vendredi 5 février 2010

L’inévitable régime binational

jeudi 4 février 2010 - 06h:32
Meron Benvenisti
La stratégie du « diviser pour régner » est un moyen notoire de domination colonialiste ; toutefois, nous sommes au XXIe siècle et aujourd’hui les traditions impérialistes sont considérées comme un chapitre infâme de l’histoire du monde occidental, écrit Meron Benvenisti.
L’article ci-dessous, extrait d’un livre, a été publié aujourd’hui dans l’édition de Haaretz en hébreu. Il n’a pas été publié dans l’édition anglaise du journal, mais il a été traduit par les professeurs Zalman Amit and Daphna Levitt et circule par courriel.
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Meron Benvenisti
Les analyses rigoureuses de Meron Benvenisti hérissent souvent, aussi bien la droite que la gauche. Il a été maire-adjoint de Jérusalem dans les années 70, chargé de l’administration des secteurs arabes annexés de la ville. Dans les années 80, avant la première intifada, il a fondé et dirigé le West Bank Data Project , qui a mis en lumière les effets des politiques israéliennes. Sa conclusion la plus controversée est que ces politiques correspondent à une annexion de facto. Il a prétendu, qu’à cause des colonies (qui à l’époque n’étaient que des miettes par rapport à aujourd’hui), la situation était devenue irréversible. En conséquence, Benvenisti maintient depuis longtemps que, pour des raisons de population et de ressources, la terre située entre le Jourdain et la Méditerranée ne peut pas accueillir deux États.
Parmi ses livres, on citera : Jerusalem : The Torn City (1977) ; Conflicts and Contradictions : Israel, the Arabs and the West Bank (1986) ; Intimate Enemies : Jews and Arabs in a Shared Land (1995) ; City of Stone : The Hidden History of Jerusalem (1996) ; et Sacred Landscape : The Buried History of the Holy Land since 1948 (2000).

L’inévitable régime binational
Meron Benvenisti
Les territoires ont été occupés en 1967 comme suite à une action militaire, mais l’aspect militaire a rapidement cédé le pas à l’élément « civil » - à savoir les colonies - qui sont devenues le facteur prépondérant, subjuguant les militaires à leurs besoins et mettant les forces de sécurité au service du groupe ethnique juif. Finalement, les colonies elles-mêmes n’étaient plus aussi significatives qu’elles ne l’avaient été à une époque.
Dans les années 70 et 80, le simple fait de construire et de peupler des colonies dans n’importe quel point des territoires a joué un rôle essentiel dans la création de faits accomplis politiques. Ceux qui ont implanté les colonies dans le bloc Katif de la bande de Gaza, ou au coeur de la Samarie et en Judée septentrionale ont présumé que les Palestiniens resteraient soumis à jamais ; autrement, comment expliquer pourquoi on aurait créé des villes juives au sein de populations arabes ? Les colons ont prétendu dès le début que le sionisme faisait fi de la réalité. Le sionisme a réussi, disaient-ils, précisément parce qu’il avait ignoré la réalité. Par conséquent, les arguments démographiques et géographiques utilisés contre les colons s’évaporaient dans la ferveur de leur imagination.
Les colonies, pièces de musée
Vers la fin des années 80, les colonies ont franchi le seuil critique au-delà duquel leur croissance démographique et urbaine était assurée. Les dirigeants des colonies ont créé avec succès un groupe de pression puissant qui chevauchait la Ligne verte. Il s’ensuit que l’infrastructure juridique et physique, qui rendait possible l’annexion de facto des territoires, était solidement ancrée. À partir de là, le nombre de colonies, et même la taille de leur population, sont devenus sans importance parce que l’appareil de domination israélienne avait été raffiné au point de brouiller totalement la distinction entre Israël proprement dit et les territoires occupés, et entre d’une part, les colonies de Cisjordanie et de la bande de Gaza et d’autre part, les communautés juives à l’intérieur d’Israël. De même, la confiscation de terres a cessé d’avoir principalement pour but d’y construire des colonies, pour devenir avant tout le moyen de gêner les mouvements de la population palestinienne et de s’approprier son espace physique.
Dans le nouveau paradigme, les colonies ne sont plus importantes en tant qu’instruments de contrôle spatial. La barrière/mur de séparation et ses portes, les « routes stériles » et une myriade de règlements militaires se sont substitués aux colonies en tant que symboles du sionisme.
