jeudi 30 octobre 2014

Charles Enderlin : "Le sionisme religieux a phagocyté toutes les institutions d'Israël"

Le journaliste, qui vient de réaliser le documentaire "Au nom du temple", explique au Point.fr pourquoi la flambée de violence à Jérusalem était inévitable.
Propos recueillis par ARMIN AREFI

La ville trois fois sainte est au bord de l'implosion. Fait rarissime,l'esplanade des Mosquées a été fermée ce jeudi à Jérusalem, au lendemain de la tentative d'assassinat par un militant palestinien du rabbin ultra-sioniste Yehuda Glick. Cette figure de l'extrême droite israélienne est l'un des principaux personnages de Au nom du temple*, le nouveau documentaire de Charles Enderlin, qui a enquêté sur l'irrésistible ascension du messianisme juif dans la société israélienne. Correspondant de France 2 à Jérusalem depuis plus de 30 ans, le reporter explique au Point.fr pourquoi l'actuelle flambée de violence était inévitabl

Le Point.fr : Qui est Yehuda Glick ?
Charles Enderlin : C'est un des principaux activistes du sionisme religieux pour le droit des juifs à aller prier sur l'esplanade des Mosquées (le mont du Temple pour les juifs). Et il peut y accéder depuis qu'il a réussi à obtenir un diplôme de guide touristique lui permettant d'accompagner des groupes juifs religieux, autorisés par la police à visiter l'esplanade depuis quelques années du dimanche au jeudi, pendant plusieurs heures.
Pourquoi a-t-il été visé ?
Pour les musulmans, Yehuda Glick est le plus visible des militants pour le droit à la prière juive sur l'esplanade. Les photos de ses visites sont publiées sur Internet et reprises sur les sites d'activistes palestiniens, qui s'insurgent contre "ce colon qui veut [leur] prendre [leurs] saintes mosquées". Le président de l'Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, a lui-même déjà lancé un appel solennel aux Palestiniens afin d'empêcher ces colons d'accéder à ce lieu saint. Ainsi, l'esplanade est régulièrement le théâtre d'accrochages entre Palestiniens et policiers israéliens.
Pourquoi l'accès est-il interdit aux juifs ?
Le grand rabbinat l'interdit parce que, selon la Torah, un juif n'a pas le droit de fouler le sol du Saint des Saints, c'est-à-dire l'intérieur du Temple. Or, cette institution ne connaît pas en réalité l'endroit exact où celui-ci se trouvait. Au contraire des rabbins nationalistes religieux, qui, eux, affirment l'avoir localisé. Ils ont donc publié il y a une dizaine d'années un point de droit religieux autorisant les juifs à monter sur l'esplanade, sans pour autant s'approcher du dôme du Rocher.
Ce décret revêt-il une valeur légale ?
La police les autorise à accéder à l'esplanade, mais leur interdit d'y prier. Par conséquent, tout juif bravant cette interdiction est immédiatement expulsé par la police israélienne, ce qui ne plaît pas aux plus religieux qui, comme Yehuda Glick, continuent à s'y rendre. 
Qui contrôle l'esplanade des Mosquées ?
En 1967, lorsqu'Israël a conquis Jérusalem, Moshe Dayan, alors ministre de la Défense, a décidé de laisser le troisième lieu saint de l'islam sous l'entière responsabilité du Waqf, l'administration (jordanienne) des biens musulmans. Mais c'est bien la police israélienne qui est censée intervenir si quiconque trouble l'ordre public de ce lieu. Il est cependant à noter qu'aucun gouvernement israélien n'a jamais pris de décision sur le droit ou non des juifs à y prier.
Pour quelle raison ?
En juillet 1967, le gouvernement israélien s'est rendu compte qu'il était impossible d'interdire officiellement la prière juive sur l'esplanade, car il s'agit tout de même d'un lieu saint juif. D'autre part, si de telles prières étaient autorisées, la réaction du monde musulman serait terrible. Imaginez un instant une cérémonie juive dans Saint-Pierre, ou une messe chrétienne à La Mecque : on ne joue pas avec les lieux saints. Maintenant que le sionisme religieux a le sentiment que plus rien ne viendra remettre en question la mainmise d'Israël sur la Cisjordanie, qui est pour eux la Judée-Samarie - donc la terre d'Israël -, ils se tournent vers le mont du Temple. Il existe d'ailleurs un Institut du Temple à Jérusalem, dans le quartier juif de la vieille ville, où sont reconstitués tous les ustensiles du culte sur le Temple, en prévision de sa reconstruction.
Les religieux croient-ils vraiment à sa reconstruction ?
C'est dans leurs plans. Dans Au nom du temple, j'ai même filmé l'architecte du Troisième Temple. Quant à Yehuda Glick, ce n'est autre que le président de la fondation pour la reconstruction du Temple.
Pourquoi Israël a-t-il ordonné sa fermeture ?

