mercredi 6 janvier 2010

Un mot depuis l’Italie

Europe - 05-01-2010
Par Mazin Qumsiyeh
Ma femme et moi sommes en Italie pour donner quelques conférences et peut-être faire une pause loin de la prison de Bethléem sous apartheid. Chaque fois que je suis en Europe, ou dans d’autres pays, je me demande pourquoi nous ne pouvons pas vivre une vie normale dans un pays normal en Palestine. Les Israéliens prétendent qu’ils vivent dans un pays normal. Après avoir fait partir la plupart des indigènes et confiné le reste dans des ghettos et des bantoustans, la population israélienne en général passe son temps à faire semblant que tout est normal, qu’Israël est comme n’importe quel pays européen.




















Juillet 2009, Pont Roi Hussein (pour les Jordaniens), Pont Al-Karameh ou Malik Hussein (pour les Palestiniens), Pont Allenby (pour les sionistes)


Il a un parlement (affairé à décider qui est un Juif qui aura droit automatiquement à la citoyenneté et comment dépouiller les non-Juifs de toute citoyenneté), une armée, une industrie de haute technologie, des universités, des bars, des restaurants à la mode, des élites et des pauvres, des religieux et des laïques, etc. Mais au fond, les Israéliens savent que tout ceci n’est que mirage et illusion. Après tout, ici en Europe, il n’y a ni murs, ni checkpoints, et pas deux systèmes juridiques pour les gens vivant dans le même pays. Tandis que je quittais les zones occupées par le seul passage frontalier auquel nous avons accès (en Jordanie par le Pont Roi Hussein) et que nous arrivions au cinquième point de contrôle, un homme dans l’autobus commentait que si les Israéliens sont aussi paranoïaques, avec toute cette sécurité, c’est qu’ils savent que ce pays n’est pas le leur.

Il est évident que de nombreux sionistes israéliens ont été manipulés pour croire qu’ils sont paranoïaques parce que le monde est antisémite : ils nous haïssent parce que nous sommes Juifs et non à cause de ce que nous avons fait. La pathologie victimaire a commencé très tôt, avec le mythe de l’exode d’Egypte (les archéologues et les historiens ont montré depuis longtemps que cette notion d’asservissement en Egypte et de rédemption est tout simplement incohérente par rapport aux faits ou aux données historiques). Des gens ont certainement été persécutés pour leurs croyances ou pour qui ils étaient, mais cela ne touche pas un groupe particulier d’humains. Des chrétiens ont été persécutés (ils ont été littéralement traqués et jetés aux lions pendant les 300 premières années), ainsi que des Musulmans, des Arméniens et des Bohémiens et tous les autres.

Peut-être qu’aucun autre peuple sur terre n’a autant souffert que les indigènes en Amérique du Nord et du Sud. Ce sont entre 50 et 100 millions de personnes qui ont péri dans les 100 ans qui ont suivi l’invasion européenne. On apprend dans les écoles, en Occident (sous forte pression du lobby sioniste) que la souffrance juive a quelque chose de différent de la souffrance des autres (comme si nous étions les enfants d’un moindre Dieu, ou que Dieu a choisi un peuple). Alors que chaque atrocité au monde est unique, il est simplement infondé de se lancer dans une martyrologie comparative, et encore moins de déterminer a priori qui, historiquement, a souffert le plus. Que quelqu’un soit juif (ou chrétien ou musulman) aujourd’hui ne veut pas dire qu’il a le moindre lien avec les Juifs (ou les Chrétiens ou les Musulmans) qui vivaient dans le monde arabe il y a quelques centaines d’années, et encore moins qu’il aie une continuité historique qui l’obligerait à se venger des atrocités sur des gens qui n’ont rien à voir avec leur perpétration. Il n’est ni juste, ni décent (ni viable) de prétexter l’injustice faite il y a des centaines d’années pour justifier un comportement injuste envers quelqu’un d’autre aujourd’hui.