Néanmoins, la plupart des colonies, aussi bien grandes que petites, ont continué à gaspiller les ressources publiques à une échelle colossale tout en prétendant à tort qu’elles étaient « le noyau de l’entreprise idéologique sioniste » et qu’elles étaient nécessaires pour sa sécurité. Quarante ans après la création de la première colonie, « la colonie » - tout comme le kibboutz et le mochav et comme les colonies entourées de palissades et dotées d’un mirador de la période antérieure à l’État- est devenue une autre pièce au musée des antiquités sionistes. L’âge de l’idéologie est terminé ; la construction de colonies et leur démantèlement sont devenus un passe-temps dépassé sans incidence réelle sur les développements politiques, si ce n’est comme symbole et moyen de mobiliser aussi bien la droite que la gauche.
La tentative de désigner les colonies - et les colons - comme les principaux obstacles à la paix est un alibi pratique, masquant l’implication de tout le corps israélien dans le maintien et l’expansion du régime de coercition et de discrimination dans les territoires occupés et la préservation des bénéfices qu’il en retire.
À la fin des années 80, après deux décennies d’occupation, le contrôle israélien des territoires situés au-delà de la Ligne verte est devenu quasi permanent, et la souveraineté s’exerçait uniquement vis-à-vis des résidents palestiniens : en ce qui concerne les citoyens israéliens et leurs intérêts, l’annexion des territoires est un fait accompli. Définir les territoires comme « occupés » est en fait une tentative de donner un caractère temporaire à leur situation qui se terminera « lorsqu’il y aura la paix » et cela permet de ne pas résoudre « entre-temps » les dilemmes immédiats. Le terme est une béquille pour ceux qui recherchent des précédents optimistes, leur permettant de croire que cette occupation se terminera, comme toutes les autres avant elle. Ce choix linguistique contribue donc à masquer et noyer la réalité des territoires, encourageant ainsi le maintien du statu quo.
Un statu quo quasi stable
La poursuite du statu quo crée une situation quasi stable : la communauté juive - réseau décousu de cultures et de tribus ethniques en tension permanente - est soudée par l’inimitié de « l’Autre » palestinien et par sa volonté de le gouverner. L’unité vis-à-vis du monde extérieur lui permet de maintenir son contrôle et de mettre en oeuvre avec succès une stratégie de morcellement de la communauté palestinienne.
La stratégie du « diviser pour régner » est un moyen notoire de domination colonialiste ; toutefois, nous sommes au XXIe siècle et aujourd’hui les traditions impérialistes sont considérées comme un chapitre infâme de l’histoire du monde occidental. Au fil de trois générations, le peuple palestinien a été réduit en miettes. Il a non seulement été écrasé par la force, mais a également assumé des identités fractionnées et s’est soumis aux programmes qui lui étaient dictés : l’Autorité palestinienne représente ostensiblement le peuple palestinien, mais en fait elle ne représente que la partie palestinienne vivant en Cisjordanie et se débat dans le « processus de paix » pour améliorer les conditions d’un quart seulement de la nation palestinienne tout entière. Les habitants de Jérusalem-Est veulent uniquement qu’on les laisse tranquilles et ne veulent pas être forcés (« par patriotisme ») à renoncer aux privilèges dont ils bénéficient en tant que résidents israéliens ; dans le débat sur le détachement des quartiers arabes périphériques, les habitants de Jérusalem-Est veulent rester annexés à Israël. Les Israéliens palestiniens (« Arabes israéliens ») se battent pour qu’on les reconnaisse en tant que « minorité nationale » et exigent des droits individuels et collectifs égaux sous le régime israélien. Ils n’associent pas leur lutte à celle de leurs frères qui vivent de l’autre côté du mur / barrière de séparation. Les Israéliens palestiniens se battent pour « l’égalité » et leurs « droits de citoyens » tandis que les Palestiniens des territoires occupés se battent pour « l’autodétermination ». Les militants du Hamas de la bande de Gaza ne s’intéressent pas aux implications de leur rhétorique pour les intérêts de l’ensemble de la nation palestinienne. Quant aux Palestiniens de la diaspora, ils continuent à trimballer les clés de la maison qu’ils ont quittée en 1948 et rêvent du « Retour ».
