vendredi 9 octobre 2009

Une histoire de trahison

publié le mercredi 7 octobre 2009

Uri Avnery – 3 octobre 2009
Sous plusieurs aspects, l’affaire Gilad Shalit peut être considérée comme une métaphore de l’ensemble du conflit.

AUJOURD’HUI est le 1196e jour de captivité pour le soldat Gilad Shalit

Un prisonnier de guerre ne doit pas être laissé en captivité. Un soldat blessé ne doit pas être laissé sur le champ de bataille. L’Etat signe un contrat tacite avec toute personne qui rejoint l’armée, et plus spécialement avec celui qui sert dans une unité de combat.

Le comportement des gouvernements israéliens qui se sont succédé au cours de cette période de 1196 jours, hommes politiques et généraux responsables de ce scandale, constitue une violation de ce contrat, un abus de confiance. En bref, une infamie. Cela scandalise toute personne honnête et pas seulement les soldats combattants.

LA TRAHISON est déjà présente dans la terminologie utilisée. Dans les mots du Livre des Proverbes (18.21) : “La mort et la vie sont dans le pouvoir de la langue”.

Un soldat capturé par un ennemi dans une action militaire est un prisonnier de guerre – dans toutes les langues, et dans tous les pays.

Gilad Shalit fut capturé dans une action militaire. C’était un soldat en uniforme, armé. Dans ce contexte, peu importe si l’action elle-même était légale ou illégale, et si ceux qui l’ont capturé étaient des soldats d’une armée régulière ou des guérilleros.

Gilad Shalit est un prisonnier de guerre.

LE DÉNI commença dès le premier instant. Le gouvernement israélien refusa d’appeler cette capture par son nom et insista sur le fait que c’était un “enlèvement” ou encore un “kidnapping”.

Les médias israéliens disciplinés, marchant, comme la garde prussienne, au pas derrière les généraux, se sont joints au chœur. Pas un seul journal, pas un seul présentateur de radio ou de télévision n’a jamais parlé de “prisonnier de guerre”. Tous, presque sans exception, ont parlé depuis le premier jour de soldat “enlevé” ou “kidnappé”.

Les mots sont importants. Toutes les armées sont familières des échanges de prisonniers de guerre. Généralement, ceux-ci interviennent après la fin des hostilités, quelquefois alors que la guerre se poursuit. L’armée libère les combattants ennemis en échange de la libération de ses propres soldats capturés.

Ceci ne s’applique pas aux personnes enlevées. Quand des criminels enlèvent une personne et la détiennent pour obtenir une rançon, la question se pose de savoir s’il faudra payer le prix demandé. Le paiement peut encourager les enlèvements et récompense les criminels.

Au moment où Gilad était qualifié d’“enlevé”, il était condamné à subir ce qui lui est arrivé par la suite.

Il perdait aussi son honneur de soldat. Un soldat n’est pas “enlevé”. Les millions de soldats capturés durant la Seconde Guerre Mondiale – Allemands, Russes, Britanniques, Américains et autres – se seraient sentis insultés si on avait suggéré qu’ils avaient été “enlevés”.

LE PLUS GRAND DANGER qui plane sur la tête de Gilad depuis qu’il est en captivité, ne vient pas du Hamas mais de notre propre armée.

Il est clair que, si une opportunité se présentait, l’armée essayerait de le libérer par la force. Cela est profondément ancré dans son éthique. Ne jamais céder aux “ravisseurs”.

Si j’étais le père de Gilad et pieux, je prierais tous les jours : Mon Dieu, je t’en prie, ne laisse pas l’armée trouver l’endroit où Gilad est détenu !

Nos commandants sont prêts à exposer les prisonniers à d’énormes risques pour les libérer par la force au lieu de les échanger contre des prisonniers palestiniens. Pour eux, c’est une question d’honneur

Dans une telle opération, les vies des libérateurs sont exposées. Mais surtout, c’est la vie du prisonnier qui est en danger.

Une des plus célèbres opérations des annales de l’armée israélienne a eu lieu à Entebbe en juillet 1976. Elle permit la libération de tous les passagers d’un avion d’Air France détourné, qui avait été forcé d’atterrir sur l’aéroport d’Entebbe en Ouganda. L’opération suscita l’admiration mondiale. Seul un libérateur y perdit la vie, le frère de Benjamin Nétanyahou.

Dans l’ivresse du succès qui s’ensuivit, un fait fut occulté : dans l’audacieuse opération, d’énormes risques avaient été pris. Si un seul détail de cette action complexe avait mal marché, il aurait provoqué une catastrophe pour les passagers retenus. L’action aurait pu se terminer par un bain de sang. Comme elle a réussi, personne n’a osé soulever de questions.

Les résultats de l’opération de libération des athlètes des Jeux Olympiques de Munich en 1972 furent très différents. Quand la police allemande, sous l’incitation du gouvernement de Golda Meir, essaya des les libérer par la force, tous les athlètes y laissèrent leur vie. La plupart d’entre eux furent probablement tués par les balles des fusils de policiers allemands. Comment expliquer autrement le fait que ce jour-là même, les gouvernements d’Israël et d’Allemagne ont ensemble refusé de communiquer les résultats des autopsies ?

La même chose est arrivée deux ans plus tard quand l’armée israélienne reçut l’ordre de Golda Meir et de Moshe Dayan de libérer les 105 enfants détenus par des commandos palestiniens dans Maalot, ville israélienne du nord. L’action fut mal conduite, et 22 enfants ainsi que 3 enseignants y perdirent la vie. Dans cette affaire aussi, il semble que plusieurs d’entre eux – sinon tous – furent tués par les balles de leurs libérateurs. Ces rapports d’autopsie ne furent pas publiés non plus.

