Edward S. Herman
L’un des clichés les plus classiques de l’establishment politique américain, c’est de prétendre que l’axe principal de notre politique israélo-palestinienne est notre volonté de « garantir la sécurité d’Israël ».
Dans la même mesure, c’est bien sûr la nécessité de garantir notre propre « sécurité nationale » qui sert d’excuse pour justifier un budget militaire astronomique, un réseau de bases militaires qui se ramifie presque partout dans le monde, et un solide soutien à l’expansion de l’OTAN ainsi qu’à un impressionnant continuum de guerres menées sans exceptions à bonne distance de nos frontières nationales.
Le terme de « Sécurité Nationale » est le blanc linceul qui permet d’occulter la réalité d’ambitions expansionnistes très affirmées. De même qu’avec la « loi Hoover » [J. Edgar Hoover] - selon laquelle moins il y a de communistes, plus grande est la menace communiste - en matière de Sécurité Nationale, plus les budgets et les capacités de l’armée augmentent, plus on redoute de négliger des menaces qui pourraient ne pas avoir l’air de devoir retenir l’attention d’une superpuissance. Les USA s’en sont même pris à Grenade, la plus petite capitale du monde, au nom de la Sécurité Nationale.
Mais tandis que le cycle vertueux qui porte notre monde paralyse régulièrement toute opposition à l’establishment, les élites économiques et politiques sont les premières à attirer l’investissement vers le domaine sécuritaire, que ce soit chez nous ou en Israël. Là, le poids énorme du complexe militaro-industriel et de ses plus proches alliés des sphères politique, financière, universitaire et médiatique, a permis de normaliser des budgets pharaoniques exponentiels et le principe de la guerre permanente. Dans le cas d’Israël, le poids du lobby pro-israélien, l’interpénétration israélo-américaine dans les domaines de la finance, des affaires, de l’armement et de la planification stratégique et militaire, ainsi que le noyautage et les pressions visant les sphères politiques et médiatiques, ont offert aux leaders israéliens la possibilité de peser considérablement sur les orientations politiques qui touchent à leurs intérêts. Ici, c’est comme on dit « la queue qui remue le chien », mais bien que le chien en question soit un molosse gavé de « sécurité », la moindre puce piquant sa queue le fait aussitôt hurler à la mort et se gratter avec fureur.
L’un des aspects les plus consciencieusement occultés de la campagne belliciste des leaders politiques américains et européens, qui brandissent l’urgence de garantir la sécurité d’Israël, c’est qu’elle est ouvertement raciste. Jour après jour, nos hommes politiques nous rabâchent que notre « solidarité » avec Israël est un « devoir absolu », qu’il n’y a pas entre Israël et nous le plus petit écart sur ces questions, et que notre « dévouement à la sécurité d’Israël est total » (Hilary Clinton) ; la majeure partie du Sénat et du Congrès US se produit régulièrement aux meetings annuels de l’AIPAC [le très officiel lobby pro-israélien US] pour prêter allégeance à l’Etat d’Israël ; et l’actuel Vice-président, Joe Biden, qui ne se cache nullement d’être sioniste, déclare publiquement qu’Israël a toujours été « au centre de son travail en tant que Sénateur des Etats-Unis comme à présent en tant que Vice Président des Etats-Unis ».
Suite au récent accrochage entre Obama et Netanyahu, l’AIPAC a obtenu des trois quarts du Congrès US la signature d’une pétition exigeant que l’on cesse de critiquer publiquement Israël et appelant à un « renforcement » de l’alliance [israélo-américaine], sur la base de nos « valeurs communes », etc. La tournure même de la lettre paraphrasait d’ailleurs singulièrement une lettre de l’AIPAC portant les mêmes revendications. Mais cette dévotion sioniste et pro-israélienne, cette déférence envers l’AIPAC, cette allégeance répétée à Israël, sont elles réellement compatibles avec le serment qu’ont prêté nos leaders politiques au moment de leur investiture ? Le Général David Petraeus a récemment fait scandale en déclarant que ce dévouement à Israël finissait par nuire aux intérêts de la Sécurité Nationale US : « Ce conflit suscite un sentiment anti-américain, en donnant l’impression d’un favoritisme US en faveur d’Israël ». L’attitude de Biden, entre autres affidés des intérêts israéliens, serait-elle alors effectivement répréhensible et condamnable ? (Encore qu’on a peu de chances, inutile de le dire, de la voir un jour entraîner des poursuites...)