La division des Palestiniens en sous - communautés n’a pas encore atteint son accomplissement et les contraintes politiques, économiques et sécuritaires approfondissent le retranchement des identités divisées, qui assument lentement des caractéristiques culturelles et même linguistiques séparées. Au fil des générations, l’entreprise sioniste - dont le développement a défié la communauté arabe palestinienne, et a donc contribué à son unification en un groupe national distinct - est devenue la force dominante sous l’emprise de laquelle la communauté palestinienne a éclaté.
Processus du morcellement palestinien
Le morcellement est devenu le principal outil du contrôle israélien désireux de préserver sa domination sur Israël/Palestine depuis le fleuve jusqu’à la mer. Le morcellement lui sert d’assurance contre la « menace démographique » puisque très bientôt, les Palestiniens auront la majorité numérique dans la région. La communauté juive au pouvoir continuera, même lorsqu’elle deviendra minoritaire, à imposer ce morcellement aux Palestiniens en utilisant la carotte et le bâton habituels, en dictant le programme, en menaçant, en maniant les punitions collectives et les pots de vin. Ceci préservera, voire approfondira, le manque de coordination, la divergence d’intérêts des communautés palestiniennes divisées et assurera la domination de la communauté juive - intérieurement fragmentée, mais donnant une image extérieure de cohésion - sur les Palestiniens morcelés, assurant par là même le statu quo.
Durant les années 60 et 70, la politique de morcellement visait une minorité d’ « Arabes israéliens ». Maintenant, elle est mise en oeuvre d’une manière extrêmement sophistiquée pour 5 millions de Palestiniens, sans attirer guère d’attention. Ce n’est pas par accident que la propagande israélienne n’a pas intérêt à mettre en lumière les réalisations du morcellement ; au contraire, Israël agite le spectre de la « menace existentielle » contre un adversaire monolithique, afin de rallier des partisans contre « les forces sombres de l’islamofascisme. En cela, les sionistes sont inconsciemment aidés par les milieux de gauche et le « camp de la paix » qui restent attachés à la notion romantique d’un peuple palestinien soudé, uni dans sa lutte pour la liberté. À eux se joignent des porte-parole palestiniens qui considèrent que parler du succès du morcellement relève d’une propagande hostile. Même ceux qui sont au courant sont surpris quand on attire leur attention sur l’étendue du processus de morcellement. Leur attention est détournée vers des questions marginales et plusieurs organisations concurrentes appuient chacune un groupe fragmenté, exécutent des programmes différents et retiennent l’attention, exacerbant par là même, le morcellement et la confusion. Le paradoxe est que les tentatives sérieuses d’aborder des programmes palestiniens séparés qui prétendent contester le statu quo, ne font en fait que le renforcer.
La place proéminente des « relations internationales » et le discours diplomatique en sont l’exemple le plus frappant. Des négociations inutiles et de longues discussions entre experts sur des « questions clés » se poursuivent pendant des décennies sans produire de changement dans les arguments et les contre-arguments éculés tandis que la réalité est transformée et que le « processus de paix » sert de rideau derrière lequel s’est retranchée la règle du diviser pour régner.
Un concept unique de souveraineté
La position sioniste traditionnelle consistant à nier l’existence même d’une nation palestinienne ne peut pas servir de réponse à la demande palestinienne d’autodétermination dans les territoires occupés. Néanmoins, les Israéliens cherchent à limiter ce concept à un quart seulement des Palestiniens, ceux qui vivent en Cisjordanie. À leur intention, ils ont inventé un concept d’ « État » unique : sa « souveraineté » sera éparpillée, privée d’infrastructures physiques unies/intégrées, sans liens directs avec le monde extérieur et limitée à la hauteur de ses bâtiments résidentiels et à la profondeur de ses tombes. L’espace aérien et les ressources en eau resteront sous contrôle israélien. Les patrouilles d’hélicoptères, les ondes hertziennes, les manettes des pompes à eau et les interrupteurs électriques, l’enregistrement des résidents et l’émission de cartes d’identité, ainsi que les laissez-passer d’entrée et de sortie, seront également contrôlés (directement ou indirectement) par les Israéliens. Cette caricature ridicule d’un État palestinien, décapité et sans pieds, sans avenir , sans aucune chance de développement est présentée comme l’accomplissement du but de symétrie et d’égalité inhérent au vieux slogan « deux États pour deux peuples ». Il a l’appui, même des partisans loyaux du « Grand Israël » et le « camp de la paix » traditionnel se réjouit de son triomphe.
