samedi 27 février 2010

Après le Dubaïgate, Israël en « porte-à-faux » avec les pays arabes modérés

publié le vendredi 26 février 2010
entretien avec Pierre Razoux

 
La liste des suspects s’allonge dans cette affaire d’assassinat d’un cadre du Hamas dont le Mossad est suspecté. L’historien Pierre Razoux en analyse les enjeux.
L’enquête policière s’annonce longue dans le Dubaïgate. La liste des suspects s’est en effet allongée à 26 personnes mercredi. Elles sont soupçonnées d’être impliquées dans l’assassinat de Mahmoud Al-Mabhouh, cadre du Hamas, retrouvé mort dans sa chambre d’hôtel à Dubaï en janvier.
La police de l’émirat, qui avait déjà affirmé être sûre « à 99% » que le Mossad israélien était derrière l’opération, a publié les portraits des 26 suspects, à partir des photographies des vrais-faux passeports utilisés pour l’opération.
Ces mêmes passeports (12 Britanniques, 6 Irlandais, 4 Français, trois australiens et un allemand) sont au cœur de la polémique. Les pays occidentaux s’inquiètent en effet de cette « usurpation d’identité », et plusieurs ambassadeurs israéliens ont été convoqués pour s’expliquer.
L’Union européenne, elle, a désapprouvé l’assassinat d’Al-Mabhouh, mais sans mettre en cause directement Israël et en concentrant ses critiques sur l’utilisation de passeports européens.
Pierre Razoux, auteur de Tsahal, nouvelle histoire de l’armée israélienne, et responsable de recherche au collège de Défense de l’Otan à Rome, revient sur cette affaire.
La police de Dubaï a ajouté 15 nouvelles personnes à la liste des suspects. N’est-ce pas inédit d’impliquer autant de monde dans une opération de cette nature ?
Ce genre d’opération n’est pas inédit du tout. Envoyer autant de monde, c’est assez rare mais parfaitement compréhensible. Lors des opérations d’élimination menées après les attentats des JO de Munich en 1972, les équipes de représailles menées par le Mossad étaient parfois formées d’une quinzaine de personnes. A Dubaï, autour de 25 personnes semblent être impliquées. Quand un service comme le Mossad intervient dans une capitale européenne, où l’infrastructure suit, il n’a pas besoin d’autant d’effectifs. Mais dans un pays arabe, il faut beaucoup plus de monde. L’appui logistique – surveillance, filature – requiert beaucoup d’énergie et de moyens humains. En fait, seules deux ou trois personnes prennent part directement à l’élimination physique.
Les services de police de Dubaï ont indiqué être sûrs à 99% que le Mossad était derrière cet assassinat. Cela vous semble aussi être une hypothèse crédible ?
Quand on voit le mode opératoire et la cible choisie, cela me paraît cohérent. Mais est-ce que cette opération n’a pas été menée avec l’accord tacite de services européens ou moyen-orientaux ? C’est une hypothèse parmi d’autres. Si on se réfère à l’assassinat en Syrie de Moughnieh, responsable des opérations du Hezbollah, il avait été attribué au Mossad. Mais on avait aussi dit que les services syriens avaient donné leur accord.
Comment analysez-vous l’utilisation de passeports européens ?
Les pays dont les passeports ont été utilisés ne sont sûrement pas impliqués. La Grande-Bretagne et l’Irlande, par exemple, entretiennent des relations complexes avec Israël. Récemment, la justice britannique a indiqué qu’elle pourrait faire arrêter Tzipi Livni ou Ehud Barak s’ils mettaient le pied au Royaume-Uni, pour leur rôle dans la guerre de Gaza. Ce n’est donc pas un hasard si ces passeports ont été ciblés. En revanche, on remarque que le commando n’a pas utilisé de passeports américains ou italiens. Les États-Unis sont très stricts avec ça.
Cela peut-il ternir les relations diplomatiques entre les capitales européennes et Tel Aviv ?
En Irlande, le gouvernement a actuellement d’autres chats à fouetter. Londres, de son côté, essayait justement d’apaiser ses relations avec Israël. Son ministre des Affaires étrangères, David Miliband, est un membre de la communauté juive. La polémique devrait donc passer avec les pays européens. Mais Israël s’est mis en porte-à-faux avec Dubaï, et plus largement avec les Émirats arabes unis. C’est en effet un des rares pays arabes avec lequel Israël entretient des liens économiques, même s’il n’y a pas de relations diplomatiques formelles. Cette affaire peut tendre un peu plus les relations avec les pays arabes modérés.
Quelles conséquences le Dubaïgate peut-il avoir sur la scène intérieure israélienne ?
Par le passé, lors de la tentative d’assassinat sur Khaled Mechaal ou dans les opérations menées contre des membres du commando de Munich, le Mossad avait été stigmatisé pour avoir raté sa mission. Le paradoxe aujourd’hui, c’est que la mission a réussi. Mais son action a été dévoilée. Cela jette le doute sur le mode opératoire et le professionnalisme des agents. Mais d’un autre côté, cela montre que le Hamas reste vulnérable si on s’en donne les moyens. Le bilan est donc en demi-teinte.
Que voulez-vous dire par le « professionnalisme des agents » ?
Ils se sont laissés filmer. Leurs visages ont été diffusés partout dans la presse internationale. Ils sont grillés et peuvent changer de métier. Cet épisode montre que la vidéo-surveillance 24h/24h est une nouvelle contrainte à prendre en compte. Londres est d’ailleurs réputée être le cauchemar des services spéciaux.
Cet assassinat a-t-il une « signification » dans le contexte actuel ?
C’est un message que les Israéliens cherchent à faire passer dans le contexte de la crise iranienne. La politique de renforcement des sanctions prend du temps, les États-Unis ne les autorisent pas à bombarder les installations nucléaires iraniennes... ils ne cachent donc pas le fait que s’ils peuvent cibler des cadres du programme nucléaire de la République islamique, ils le feront. Plusieurs scientifiques iraniens ont d’ailleurs été ciblés ces derniers mois.
Al-Mabhoub était soupçonné de prendre part à un trafic d’armes entre l’Iran et le Hamas. Cela peut-il avoir joué ?
Oui, il peut y avoir un lien.
Recueilli par Sylvain Mouillard