Mais la dimension raciste de cette allégeance, n’en est justement que plus flagrante. Ce qui n’apparaît nulle part dans tous ces vibrants témoignages de solidarité, c’est la « Sécurité » des Palestiniens. Pourtant les violences israéliennes à leur encontre ne datent pas d’hier. Militairement spoliés de leurs terres comme de leur accès à l’eau, il est bien sûr parfaitement clair que ce sont les Palestiniens qui ont réellement besoin de sécurité et de protection, sur le terrain et tout de suite - comme c’est d’ailleurs le cas depuis des décennies. Mais il est implicitement entendu que les Palestiniens sont un non-peuple, des untermenschen [une sous-race] auxquels on peut infliger les pires sévices, sans restriction ni sanction aucune. Depuis des années, la plupart des Sud-Africains qui ont visité la Palestine ont déclaré que le système d’apartheid que les Israéliens ont imposé aux Palestiniens est nettement pire que celui qui avait cours en Afrique du Sud, et nombreux sont les Israéliens qui le confirment.
Mais tout cela laisse les Occidentaux de marbre et leurs leaders peuvent continuer de clamer leur dévotion à la sécurité israélienne comme ils ne se seraient certainement jamais permis de le faire ouvertement au sujet du régime sud-africain. Là, l’establishment occidental, tout en soutenant discrètement le gouvernement, se devait de faire profil bas et s’abstenait de revendiquer ouvertement son soutien à la « sécurité » du régime d’apartheid. Leur racisme apparaissait principalement à travers leur alignement politique et leur soutien aux forces sud-africaines en Angola et en Namibie, avec lesquelles ils collaboraient au travers de programmes de renseignements et de contre-terrorisme, et en les gardant le plus possible à l’abri de toute sanction ou condamnation internationales.
En soutenant Israël, les pays occidentaux se trouvent activement engagés aux côtés d’un Etat qui depuis des années viole ouvertement et quotidiennement la Quatrième Convention de Genève, qui ne tient aucun compte des positions de la Cour de Justice Internationale (et de la communauté internationale) sur des questions telles que la construction du mur, qui s’accapare continuellement les terres et l’eau des Palestiniens pour les céder exclusivement aux colons juifs, et qui lance régulièrement en toute impunité des attaques hors de ses frontières dans le cadre de campagnes de bombardements ou de programmes d’assassinats.
Lors de récents échanges concernant l’annonce officielle d’un projet gouvernemental portant sur la construction de 1 600 logements supplémentaires à Jérusalem Est, les grands médias occidentaux se sont exclusivement focalisés sur l’offense que pouvaient y voir Joseph Biden (alors en visite officielle) et Obama lui-même, et sur les éventuels contretemps qui pourraient en résulter au niveau des « pourparlers de proximité ». Mais on se garda bien d’insister par exemple que ces nouveaux logements étaient strictement réservés aux juifs. Comme le souligne Gideon Levy, tandis que l’expulsion des Palestiniens de Jerusalem Est progresse méthodiquement depuis des décennies, « nous ne devons pas oublier que cet énorme projet de construction dans Jérusalem est exclusivement réservé aux juifs. Pas une seule banlieue palestinienne n’a été construite en 43 ans d’occupation. Ça n’est pas ce qu’on appelle l’apartheid ?
« Même la nouvelle solution magique et ridicule du grand maître des mots, le Président Shimon Perez, ne trompe personne : Israël (annonce désormais le Président à ses hôtes étrangers) a le droit de construire dans des « quartiers juifs ». Et comment, monsieur le Président, ces quartiers sont-ils devenus juifs alors que tous sont construits sur des terrains palestiniens, sinon par l’implantation massive et illégale de colons, comme à Ariel, Ma’aleh Adumim et Gush Etzion, qui font désormais partie du « consensus » que nous nous sommes inventés ? Un consensus ? Seulement en Israël ! Et dans une très large mesure, ce consensus aussi a été fabriqué de toutes pièces (Gideon Levy : “Netanyahu did one thing right in the Jerusalem debacle,” Haaretz, 21 mars 20l0).
Pour « l’Occident éclairé », la dimension raciste de la politique israélienne est totalement normalisée au moyen d’artifices du type « processus de paix », « négociations », « pourparlers de proximité », qu’il faut constamment reprendre, avec l’aide d’un « médiateur honnête ». Tout ça a l’air directement sorti d’Orwell sinon de Kafka. En réalité il n’y a pas de véritable processus de paix, ni de négociations, dans la mesure où les dirigeants israéliens n’envisagent absolument pas qu’un accord ou un tracé de frontières puisse interférer avec la méthodique déportation de leurs untermenschen ou freiner leur colonisation de la Cisjordanie.