Des pans importants du « camp de la paix » israélien qui croit fermement dans la « partition de la terre » comme principe métapolitique, sont contents ; ils croient qu’ils ont gagné le débat idéologique, historique avec la droite. Maintenant, ils peuvent charger toute la tragédie palestinienne sur une entité qui englobe moins de 10 % de la Palestine historique. En outre, ce serait la solution pour tous les réfugiés à l’extérieur de Palestine « qui peuvent rentrer dans le mini État palestinien » et aussi offrir une solution pour les Palestiniens israéliens qui peuvent obtenir leurs droits collectifs dans un État palestinien. C’est en fait une solution bon marché et pratique ; après tout, elle se base en apparence sur le modèle vénérable du « conflit national » et la solution classique de deux États pour deux peuples.
Mais comment se fait-il qu’Ariel Sharon, Ehud Olmert et Benyamin Netanyahou, rejetons du « camp nationaliste » soient devenus les champions de l’ « État-nation palestinien » ? Qu’est-ce qui les a amenés à croire qu’il n’y a qu’une seule entité collective légitime - les Palestiniens étant simplement des bandes terroristes - pour déclarer que le conflit est national et que par conséquent la solution consiste en une partition entre « deux États-nations » ? La cause en est les Palestiniens, qui en lançant l’intifada d’al-Aqsa ont obligé les Israéliens à se rendre compte qu’ils sont irrépressibles et ne peuvent être ni ignorés ni déportés. L’intifada a forcé les Israéliens, pour la première fois de leur histoire, à délimiter les frontières géographiques de leur expansion, à construire des barrières et des barrages routiers et à abandonner les zones peuplées risquant de renverser l’équilibre démographique. Les zones restantes, fragmentées et non viables, peuvent être déclarées comme l’État palestinien.
Effacer de la conscience
Cette prise de conscience a coûté cher aux relations inter communautaires. Les événements violents de l’intifada ont amené le public israélien - juif à une croisée des chemins dans ses relations avec ses voisins - ennemis. Pour la première fois depuis que la rencontre tragique a commencé il y a plus d’un siècle, les juifs ont tourné le dos aux Palestiniens, les ont effacés de leur conscience, les ont emprisonnés derrière des murs impénétrables. Les juifs ont voulu se rassembler dans un ghetto et ont prié pour que la Méditerranée soit à sec afin qu’un pont puisse être construit pour les relier à l’Europe. Cette mentalité se manifeste dans les deux monuments récemment construits et dont le symbolisme dépasse la valeur fonctionnelle : la gigantesque barrière/mur de séparation et l’aéroport colossal de Ben Gourion. Le mur a pour fonction de cacher les Palestiniens et de les effacer de la conscience israélienne, tandis que l’aéroport sert de porte d’évasion.
Ostensiblement, cela n’est pas nouveau : le public juif a toujours aliéné et ignoré les Arabes. Mais c’était une indifférence intime , similaire à la manière dont une personne approche sa propre ombre ; elle peut l’ignorer, mais elle ne peut jamais s’en débarrasser. Le processus de désengagement mental est continu, mais il n’y a pas de doute que l’apparition des commandos- suicides l’a accéléré. Il ne pouvait pas y avoir de considération intime pour une culture qui alimente un phénomène aussi monstrueux et les Palestiniens étaient par conséquent complices dans le divorce qui leur était imposé. Les milieux racistes de droite ont exploité la situation et ont transformé des émotions diffuses en un plan pratique de « transfert » (ou expulsion) et de refus des droits civiques ; les militants des droits humains se sont opposés aux injustices et se sont heurtés à l’indifférence ; les mouvements politiques excellent à effacer les Arabes de la conscience israélienne ; et ceux qui mettent en garde (tout cela est une illusion) qu’il est impossible d’effacer des millions d’êtres humains, sont traités avec hostilité. La droite israélienne manifeste du mépris à l’égard de la « racaille » arabe et croit qu’il est possible de contrôler les Arabes par des tours de passe-passe et des menaces, tandis que la gauche israélienne joue avec des plans de paix théoriques et se garde de s’impliquer dans les difficultés quotidiennes de la population palestinienne ; ensemble, ils répètent tous le slogan « nous somment ici et eux sont là-bas ».
