jeudi 30 septembre 2010

Le silence de l’intelligentsia israélienne

mercredi 29 septembre 2010 - 05h:56
Lisa Taraki - Counterpunch
L’état d’esprit de l’intelligentsia israélienne de gauche libérale est totalement en phase avec l’orthodoxie régnante qui accepte le militaire comme un élément positif de la vie.
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L’université de Tel Aviv a contribué au développement de la doctrine de « force disproportionnée » et de ciblage de l’infrastructure civile.
(Image PCHR)
Le militaire et l’universitaire
Les bourdonnements persistants dans les médias israéliens autour des déclarations publiées par des artistes et des universitaires contre les conférences et les prestations dans la colonie d’Ariel - construite sur la terre palestinienne occupée - trahissent de lourdes contradictions dans les positions de l’intelligentsia israélienne. Même si celle-ci appelle maintenant au boycott des colonies, elle n’en reste pas moins apathique, voire complaisante, devant l’influence lourde et de beaucoup plus importante de l’establishment politico-militaro-sécuritaire sur la société, et notamment sur les institutions universitaires et culturelles.
Récemment, une autre controverse a fait rage autour de la liberté universitaire et de l’autonomie de l’université. Elle fut l’occasion d’attaques de la part de deux organisations de droite, l’Institut pour les stratégies sionistes et Im Tirtzu, contre la prétendue partialité post et antisioniste de départements de sciences sociales dans certaines universités israéliennes.
Le lien entre les deux controverses peut ne pas être apparent de prime abord. Cependant, les deux démontrent que l’état d’esprit de l’intelligentsia israélienne de gauche libérale est totalement en phase avec l’orthodoxie régnante qui accepte le militaire comme un élément positif de la vie.
En réponse aux attaques sur les universités, des déclarations de défense de la liberté universitaire et de l’autonomie de l’université ont été rapidement publiées par les directions de grandes universités d’Israël, l’association du corps enseignant universitaire et par des universitaires à titre individuel. Même l’Académie israélienne des Sciences et de l’Humanité a exprimé une opinion : « Nous ne pouvons accepter les tentatives d’organismes extérieurs et étrangers d’intervenir dans la désignation des membres des facultés, la détermination des programmes et la façon dont ils sont enseignés. Est-ce à dire que l’Académie considère le militaire et l’establishment de la Défense comme des « organismes étrangers » ? Apparemment pas.
La controverse sur le centre culturel d’Ariel a été définie par l’éminent professeur d’économie Ariel Rubinstein comme une question de normalisation. Il a dit de la pétition signée par 150 universitaires et artistes en soutien au boycott d’Ariel : « L’objectif de la pétition est de saper la normalisation de la relation entre Israël et les territoires occupés ».
Il est remarquable que Rubinstein ne sache pas que sa propre institution, l’université de Tel Aviv, offre, par excellence, un exemple de partenariat étroit entre l’université israélienne et le régime d’occupation. Pourtant, ni lui ni aucun autre universitaire ayant approuvé le boycott de l’avant-poste colonial dans le territoire palestinien occupé n’ont souhaité porter sur leur propre institution le même regard critique.
Effectivement, l’université de Tel Aviv compte parmi les grandes institutions universitaires impliquées dans les activités de recherche et développement militaires et travaillant avec l’industrie de l’armement. Dans une publication récente, l’université se flatte d’avoir cinquante-cinq projets financés par l’autorité de R & D au sein du ministère de la Défense.
Il est instructif de noter qu’alors que des universitaires aux Etats-Unis s’insurgent contre la collaboration de leurs collègues avec l’armée dans le cadre d’Human Terrain Teams du Pentagone et de l’Initiative de recherche Minerva, nous ne trouvions aucune protestation du même ordre de la part d’associations professionnelles de physiciens, géographes, mathématiciens, politologues et autres en Israël devant les implications morales et professionnelles de la collaboration avec leur armée.
Les rares exceptions ne font que confirmer la règle, comme dans le cas des protestations, inefficaces, qui ont accompagné la nomination de la colonelle Pnina Sharvit-Baruch à la faculté de droit de l’université de Tel Aviv. Les manifestants affirmant que son interprétation du droit pendant l’attaque israélienne sur Gaza avait permis à l’armée d’agir d’une manière qui présumait des crimes de guerre. La nomination a été maintenue. C’est cette même colonelle dont l’invitation à participer au Forum politique et de droit international humanitaire à Harvard l’an dernier avait provoqué un tollé chez les militants états-uniens pour les droits de l’homme.
L’aisance avec laquelle des universitaires se sont faufilés dans le militaire, le gouvernement - même au sein de « l’administration civile » israélienne avant l’instauration de l’Autorité palestinienne - et l’université est tout à fait naturelle et normale.
En fait, les négociations palestino-israéliennes relancées la semaine dernière vont impliquer probablement de ces universitaires-soldats israéliens qui trempent dans cette collusion de l’armée avec l’université qui a pendant des décennies nuit aux droits des Palestiniens.
Il pourrait être allégué que le service des professeurs arabistes dans le régime d’occupation relève du passé. Mais leur rôle dans la gouvernance coloniale n’est pas qu’un épisode isolé dans l’histoire de l’université israélienne. En fait, la collaboration de l’université avec l’armée et les services de renseignements s’est déplacée sur un autre plan avec la création d’institutions d’études stratégiques, de groupes de réflexions et de départements et instituts d’études sur la sécurité, dont beaucoup sont situés au sein des universités ou leur sont affiliés.
Rien qu’à titre d’exemple, l’Institut pour les études sur la sécurité nationale, un institut externe de l’université de Tel Aviv, a contribué au développement de la doctrine de « force disproportionnée » et de ciblage de l’infrastructure civile, doctrine basée sur les leçons tirées de la guerre au Liban et, par la suite, mise en application dans la guerre contre Gaza en 2008/2009.
Inutile de dire que cette doctrine est une violation manifeste du droit international humanitaire. Enfin, et plus près des Palestiniens, les deux points montrent que, quand les universitaires et les intellectuels israéliens le veulent, ils peuvent, de même que leurs institutions, parler d’une seule voix dans la défense de principes.
En Israël, cette voix est restée silencieuse pendant quarante ans face aux fermetures répétées des universités palestiniennes par ordre militaire et à l’emprisonnement de milliers d’étudiants et universitaires pour faits de résistance à l’occupation. Les initiatives et les centres culturels palestiniens ont été étouffés, de Jérusalem à Gaza. La discrimination contre les étudiants - des citoyens d’Israël - dans les universités israéliennes n’a guère attiré l’attention des universités.
Je ne vois là aucune valeur universelle mise en œuvre.
* Lisa Taraki est sociologue et professeur de sociologie à l’université de Birzeit, en Cisjordanie. Née de mère états-unienne et de père afghan, elle vit avec son époux palestinien et leur fils à Ramallah. Elle vit en Palestine depuis 27 ans.
Edition du 10 au 12 septembre 2010 - Counterpunch - traduction : JPP
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