C’est depuis longtemps une évidence pour quiconque refuse de porter des œillères devant la prétendue constante impossibilité pour Israël de trouver « un interlocuteur valable ». Quant à l’intérêt même des Israéliens, il est bien évident qu’il leur est beaucoup plus facile de spolier et s’accaparer les terres de Palestine dans des territoires occupés qu’au milieu de frontières fixes. Les dirigeants israéliens eux-mêmes le reconnaissent à l’occasion. Ainsi, comme l’expliquait Dov Weisglas : « Tout l’intérêt du plan de Sharon [l’évacuation des juifs de la bande de Gaza], c’est le gel du processus de paix... En réalité, le Plan de Désengagement fournit le formol dans lequel on peut plonger tous les autres plans [de paix] (Ari Shavit, “The Big Freeze,” Haaretz, October 8, 2004).
Thomas Friedman [Journaliste américain, éditorialiste au New York Times], explique pour sa part que la paix, pour les Israéliens, est récemment devenue un « passe temps » plutôt qu’une « nécessité ». Ils constatent qu’ils peuvent très bien se passer de la paix pour vivre heureux et ne se font plus d’illusions sur « le naufrage du processus de paix d’Oslo qui complète le retrait unilatéral du Liban et de Gaza - qui n’ont pas débouché sur la paix mais sur les attaques à la roquette du Hezbollah et du Hamas contre Israël, éradiquant le camp de la paix israélien et les partis politiques qui s’étaient alignés sur ses positions » (“Hobby Or Necessity ?,” NYT, 28 mars 2010).
Pour Freidman, Israël avait parfaitement le droit de se trouver au Liban et à Gaza : Israël avait un droit d’agression et d’occupation. Les solutions de sortie de crise que proposait Israël étaient donc généreuses et pacifiques - contrairement à l’époque où on s’en remettait à la « non-viabilité » et au « formol » pour geler le processus de paix.
Et que le continuum de raids, d’assassinats, de spoliations, de blocus israéliens contre Gaza ou la Cisjordanie puisse être à l’origine des tirs de roquettes, est bien sûr parfaitement inconcevable. En réalité, prétendre que rétablir la paix ait été une nécessité pour Israël, mais qu’elle soit toujours restée hors d’atteinte à cause de l’intransigeance des Palestiniens et de leur « terrorisme », c’est de l’apologie de crimes de guerre au niveau le plus abjectement grotesque.
De même, il n’y a jamais eu de « médiateur honnête » dans ce pseudo processus de paix - la contradiction entre « médiateur honnête » et « solidarité inconditionnelle », « devoir absolu » ou « dévouement total » à un seul camp est bien trop flagrante. Compte tenu du rapport de force monstrueusement déséquilibré entre Israël et les Palestiniens, le règlement du conflit impliquerait que les USA se positionnent à l’opposé des souhaits des dirigeants israéliens, ce qui est totalement incompatible avec une alliance si étroite qu’elle ne laisse pas « entre Israël et nous le plus petit écart ».
En fait de solidarité, on se contente de prétendre que le processus de paix tient toujours, même si l’on se dispense d’exercer la moindre pression du côté du plus fort - une position qui, lorsqu’on la rajoute au flot d’armement que reçoit l’agresseur et au soutien diplomatique qui couvre toutes ses exactions, met clairement en évidence un authentique programme israélo-américain de spoliation systématique des Palestiniens.
Mais la normalisation de ce processus raciste implique aussi au regard des faits historiques une attitude révisionniste. L’un des traits les plus saillant de ce révisionnisme est la soi-disant prédominance du terrorisme palestinien et l’idée qu’Israël ne fait que répondre à cette constante agression.
En réalité la violence que l’on retrouve dès l’origine du conflit est bien la constante spoliation qui depuis des décennies dépouille progressivement les Palestiniens de leurs terres et de leur accès à l’eau, sous la bienveillante protection des USA et des autres nations éclairées d’Occident. Depuis près d’un siècle, les Palestiniens se sont efforcés de résister, le plus souvent pacifiquement, parfois par la violence, mais avec des pertes infiniment plus lourdes que celles de leurs agresseurs, du fait de leur armement dérisoire (vingt fois plus de morts que l’adversaire avant la seconde intifada, une proportion qui tomba à trois ou quatre fois plus au début de celle-ci pour remonter à cent fois plus au cours de l’attaque contre Gaza).
De leur côté, les Israéliens avaient indispensablement besoin d’un certain niveau de violence palestinienne pour justifier leur annexion progressive de la Palestine. Et les bienveillantes nations éclairées d’Occident d’avaliser cette dépossession inexorable comme participant d’une légitime réponse au « terrorisme » palestinien.
Les Israéliens devaient en outre mettre en échec tout accord négocié concernant le tracé des frontières séparant leur Etat de tout éventuel Etat Palestinien, de sorte qu’on ne laissa jamais au « processus de paix » la moindre chance de déboucher sur des accords de paix. Mais là encore, les magnanimes nations éclairées d’Occident jouèrent ostensiblement le jeu du « processus de paix », sans jamais exercer la plus infime pression sur l’Etat d’Israël pour qu’il règle le problème, offrant par là même la couverture idéale pour la poursuite des spoliations et du nettoyage ethnique.