Statu quo durable
Il est réaliste de conclure qu’Israël continuera à gérer le conflit en fragmentant les Palestiniens. Le statu quo perdurera aussi longtemps que les forces qui souhaitent le préserver sont plus fortes que celles qui désirent le saper et telle est la situation aujourd’hui en Israël/Palestine.Après près d’un demi-siècle, le système de gouvernement israélien connu sous le nom d’ « occupation » - qui assure le contrôle complet de tout agent ou processus qui met en danger la domination totale de la communauté juive ainsi que les avantages politiques et matériels que celle-ci accumule- est devenu de plus en plus sophistiqué de façon empirique, réaction non planifiée à quelque code génétique de la société colonisatrice qui a supplanté l’autre. Ce statu quo, qui semble chaotique et instable est beaucoup plus solide que la description conventionnelle de la situation parlant d’une « occupation militaire temporaire » ne le laisserait penser. C’est précisément parce que le statu quo est essentiellement trouble et mal défini que son ambiguïté assure sa durabilité : il se prête à des interprétations différentes et conflictuelles et semble préférable aux scénarios apocalyptiques ; c’est pourquoi il est persuasif.
Le statu quo volatile survit grâce à une combinaison de plusieurs facteurs :
1. Le morcellement de la communauté palestinienne et l’excitation des fragments restants les uns contre les autres.
2. La mobilisation de la communauté juive en faveur du régime d’occupation, perçu comme une sauvegarde de son existence même.
3. Le financement du statu quo par les « pays donateurs ».
4. Une stratégie à l’égard des pays voisins donnant la priorité aux intérêts bilatéraux et mondiaux plutôt qu’à la solidarité ethnique arabe.
5. Le succès de la campagne de propagande connue sous le nom de « négociations avec les Palestiniens » qui convainc beaucoup que le statu quo est temporaire et que par conséquent ils peuvent continuer à s’amuser avec les alternatives théoriques à « l’arrangement du statut final ».
6. La réduction au silence de toutes les critiques en les taxant de haine et d’antisémitisme ; répulsion à l’égard de qui oserait dire que le statu quo est durable et ne sera pas facilement changé.
Changements internes
Il ne faut pas déduire que le statu quo est gelé ; bien au contraire, les mesures prises pour le perpétuer entraînent des conséquences à long terme. Le détachement de Gaza n’est pas temporaire, mais quasi permanent et il affectera l’avenir du peuple palestinien. Avoir détaché Gaza de la Cisjordanie a créé deux entités séparées et Israël peut inscrire une autre victoire à son actif dans le processus de morcellement : 1,5 million de Palestiniens sont en voie de réaliser une caricature d’État qui comprend 1,5 % de la Palestine historique où habitent 30 % de son peuple.
Le canton cisjordanien, dont la surface rétrécit rapidement sous l’effet d’une colonisation de masse est considéré comme le coeur des Palestiniens sous occupation. Toutefois, il subit des changements politiques et économiques rapides qui ressemblent à ceux qu’ont connu les Palestiniens israéliens après 1948, avec des différences évidentes en raison des circonstances historiques et de la taille de la population. Il semble que beaucoup de Cisjordaniens se soient véritablement lassés de la violence qui les a conduits au désastre, ce qui oblige les Israéliens à tenir compte du caractère non-violent de le leur lutte et de l’accumulation par leur communauté de pouvoir économique et socioculturel.
Tous ces changements, ainsi que d’autres, intervenus dans le statu quo, sont significatifs, mais restent internes et se déroulent sous le contrôle d’Israël qui peut les accélérer ou les ralentir en fonction de ses intérêts. Toutefois, sans la permission, ou du moins l’indifférence des puissances extérieures, le statu quo ne pourrait pas durer. Des contributions financières massives libèrent Israël du fardeau que représente le coût énorme du maintien de son contrôle sur les Palestiniens et créent un système de corruption et d’intérêts acquis. L’existence artificielle de l’Autorité palestinienne perpétue en soi le statu quo parce qu’il alimente l’illusion que la situation est temporaire et que le « processus de paix » y mettra bientôt fin.
