jeudi 26 août 2010

Quand tu dis non (ou : Champignons vénéneux)

publié le jeudi 26 août 2010
Uri Avnery – 21 août 2010

 
AVANT LA victoire du féminisme, il y avait une chanson populaire israélienne dans laquelle le garçon demande à la fille : “Quand tu dis non, que veux-tu dire ?” Il a déjà été répondu à cette question. Maintenant je suis de plus en plus tenté de demander : “Quand tu dis sionisme, que veux-tu dire ?”. C’est aussi ma réponse lorsque l’on me demande si je suis sioniste. Quand tu dis sioniste, que veux-tu dire ?
RÉCEMMENT, DES ASSOCIATIONS pour la défense du sionisme ont surgi comme champignons après la pluie. Des champignons vénéneux.
Toutes sortes de multimillionnaires juifs américains – beaucoup d’entre eux rois de casino, nababs de maisons de tolérance, blanchisseurs d’argent sale et fraudeurs du fisc – sont en train de financer des groupes “patriotiques” israéliens en Israël, pour mener la guerre sainte en faveur du “sionisme”.
Les attaques se déroulent sur tous les fronts. Des organisations juives visent à nettoyer les universités des post-sionistes. Ils menacent de convaincre d’autres donateurs de suspendre leurs financements, ils terrorisent les présidents et les recteurs et effrayent les professeurs et les étudiants.
Il faut rappeler aux Américains l’époque sinistre du sénateur Joseph McCarthy, qui gâcha la vie de milliers d’intellectuels et d’artistes, poussant beaucoup d’entre eux à l’exil ou au suicide. Il faut rappeler aux Européens les jours où des professeurs “aryens” dénonçaient leurs collègues coupables de trahison, et où des étudiants en chemises brunes défenestraient leurs condisciples juifs.
Ce n’est là qu’un secteur d’une vaste offensive. Un groupe a fièrement annoncé qu’il enseigne à des centaines de Sionistes professionnels comment nettoyer Wikipedia, l’encyclopédie en ligne, des rubriques post-sionistes pour les remplacer par des rubriques sionistes.
LE TERME “post-sionisme” tient la vedette dans la propagande de l’ensemble des dizaines – et peut-être des centaines- d’associations financées par les multimillionnaires de Las Vegas et leurs semblables aux États-Unis pour restaurer la gloire sioniste d’antan.
Pourquoi ce terme, parmi tous les autres ? Ils veulent désigner les gens de gauche, mais ceux qui attaquent les gens “de gauche” risquent d’être qualifiés “de droite”. Pourtant, les membres de la droite extrême veulent être considérés comme appartenant au centre patriotique. Il n’est pas non plus convenable ou intelligent de s’exprimer ouvertement contre les professeurs “libéraux” ou “progressistes”. “Post-sionistes” est l’équivalent des “Rouges” du sénateur McCarthy ou des “Juifs” de ses prédécesseurs en Allemagne.
MAIS QU’EST-CE QUE le “post-sionisme ? Pourquoi pas simplement l’“antisionisme” ?
Pour autant que je sache, je fus le premier à utiliser cette expression. C’était en 1976. Je témoignais dans une affaire de diffamation où mes amis et moi avions porté plainte contre une publication qui avait accusé le “Conseil Israélien pour la Paix Israélo-Palestinienne” que nous venions de fonder d’être “anti-sioniste”. En essayant d’expliquer mon point de vue au juge, je disais que le sionisme était un mouvement historique, avec des lumières et des ombres, qui avait rempli son rôle avec la création de l’État d’Israël. À partir de ce moment là, le patriotisme israélien avait pris sa place. Le “post-sionisme” signifie qu’avec la fondation de l’État, une nouvelle époque historique commençait. Un “post-sioniste” peut admirer les réalisations du sionisme ou les critiquer. Il n’est pas, par définition, antisioniste.
La juge admit mes arguments et rendit son jugement en notre faveur. Elle nous alloua une bonne indemnité. Je suis actuellement le seul Israélien vivant à jouir d’une attestation judiciaire qu’il n’est pas un antisioniste – tout comme seule une personne libérée d’un hôpital psychiatrique bénéficie d’une attestation officielle qu’elle est saine d’esprit.
Depuis lors, le terme “post-sioniste” est devenu une expression très répandue dans les milieux académiques. Il a aussi acquis de nombreuses nuances suivant les gens qui l’emploient.
Mais dans les bouches de nos nouveaux mini-Mc Carthys, il est devenu une simple dénonciation. Un post-sioniste est un traître, un ami des Arabes, un valet de l’ennemi, un agent de la sinistre conspiration mondiale pour détruire l’État juif.
SHLOMO AVINERI, professeur de philosophie estimé, a publié récemment un article dans lequel il soutenait avec ferveur qu’Israël est un État juif et qu’il doit le rester. L’article a déjà soulevé un vif débat.
J’ai reçu quelques protestations de gens qui pensaient à tort que c’était moi qui avais écrit l’article. Cela se produit de temps en temps. Il y a des années l’hebdomadaire britannique estimé, The Economist, imprima mon nom à la place du sien, et la semaine suivante publia “des excuses à l’un et à l’autre”.
Mais la différence est considérable. Avineri est un professeur éminent, un élève de Hegel, un expert de l’histoire du sionisme, un ancien Directeur Général du Ministère des Affaires Étrangères israélien, et un sioniste fervent. Moi, c’est bien connu, je ne suis pas professeur, je n’ai même jamais terminé l’école primaire, je n’ai jamais été un porte-parole du gouvernement et mon attitude à l’égard du sionisme est très complexe.
