mercredi 14 avril 2010

Moi, journaliste et "ennemi de l'Etat"

Pour avoir publié des informations sur des dirigeants israéliens et des documents mettant en cause l’armée israélienne, Uri Blau, journaliste au quotidien Ha’Aretz, est accusé d’espionnage. En exil forcé à Londres, il s’en explique et défend la liberté de la presse.
09.04.2010 | Uri Blau | Ha'Aretz
Le coup de téléphone que j’ai reçu il y a environ un mois n’aurait pas dû me surprendre. “Votre appartement à Tel-Aviv a été cambriolé”, m’a appris la voix au bout du fil. “C’est un véritable capharnaüm. Difficile de savoir ce qu’ils ont pris.” Une demi-heure plus tard, transpirant dans une cabine téléphonique de Bangkok pleine de mouches, je réussissais à parler au policier qui s’était rendu sur les lieux. “On aurait dit qu’ils cherchaient quelque chose”, a-t-il dit.
A mon arrivée en Chine avec mon partenaire début décembre, j’avais appris qu’Anat Kam [la soldate israélienne qui a transmis les documents classés “secret défense” à Uri Blau] avait été arrêtée. Lors de mon départ d’Israël, je n’avais aucune raison de croire que notre voyage finirait par ressembler à un film d’espionnage au dénouement trouble. Je n’avais aucune raison de croire que je devrais rester à Londres et qu’à cause d’articles jugés inconvenants par l’establishment, je ne pourrais pas retourner à Tel-Aviv comme un journaliste et un homme libre. Les informations troublantes que j’ai reçues d’Israël ne m’ont pourtant laissé aucun autre choix.
Au cours des derniers mois, j’ai connu des expériences dignes d'un roman de suspense. Quand on vous dit : “Ils en savent beaucoup plus sur vous que vous ne le croyez” ; que votre ligne téléphonique, votre boîte de messagerie et votre ordinateur ont été placés sous surveillance il y a un certain temps déjà et qu’ils le sont toujours, vous êtes en droit de penser que quelqu’un là-haut ne comprend pas le sens du mot “démocratie”, ni l’importance de la liberté de la presse.
Quand vous découvrez que des plaintes anonymes faisant état d’informations personnelles détaillées ont atterri sur les bureaux de divers services de renseignement, il est clair que vous avez à faire à plus fort et à plus rusé que vous. A des forces qui n’hésiteront pas à prendre des mesures dignes d’Etats auxquels nous ne voulons pas ressembler. C’est pourquoi, lorsqu’on m’a expliqué qu’on pourrait me faire taire pour toujours et que je pourrais être inculpé de crimes liés à l’espionnage si je retournais en Israël, j’ai décidé de me battre. Aussi cliché que cela puisse paraître, il n’était pas simplement question de défendre ma propre liberté, mais également l’image d’Israël.
La situation kafkaïenne dans laquelle je me suis retrouvé m’a obligé à revenir aux fondements de ma profession. Je suis journaliste : mon but est d’offrir au lecteur, tout en restant objectif, le plus d’informations possible, de la meilleure qualité possible. Je n’ai pas d’intentions particulières. Je ne cherche pas à afficher mon orientation politique. Pendant toutes les années où j’ai travaillé pour Ha’Aretz, j’ai signé, seul ou avec d’autres, de nombreux articles sur des personnalités et institutions publiques de toutes sortes, d’Avigdor Lieberman [ministre des Affaires étrangères] à Ehoud Olmert [ancien Premier ministre] en passant par Ehoud Barak [ministre de la Défense] et le Centre Shimon Pérès pour la paix. Aucun de ces articles n’aurait pu être publié sans l’aide de sources et de preuves.
Tous les articles sur des questions militaires ou de défense ont été approuvés par des censeurs militaires avant leur publication, tant celui concernant la vie de civil et d’homme d’affaires de Gabi Ashkenazi avant qu’il ne devienne chef d’état-major que celui affirmant que la priorité de Tsahal était de retrouver Gilad Shalit. Ou l’article démontrant que l’armée israélienne a violé une décision de justice de la Cour suprême concernant des assassinats ciblés. Dans ce dernier cas, les lecteurs ont même pu voir des documents authentiques sur ces exécutions arbitraires.
Il est évident que ces articles n’ont pas toujours été agréables à lire – tant pour les lecteurs que pour ceux qui en faisaient l’objet. Mais cela n’a pas d’importance, car la mission du journaliste n’est pas de faire plaisir à ses lecteurs, ses employeurs ou ses dirigeants politiques. Sa mission est d’offrir à la population les outils adéquats pour juger et comprendre ce qui se passe autour d’eux. Tous les journalistes savent qu’un article ne peut être publié sans preuves – mais aucun journaliste israélien n’aurait pu se douter jusqu’à présent qu’un simple article pourrait faire de lui un ennemi de l’Etat et lui coûter sa liberté.