Disparités économiques
Habituellement, l’accent porte sur l’inégalité politique et civile et le refus de droits collectifs que le modèle de partition - ou le modèle de partage du pouvoir - est censé résoudre. Mais l’inégalité économique, l’iniquité plus importante encore et plus dangereuse qui caractérise la situation actuelle ne seront corrigées par aucune des deux solutions. Il y a un écart gigantesque dans le produit intérieur brut par habitant entre Palestiniens et Israéliens : il est de plus de 1 : 10 en Cisjordanie et de 1 :20 dans la Bande de Gaza ; il y a également une disparité énorme dans l’utilisation des ressources naturelles (terres, eau). Cet écart ne peut pas durer sans la force des armes mise en oeuvre si efficacement par l’établissement de défense israélien qui applique un système de contrôle draconien. Même la plupart des Israéliens qui s’opposent à « l’occupation » ne veulent pas y renoncer parce que leur bien-être personnel en pâtirait. Tous les systèmes économiques, sociaux et spatiaux de gouvernance dans les territoires occupés sont conçus pour maintenir et sauvegarder les privilèges israéliens et la prospérité des deux côtés de la « Ligne verte » aux dépens de millions de Palestiniens captifs et appauvris.
Il faut donc rechercher un paradigme différent pour décrire l’état des choses plus de 40 ans après que Israël/Palestine est devenu à nouveau une unité géopolitique suivant 19 ans de partition. Le terme « régime binational de facto » est préférable au paradigme occupant/occupé parce qu’il décrit la dépendance mutuelle des deux sociétés ainsi que les liens physiques, économiques, symboliques et culturels qui ne peuvent pas être rompus sans un coût intolérable. Décrire la situation comme étant binationale de facto n’indique pas qu’il y ait parité entre Israéliens et Palestiniens ; bien au contraire, la description souligne la domination totale par la nation juive - israélienne sur une nation palestinienne morcelée, aussi bien territorialement que socialement. Aucun paradigme d’occupation militaire ne peut refléter les bantoustans créés dans les territoires occupés qui séparent une population libre et prospère, ayant un PIB brut de près de 30 000 $ par habitant, d’une population dominée, incapable de façonner son propre avenir, ayant un PIB de 1500 $ par habitant. Aucun paradigme d’occupation militaire ne peut expliquer comment la moitié des zones occupées (« zone C ») ont été essentiellement annexées, laissant à la population occupée des terres séparées sans existence viable. Seule une stratégie d’annexion et de domination permanente peut expliquer la vaste entreprise de colonisation et les énormes investissements effectués dans les logements et l’infrastructure.
Histoire du dilemme binational - partition
Le dilemme binational/partition n’est pas nouveau pour les deux mouvements nationaux. Les Palestiniens, qui ont rejeté la résolution de partition des Nations unies de 1947, ont dit dans leur convention nationale que la Palestine est « une unité territoriale intégrale ». Ce principe est devenu dans les années 70 le concept d’une « Palestine démocratique non sectaire (ou laïque) ». En 1974, l’OLP a abordé dans sa réflexion politique l’idée de la partition. Elle a adopté le Plan par phases : « nous continuerons à lutter pour obtenir les droits du peuple palestinien au retour et à l’autodétermination dans le contexte d’un État palestinien national indépendant dans toute partie du sol palestinien, à titre intermédiaire, sans compromis, reconnaissance ou négociation ». En 1988, l’OLP a toutefois modifié cette stratégie par le biais des négociations pour arriver à la formule actuelle de partition en suivant les lignes de l’armistice de 1967. Donc les Palestiniens n’ont accepté l’option de partition qu’il y a 20 ans.
Jusque vers le milieu des années 40, le sioniste a officiellement défini son objectif national final exclusivement par la transformation de la Palestine Eretz Israël en une entité indépendante ayant une écrasante majorité juive. L’objectif final de tous les mouvements nationaux (création d’un État souverain) était sous-entendu les sionistes s’identifiant comme un mouvement de libération nationale. Toutefois, le débat sur les avantages qu’il y avait à mettre l’accent sur l’objectif final s’est poursuivi pendant toute l’histoire du mouvement sioniste. Le leadership officiel s’est efforcé de formuler des objectifs politiques intermédiaires et ceux-ci ont changé en fonction des conditions politiques. Dans l’ordre chronologique, ses objectifs ont été : un foyer national, une immigration sans restriction et la création d’une majorité juive, un « sionisme organique » (c’est-à-dire colonisation et un secteur économique juif indépendant) ; le partage du pouvoir (« parité ») avec les Arabes (indépendamment de la taille de la population) ; un État binational ; une fédération de cantons juifs et arabes ; la partition. Ce n’est qu’au début des années 40, que les sionistes ont ouvertement et officiellement soulevé la demande d’un État juif souverain. Les objectifs territoriaux du mouvement sioniste étaient également ambigus. L’accord sur la partition de la Palestine (1936, 1947) a été accepté par beaucoup comme une simple phase dans la réalisation des aspirations sionistes, mais aussi (par certains) comme un compromis fondamental avec le mouvement national palestinien.
