nationalité française n’a pas empêché Lévy de demander à l’ambassade israélienne à Paris de l’inscrire comme volontaire dans les rangs d’une des plus agressives « armées de défense » de l’Histoire. Malheureusement pour lui, la « guerre des Six jours » n’a duré que six jours, et il n’a pas pu contribuer à la libération des « territoires occupés » du Grand-Israël, le Sinaï, le Golan et autre Judée-Samarie.
Depuis ce volontariat avorté, il est si habité par l’amour de l’armée israélienne que lors de l’opération « Plomb durci », il s’est « incorporé » dans une de ses unités pour « témoigner » de son œuvre humaniste depuis Gaza. Et, dans ce territoire assiégé, pilonné, rien ne l’a choqué, sinon les mines antichars du Hamas (les soldats israéliens avaient, eux, « un dégoût profond de la guerre »). Quant à la « rumeur du blocus humanitaire », tout « embedded » qu’il fût, il a pu en « vérifier le caractère infondé ». Pendant ce pèlerinage en Israël, pour deux personnalités palestiniennes de Ramallah (« la capitale des Palestiniens modérés », sic !), Lévy a pu rencontrer le directeur du Shin Bet, le ministre israélien de la Défense et nombre d’officiers de haut rang. Il en a tiré un récit indécent, au titre faussement journalistique, Carnets de guerre(1).
Fin mai dernier, c’est un poème d’amour pour l’Etat hébreu qui a fait écho à cet hymne à la gloire des agresseurs israéliens. Intervenant dans un forum sur « la démocratie et ses nouveaux défis » à Tel Aviv, le « nouveau philosophe » n’a pas hésité à affirmer, que lui qui a « couvert beaucoup de conflits », il n’a « jamais vu d’armée se posant autant de problèmes éthiques que l’armée israélienne ». En Israël, on a toujours témoigné à Lévy une infinie gratitude pour son soutien quasi-inconditionnel à l’Etat hébreu, mais pas plus qu’en France, on ne l’y considère comme un immense penseur. Il suffit, pour le constater, de lire l’entretien qu’il a accordé à Haaretz, le 27 mai 2010 ; toutes les questions qui lui ont été posées portaient sur la politique israélienne, la solution du « conflit arabo-israélien » et d’autres sujets peu abstraits.
Aucune ne se rapportait à l’époustouflante révolution qu’avec la coterie des philosophes médiatiques, il aurait opéré dans le domaine de la pensée universelle. Et bien que dans le Haaretz, il se soit, encore une fois, comparé à Jean-Paul Sartre, un juste parmi les justes, Lévy ne semblait pas triste d’être perçu moins comme un esprit libre que comme l’intellectuel organique de la gauche française pro-sioniste. Ce qui l’intéressait, c’était d’enchaîner les interviews et, bien entendu, de démontrer à ses interlocuteurs sa connaissance des affaires israéliennes, qu’il aborde toujours avec une familiarité digne d’un membre de Kadima, du Likoud ou du Parti travailliste.
Ainsi, lorsque le journaliste du Haaretz lui a rappelé qu’il avait qualifié Benyamin Netanyahu de « catastrophe », il a répondu que l’homme « avait mûri », avant de le comparer à Menahem Begin, « qui a évacué le Sinaï », et Ariel Sharon, « qui s’est retiré de Ghaza », espérant de lui une aussi « belle surprise ». Et comme pour prouver à son nouvel ami qu’il est le digne héritier de ces deux pères spirituels, quatre jours plus tard, le 31 mai, Netanyahou a ordonné aux forces spéciales israéliennes de prendre d’assaut des navires constituant une petite flotte acheminant des aides humanitaires à Ghaza. « Philosophie » étant synonyme, depuis qu’il en a fait son métier, de défense du prestige d’Israël, le « plus célèbre penseur français » (Haaretz) n’a pas condamné l’agression, se contentant de la qualifier de « stupide », car « (ses) images sont plus dévastatrices pour ce pays qu’une défaite militaire ».
Connaissant les capacités de l’armée israélienne bien qu’il n’eût jamais l’honneur de participer à ses exploits, il a estimé qu’« elle avait certainement d’autres moyens d’arraisonner les bateaux et d’empêcher une provocation ». Ce n’est pas le bilan sanglant de cette ignominieuse piraterie qui a meurtri le cœur de Lévy, mais son caractère « stupide », car même dans les eaux internationales, Israël a le droit d’obliger les navires du monde entier à jeter l’ancre à Ashdod. Ce qui l’a révolté, ce n’est pas la mort d’une dizaine d’innocents, ce sont les dommages que ce raid occasionnerait à l’image du soldat israélien au sens moral, comme chacun sait, « irréprochable ».
Cette incroyable insensibilité à la détresse de la population palestinienne est caractéristique de la pensée politique de Lévy, devenu à lui seul une « think tank » dédiée à la réflexion sur les intérêts de Etat hébreu. Lorsqu’avec les signataires de l’Appel à la raison(2), il reconnaît aux Palestiniens quelques menus droits, ce n’est pas que son instinct de justice se soit réveillé. C’est plutôt qu’Israël risque d’être « bientôt confronté à une alternative désastreuse : soit devenir un Etat où les juifs seraient minoritaires dans leur propre pays », soit « mettre en place un régime qui (le) transformerait en une arène de guerre civile ». De même, comme il l’a déclaré le 31 mai à Tel Aviv, il ne fonde par le droit des Palestiniens à une patrie sur le principe d’autodétermination, mais sur la nécessité pour les Israéliens de « se libérer » de l’encombrante Cisjordanie !
En 1847, Karl Marx a publié La Misère de la philosophie, une invitation aux penseurs de son temps à observer le monde sous un nouvel angle, celui de sa nécessaire transformation. Il ne répondait pas, dans cet ouvrage, à un défenseur des intérêts des classes dominantes ; il répondait à Pierre-Joseph Proudhon, un théoricien anarchiste aussi engagé que lui. Qu’aurait-il préconisé aux philosophies s’il avait pu entendre Lévy célébrer la maturité de Netanyahu ? Il aurait probablement préféré qu’ils restent dans leur tour d’ivoire, indifférents à la politique, et que la philosophie demeure cette antique « science de la sagesse », plutôt que de devenir un nouvel art de l’absurde. Y. T.
Notes de renvoi :
- 1- Carnets de guerre, le 18 janvier 2009.
- 2- Le texte intitulé Appel à la raison (http://www.jcall.eu) a été signé en mai 2010 par de nombreux juifs européens. Il invite Israël à accepter, pour sa propre survie en tant qu’entité juive, la « solution des deux Etats ». Comme le relève l’Union juive française pour la paix (UJPF), une organisation antisioniste, « il apparaît essentiellement comme un appel à sauver Israël d’une politique israélienne qui le conduit, selon les auteurs de l’appel, au naufrage ».
Par Yassin Temlali