Cette ahurissante démonstration de racisme à l’état brut de la part d’Israël et des nations occidentales flanque cul par-dessus tête la prétendue nouvelle vocation des Occidentaux aux grands principes du « devoir de protection » et des « interventions humanitaires ».
Leurs interventions soutiennent inconditionnellement la violence d’Etat israélienne à l’encontre de populations civiles que les Occidentaux s’efforcent dans le même temps de désarmer sans cesse davantage, mais qui ont désespérément besoin de protection. Il s’agit en outre d’un formidable cas de nettoyage ethnique mené systématiquement et ouvertement. Qui ne se souvient de la vertueuse indignation des Occidentaux devant le « nettoyage ethnique » de la Bosnie et du Kosovo, où cette accusation visait un pays cible (la Serbie) - d’ailleurs au détriment des faits - et permettait surtout de justifier une violente réaction internationale (principalement américaine) au prétexte de protéger les victimes ? Mais dans le cas du nettoyage ethnique israélien - un cas sans la moindre équivoque, mené le plus ouvertement du monde par la cinquième puissance militaire mondiale contre un groupe ethnique précis et presque totalement désarmé - les Occidentaux continuent tranquillement de soutenir le processus de nettoyage ethnique et y participent même activement.
Tout cela montre à quel point l’idée de « garantir la sécurité d’Israël » n’est qu’un boniment de propagande de première classe. Ce que garantissent les Etats-Unis et les puissances occidentales, ce sont les opérations de nettoyage ethnique d’Israël. Si tant est que quoi que ce soit menace réellement la sécurité d’Israël, ce sont seulement les conséquences de son refus de mettre fin à son nettoyage ethnique et de faire la paix avec les Palestiniens et avec ses autres voisins.
Tout le monde sait que les Etats arabes ont proposé de longue date à Israël un règlement complet du conflit qui impliquait pour Israël de renoncer aux territoires annexés après 1967 en échange d’une reconnaissance pleine et entière et d’accords de paix définitifs. Les Israéliens ont toujours rejeté ces perspectives de paix et poursuivi inexorablement leur nettoyage ethnique.
Quant à savoir si le dernier affront de Netanyahu à Joseph Biden, au cours de sa dernière visite à Israël, les déclarations de Petraeus suggérant que les politiques israéliennes nuisent aux intérêts américains, le soi disant accrochage entre Netanyahu et Obama et les nouvelles exigences des Etats-Unis envers Israël, constituent réellement un « nouveau tournant » dans les relations américano-israéliennes, c’est plus que douteux. Les bases du problème demeurent les mêmes, le lobby n’a rien perdu de sa puissance, la politique administrative d’Israël penche toujours plus à droite et vers l’intérêts des colons, dont le poids politique ne cesse de croître, et la marge de manœuvre pour permettre des négociations susceptibles de déboucher un jour sur la création d’un Etat palestinien reste extrêmement réduite.
Aux Etats-Unis comme en Israël, l’establishment politique considère l’Iran comme une menace de premier ordre. La récente déclaration du bloc Hoyer-Cantor-AIPAC appelant à davantage de solidarité en faveur du nettoyage ethnique, insiste que « par-dessus tout, nous devons rester focalisés sur la menace que le programme iranien d’armement nucléaire constitue pour la paix et la stabilité au Proche-Orient ». Avec d’un côté Obama, Clinton, Hoyer et Cantor plus d’accord que jamais sur la gravité de la menace iranienne et qui cherchent les moyens d’ouvrir sur une issue avantageuse, et de l’autre les Israéliens qui semblent y voir l’opportunité de « forcer la crise » (Steven Goldberg, in Y Net, premier avril 2010), se pourrait-il qu’un Obama très déterminé, s’offre une victoire supplémentaire en obtenant des Israéliens un gel des colonies et l’ouverture de négociations avec les Palestiniens de leur choix, en échange d’une guerre contre l’Iran ?
Edward S. Herman est Professeur Emérite de Finance à la Wharton School, Université de Pennsylvanie. Economiste et analyste des médias de renommée internationale, il est l’auteur de nombreux ouvrages dont : Corporate Control, Corporate Power (1981), Demonstration Elections (1984, avec Frank Brodhead), The Real Terror Network (1982), Triumph of the Market (1995), The Global Media (1997, avec Robert McChesney), The Myth of The Liberal Media : an Edward Herman Reader (1999) et Degraded Capability : The Media and the Kosovo Crisis (2000). Son ouvrage le plus connu, Manufacturing Consent (avec Noam Chomsky), paru en 1988, a été réédité 2002 aux USA puis en 2008 au Royaume Uni.
Traduit de l’Anglais par Dominique Arias pour Investig’Action