Pendant la période du mandat, l’idée binationale été jugée acceptable par l’établissement sioniste, notamment par Haïm Weizman et David Ben Gourion. Il faut toutefois rappeler que les juifs étaient en minorité et que leur exigence d’un État juif était insolente ; le partage du pouvoir et même la parité semblaient préférables. En outre, une fédération de cantons aurait pu aplanir l’énorme avance démographique arabe. Le choix entre le binationalisme et la partition a été fait deux fois : en 1936, la commission Peel a rejeté le plan de cantonisation de l’Agence juive et a choisi la partition ; en 1947, l’assemblée générale des Nations unies a voté en faveur de la partition et a rejeté le plan minoritaire proposant un État fédéral.
Seul un groupe marginal d’intellectuels juifs considérait l’État binational comme la seule manière d’éviter un conflit sanglant permanent. Ces intellectuels ont essayé de copier le modèle suisse ; ils ont accentué le principe de la parité, mais ne sont pas entrés dans les détails. De fait, il n’était pas nécessaire de le faire puisque, tant les Palestiniens que les sionistes rejetaient l’idée binationale et la plupart des juifs la considéraient comme une trahison. Le mouvement Hashomer Hatzsair a adopté certains des éléments du modèle binational, mais la création de l’État en 1948 a mis fin à cette initiative. Ce fut le triomphe de la notion selon laquelle le sionisme ne peut être réalisé que par un État juif souverain, et ceux qui osent contester ce précepte sont considérés comme des traîtres.
Après la guerre de 1967, la droite politique israélienne a joué avec le concept du binationalisme sous une forme conforme à son idéologie (le plan d’autonomie). L’idéologie du Likoud a rejeté le caractère « transitoire » de l’occupation israélienne, mais sa croyance dans le « Grand Israël » s’est heurtée à la réalité démographique ; les cercles libéraux du Likoud (dirigés par Menachem Begin) se débattaient dans le fameux dilemme : un État juif ou démocratique ? La réponse de Begin se fondait sur le système (failli) qu’il avait connu en Europe de l’Est après la première guerre mondiale - non territorial, autonomie culturelle et communale pour les minorités ethniques en vertu des traités relatifs aux minorités de la Ligue des Nations. Le plan d’autonomie de Begin avait été modifié dans les accords de Camp David (1978) et on y ajouta les éléments territoriaux. Le modèle d’Oslo a repris beaucoup d’éléments (fortement modifiés) du plan d’autonomie de Begin et les accords d’Oslo peuvent être considérés comme des arrangements binationaux parce que les pouvoirs territoriaux et légaux de l’Autorité palestinienne sont intentionnellement vagues ; l’enveloppe extérieure des frontières internationales, le système économique, voire l’enregistrement de la population, restaient sous contrôle israélien. En outre, les accords complexes d’Oslo exigeaient une coopération étroite avec Israël, ce qui, du fait de l’énorme disparité entre son pouvoir et celui de l’Autorité palestinienne signifiait que l’AP était simplement une autorité municipale ou provinciale ennoblie. Donc en l’absence de tout processus politique, une structure binationale de facto a été implantée bon gré mal gré.
Une description non pas une prescription
La chose n’est plus à débattre ; la question n’est pas de savoir si une entité binationale sera établie, mais plutôt de quel type d’entité il s’agira. Le processus historique qui a commencé en conséquence de la guerre de 1967 a progressivement abrogé l’option de partition, si celle-ci a jamais existé. Par conséquent, le binationalisme est moins un programme politique ou idéologique qu’une réalité de facto déguisée en situation temporaire. C’est une description de la situation actuelle et non pas une prescription.
22 janvier 2010 - JFJFP - Cet article peut être consulté ici :
http://jfjfp.com/?p=9659
Traduction : Anne-Marie Goossens
http://info-palestine.net/article.php3?id_article=8105