Dans son article, Avineri soutenait avec passion qu’Israël est un État juif “comme la Pologne est un État polonais et la Grèce un État grec”. Il répondait à un citoyen palestinien d’Israël, Salman Masalha, qui affirmait qu’il ne peut pas y avoir un “État juif”, tout comme – selon lui – il ne peut pas y avoir un “État musulman” ni un “État catholique”.
Comment peut-on faire cette comparaison, s’est écrié Avineri. Après tout, les Juifs sont un peuple ! Israël appartient au peuple juif, dont la religion est le judaïsme.
Logique, n’est-ce pas ?
EN AUCUNE façon. L’analogie ne tient pas.
Si la Pologne appartient aux Polonais et la Grèce aux Grecs, Israël appartient aux Israéliens. Mais le gouvernement israélien ne reconnait pas l’existence d’une nation israélienne. (Les tribunaux n’ont pas encore tranché sur la demande de plusieurs d’entre nous d’être reconnus comme appartenant à la nation israélienne.)
Si Avineri avait demandé la reconnaissance qu’Israël appartient aux Israéliens comme la Pologne appartient aux Polonais, j’aurais applaudi. Mais il soutient qu’Israël appartient aux Juifs ; cela soulève immédiatement quelques questions fondamentales.
Par exemple : Quels Juifs ? Ceux qui sont citoyens d’Israël ? Clairement, ce n’est pas ce qu’il veut dire. Il veut dire que le “peuple juif” dispersé dans le monde entier, un peuple dont les membres appartiennent aux nations américaine, française, argentine – et, oui, aussi aux nations polonaise et grecque.
Comment une personne devient-elle américaine ? En obtenant la citoyenneté américaine. Comment une personne devient-elle française ? En devenant un citoyen de la république française. Comment une personne devient-elle un Juif ?
Ah, voilà la difficulté. Selon la loi de l’État d’Israël, un Juif est quelqu’un dont la mère est juive, ou qui s’est converti à la religion juive et n’a adopté aucune autre religion. Donc : la définition est purement religieuse, comme celle d’un musulman ou d’un catholique. Pas du tout comme celle d’un Polonais ou d’un Grec. (Dans la religion juive, c’est seulement la mère, pas le père, qui compte à cet égard. Peut-être parce que l’on ne peut pas savoir en toute certitude qui est le père.)
Il y a en Israël des centaines de milliers de gens qui ont immigré de l’ancienne Union soviétique avec leurs parents juifs, mais qui ne sont pas juifs selon la définition religieuse. Ils se considèrent comme Israéliens à tous égards, parlent hébreu, payent des impôts, servent dans l’armée. Mais ils ne sont pas reconnus comme appartenant au peuple juif auquel, selon Avineri, appartient l’État. Comme le million et demi de citoyens israéliens qui sont des Arabes palestiniens. L’État ne leur appartient pas, même s’ils jouissent – au moins formellement – de la plénitude des droits civils.
Exprimé simplement : l’État appartient, selon Avineri, à des millions de gens qui ne vivent pas ici et qui appartiennent à d’autres nations, mais n’appartient pas à des millions de gens qui vivent ici et votent pour élire les membres de la Knesset.
QUI A décidé que c’était un État juif ? Avineri et beaucoup d’autres soutiennent que le caractère de l’État fut défini par la résolution de l’Assemblée Générale des Nations Unies le 29 novembre 1947 qui divisa le pays en un “État juif” et un “État arabe”.
Ce n’est pas vrai.
Les Nations unies n’ont pas décidé la création d’un État qui appartienne à tous les Juifs du monde, pas plus que d’un État appartenant à l’ensemble des Arabes du monde. La commission des Nations unies qui enquêta sur le conflit entre les Juifs et les Arabes dans le pays qui s’appelait alors Palestine conclut (très sagement) que la seule solution possible consistait à allouer à chacune des deux communautés nationales un État en propre. Rien de plus.
En bref : les mots “Juif” et “Arabe” dans la résolution des Nations unies n’a rien à voir avec le caractère des deux États, mais définissent seulement les deux communautés du pays qui devaient constituer leur État. Ils n’ont pas d’autre signification.
MAIS UN professeur qui aboutirait à cette conclusion serait poursuivi comme “post-sioniste” qui doit être chassé de son université. Selon nos petits McCarthys, même la discussion est strictement interdite. Verboten de penser. Verboten d’écrire. Absolument verboten de parler. Dans chaque université il y aurait des surveillants sionistes chargés de recevoir des rapports sur les cours des professeurs, de vérifier leurs publications, de rendre compte de ce qu’ils entendent d’étudiants qui les renseignent sur d’autres étudiants, et de préserver la pureté idéologique. Tout comme les “politruks” – les commissaires politiques – en Union Soviétique. Tout comme les cadres de la “révolution culturelle” en Chine, lorsque des milliers de professeurs et d’autres intellectuels furent envoyés dans des camps de travail ou dans des villages éloignés.
Mais les résultats de leurs efforts pourraient bien s’avérer différents de ce qu’ils attendent. Au lieu de faire du terme de “post-sionisme” un synonyme de trahison, ils pourraient bien faire du terme de “sionisme”un synonyme de fascisme, réjouissant le cœur de tous ceux qui dans le monde prèchent un boycott de l’“État juif”. Lorsque les universités israéliennes seront nettoyées de leurs penseurs non-conformistes, il sera vraiment facile de les boycotter.
Lorsque vous parlez de sionisme, voulez-vous parler de la vision humaniste de Théodor Hertzl ou du fascisme juif d’Avigdor Lieberman ?
Article écrit en hébreu et en anglais le 21 août 2010, publié sur lez site de Gush Shalom – Traduit de l’anglais « When You Say No (or : Poisonous Mushrooms) » pour l’AFPS : FL