La même chose arriva quand l’armée essaya de libérer le soldat “enlevé” Nashshon Waxman en Cisjordanie. L’armée eut les renseignements exacts, l’action fut méticuleusement planifiée, quelque chose tourna mal, et le prisonnier fut tué.

Récemment on a appris qu’un officier supérieur avait appelé ses soldats à se suicider plutôt que d’être enlevés. Il a donné l’ordre de tirer sur les “ravisseurs”, même si cela mettait en danger la vie du soldat capturé.

Il se pourrait qu’une des raisons de la prolongation des souffrances de Gilad Shalit réside dans l’espoir des commandants de l’armée d’obtenir des renseignements sur l’endroit où il se trouve, afin d’essayer de le libérer par la force. Il n’est un secret pour personne que la Bande de Gaza est truffée d’indicateurs. Les dizaines d’“assassinats ciblés” et nombre d’actions de l’opération “Plomb durci” n’auraient pas été possibles sans un dense réseau de collaborateurs recrutés durant les longues années d’occupation.

Il est incroyable – cela frôle le miracle – que les services de sécurité israéliens aient été incapables de répondre à cet espoir. Il semble que les ravisseurs de Shalit aient réussi à maintenir rigoureusement le secret. Cela explique par la même pourquoi ses ravisseurs ont catégoriquement refusé de lui faire rencontrer les représentants de la Croix Rouge internationale et de transmettre des lettres de lui et vers lui, y compris des colis (qui pourraient contenir des procédés sophistiqués de repérage). C’est peut-être ce qui lui a sauvé la vie.

On peut supposer que la vidéo qui fut remise hier par le médiateur allemand contre la libération de 21 prisonnières palestiniennes fut méticuleusement préparée pour empêcher toute possibilité d’identifier l’endroit où Shalit est gardé.

CETTE AFFAIRE montre aussi l’absolue supériorité de la machine de propagande israélienne sur toutes ses concurrentes – s’il en est.

Les médias du monde entier ont adopté, presque sans exception, la terminologie israélienne. Dans le monde, on parle de soldat israélien “kidnappé”, plutôt que d’un prisonnier de guerre. Les journaux britanniques et allemands qui utilisent ce mot n’imagineraient même pas de l’appliquer à leurs propres soldats en Afghanistan.

Le nom de Gilad Shalit a été prononcé par les dirigeants du monde comme s’il était, finalement un des leurs. Nicolas Sarkozy et Angela Merkel ont parlé de lui naturellement, certains que ceux qui les écoutaient chez eux savaient de qui il s’agissait. Libérer le “soldat kidnappé” est devenu un but déclaré de plusieurs gouvernements.

Cette formulation est devenue en elle-même un triomphe pour la propagande israélienne. Les négociations portent sur un échange de prisonniers entre Israël et le Hamas, avec la médiation allemande et/ou égyptienne. Un échange de prisonniers comporte deux parties – Shalit d’un côté, les prisonniers palestiniens de l’autre. Mais dans le monde, comme en Israël, on ne parle que de la libération du soldat israélien. Les prisonniers palestiniens à libérer ne sont que des objets, de la marchandise, pas des êtres humains. Mais ne comptent-ils pas aussi les jours, comme leurs parents et leurs enfants ?

Le plus grand obstacle à un tel échange est mental, c’est une question de langage. Si l’échange avait concerné des “combattants palestiniens” il n’y aurait pas eu de problèmes. La libération de combattants en échange d’un combattant. Mais notre gouvernement – comme tout gouvernement colonial avant lui – ne peut pas reconnaître des insurgés locaux comme des “combattants” qui agissent au service de leur peuple. La philosophie coloniale – comme le “code éthique” de notre professeur d’éthique Assa Kasher – exigent qu’ils soient appelés “terroristes” ayant “du sang sur les mains”, vils assassins, ignobles meurtriers.

Une chanson irlandaise émouvante raconte qu’un combattant irlandais de la liberté, le matin de son exécution, demande à être traité comme un “soldat irlandais” et être fusillé, et non pas “pendu comme un chien”. Sa demande fut refusée.

Quand on parle de la libération de “centaines d’assassins” en échange d’un soldat israélien, on se heurte à un énorme obstacle psychologique. La vie et la mort dans le pouvoir de la langue.

SOUS PLUSIEURS aspects, l’affaire Gilad Shalit peut être considérée comme une métaphore de l’ensemble du conflit.

Des mots lourds de sens dictent la conduite des dirigeants. Les versions différentes et opposées empêchent une compréhension entre les parties, même sur des points mineurs. Les obstacles psychologiques sont immenses.

La grande supériorité du gouvernement israélien en matière de propagande, si clairement démontrée dans l’affaire Shalit est maintenant également testée au sujet du rapport Goldstone. Les efforts du gouvernement israélien pour empêcher la soumission du rapport au Conseil de Sécurité ou à l’Assemblée générale de l’ONU ou à la Cour Pénale internationale de La Haye, sont maintenant soutenus par le Président Barack Obama et par les dirigeants européens. Les habitants de la Bande de Gaza, comme les Palestiniens détenus dans les geôles israéliennes, sont devenus de simples pions, objets sans visage humain.

Et en ce qui concerne Gilad Shalit : les négociations doivent être accélérées pour effectuer un échange de prisonniers dans un avenir très proche. Jusque là, les médiateurs devraient obtenir un engagement non équivoque qu’il n’y aura pas de tentative de libérer Shalit par la force, contre l’engagement du Hamas de le laisser rencontrer le personnel de la Croix Rouge et peut-être aussi sa famille.

Tout autre chose est manipulation et faux-semblant.

Article publié le 4 octobre, en hébreu et en anglais sur le site de Gush Shalom – Traduit de l’anglais “A Story of Betrayal” pour l’AFPS : SWPHL