Aujourd’hui, 11 millions de Palestiniens vivent dans les conditions les plus déplorables. 7 millions sont réfugiés ou déplacés, les autres vivent dans des ghettos isolés, pauvres et marginalisés. Israël échafaude plan sur plan pour poursuivre le processus de notre marginalisation et pour nous nuire. Faisant pression sur les grandes puissances, il installe des régimes fantoches à ses ordres en Egypte et ailleurs dans le monde arabe. Le gouvernement égyptien peut toujours essayer de justifier la séquestration de 1,5 million de personnes à Gaza (70% d’entre elles sont des réfugiés), ses piètres arguments ne tiennent pas debout. De plus en plus de gens voient l’injustice. Pourtant, les défenseurs des Israéliens et leurs marionnettes continuent de s’accrocher à leurs illusions. L’Histoire ne sera pas tendre avec eux. Mais l’histoire ne sera pas tendre non plus avec les Arabes, ni avec les autres peuples qui vaquent à leurs occupations quotidiennes en ignorant l’injustice flagrante. Même sous les régimes dictatoriaux, les gouvernements ne peuvent pas tout se permettre sauf à pouvoir obtenir l’accord du peuple. Les gens peuvent croire les mensonges et les distorsions, ou ne pas les croire et pourtant acquiescer parce qu’ils ont peu de confiance en eux-mêmes.

Les peuples ont plus de pouvoir que leurs gouvernements voudraient qu’ils aient et (plus important) qu’ils voudraient qu’ils croient avoir. Pour que des changements interviennent, il faut tout d’abord l’éducation. Apprendre aux gens que leurs gouvernements leur mentent tout le temps. Ainsi, quand le gouvernement israélien dit à ses citoyens que les murs et l’oppression des autres, c’est pour leur sécurité, il faut dénoncer ça comme mensonges. Quand le gouvernement jordanien se sert du slogan « La Jordanie d’abord », ou quand le gouvernement égyptien dit « L’Egypte par-dessus tout », il faut dire que ce sont des mensonges. La sécurité et la souveraineté égyptiennes ne sont pas menacées par les Gazaouis affamés mais par l’asservissement de ses dirigeants aux ordres du jour étrangers (et aux deux milliards d’aide US qui soutiennent les élites). Les peuples viennent d’abord, et les populations de cette partie du monde prospèreraient toutes si tous ces gouvernements s’écartaient et laisser les peuples se connecter entre eux. Des liens directs, grâce aux voyages sans restrictions et sans frontières sont une bonne chose pour les populations, pour leur économie et pour leur prospérité. Un nationalisme étroit (en particulier ses impostures, comme le nationalisme ethnocentrique chauvin personnifié par le sionisme) n’est bon pour personne. Est-il sensé que je puisse voyager entre la France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie sans visas ni points de contrôle, alors que voyager, même avec un visa, dans plusieurs pays moyen-orientaux est comme voyager en Afrique du Sud de l’Apartheid en étant noir ? Ceci quand la population totale des cinq pays de la région de la méditerranée orientale n’arrive pas à la moitié de la population d’Italie, ou même de la population d’une ville en Chine. Et je constate avec ironie que tous ces « pays » ont été créés et soutenus par les Européens (qui abandonnent maintenant le nationalisme).

De toute façon, ceux d’entre nous qui aiment Arundhati Roy croient que « non seulement un autre monde est possible, mais quand tout est calme, je l’entends déjà respirer, » ceux d’entre nous qui croient dans les peuples mais pas dans les gouvernements, continueront à travailler pour accueillir ce nouveau monde.

Comme toujours, l’action est nécessaire, elle est un antidote du désespoir.

Mazin Qumsiyeh
Un bédouin dans le cyberespace, un villageois chez lui (qui a planté sa tente à Rome jusqu’au 12 janvier).
http://www.ism-france.org/news/article.php?id=13214&type=analyse&lesujet=Apartheid