Mahmoud Abbas a dénoncé ce jeudi matin une vraie déclaration de guerre. Mais il s'agit certainement d'une mesure de sécurité pour empêcher que la situation ne se détériore davantage. La grande crainte de la police israélienne est que l'on porte atteinte aux mosquées, ce qui serait synonyme de guerre. Mais il est possible que la fermeture ne soit que temporaire et que les musulmans puissent y accéder demain pour la prière du vendredi.
Comment expliquer la double attaque dont ont été victimes des citoyens juifs cette semaine ?
Cela fait plusieurs semaines que Jérusalem est sous tension. La violence y est omniprésente depuis l'assassinat du petit Palestinien Mohammed Abu Khdeir pour venger l'enlèvement et le meurtre de trois jeunes Israéliens près de Hébron. Cette poussée de fièvre s'explique par la poursuite de la colonisation et les menaces pesant sur le mont du Temple.
Justement, pourquoi Benyamin Netanyahou annonce-t-il une accélération de la colonisation en cette période si fragile ?
Cela a toujours été la politique des gouvernements israéliens, qui ont accéléré la colonisation pendant la première et la seconde Intifada. Depuis la signature des accords d'Oslo (1993), le nombre de colons et de constructions a plus que doublé.
Quelle est la place du sionisme religieux aujourd'hui en Israël ?
Il représente une partie de la coalition gouvernementale, mais pas seulement : selon une étude sociologique faite par l'Institut pour la démocratie, 51 % des Israéliens juifs croient en la venue du Messie. Le message religieux de rédemption est passé dans la société israélienne. D'autre part, le sionisme religieux a phagocyté toutes les institutions du pays. A contrario, le sionisme libéral de Theodor Herzl est aujourd'hui en perte de vitesse. Quant à la gauche séculière non religieuse et pro-paix, on considère qu'elle représente entre 15 et 17 % de la population juive israélienne.
Est-ce pour cela que la colonisation se poursuit tous azimuts ?
Tout à fait, c'est en raison de l'alliance entre le sionisme religieux et le Likoud - la droite nationaliste dirigée par Benyamin Netanyahou - depuis l'arrivée au pouvoir de Menahem Begin en 1977.
Le mont du Temple étant un lieu saint de l'islam comme du judaïsme, la crise est-elle inextricable ?
C'est également mon avis. N'oubliez pas que les accords de Camp David ont échoué en juillet 2000 parce qu'aucun accord n'a pu être trouvé sur l'esplanade des Mosquées.
Ce lieu saint a reçu la visite d'Ariel Sharon en septembre 2000, ce qui a provoqué la seconde Intifada...
Effectivement, cette poussée de tension peut de nouveau aboutir à une crise majeure. Comme le disait Matti Steinberg, le principal analyste du Shin Beth (les services de sécurité intérieure d'Israël, NDLR), le mont du Temple est bel et bien le trou noir du conflit israélo-palestinien, et même entre l'islam et le judaïsme. 
(*) Au nom du Temple, de Charles Enderlin, documentaire bientôt diffusé sur France 2, tiré du livre du même nom (Éditions du Seuil).