jeudi 19 novembre 2009

Résister par les études

Gaza - 19-11-2009
Par Marryam Haleem
« Ce fut le plus beau jour de ma vie, » explique Ahmad. « Une libération. »
« Allons, » lui dis-je en riant, tandis que nous descendions la rue poussiéreuse de Gaza, le soleil méditerranéen tapant fort sur nos visages. « Ca n’a pas pu être aussi pénible. Je veux dire, nous détestons tous l’école à un moment ou à un autre, mais il y a aussi des moments agréables. »
Il me regarde, pas du tout convaincu. « Le jour où j’ai obtenu mon diplôme universitaire fut le plus beau jour de ma vie, » répète-t-il avec force. Puis il ajoute, plus pour lui que pour moi, « Je voudrais pouvoir effacer tous les souvenirs du temps que j’ai passé à l’école. »


Le premier jour de classe d’Ahmad a eu lieu en 1991, pendant la Première Intifada palestinienne. Il avait alors 6 ans et il vivait à Beit Hanoun, au nord de Gaza. Ahmad était un bon écolier qui prenait plaisir à aller à l’école. Il travaillait beaucoup et était toujours le premier de sa classe. Après la signature des Accords d’Oslo en 1993 et la création de l’Autorité Palestinienne, on peut dire que la vie à Gaza a approché un certain degré de normalité. Et lorsqu’il a fini l’école primaire en 2000, en récompense pour ses résultats scolaires, Ahmad a reçu le cadeau de toute une vie. Lui, ainsi que 19 autres collégiens de Gaza, a été sélectionné par le Ministère de l’Education pour participer à un Camp d’Eté aux Etats-Unis.

Son séjour en Amérique a été formidable. Quelle aventure pour un adolescent de 14 ans ! Il a amélioré son anglais, il s’est fait de nouveaux amis, il a connu un monde nouveau et différent dans le bel Etat du Maine – un monde ouvert, libre et plein de possibilités. Il est rentré à Gaza après cette excursion d’un mois, plein d’espoir.

Mais la Deuxième Intifada a éclaté deux mois après son retour, au début de sa première année de lycée. La tentative brutale d’Israël d’écraser l’Intafada s’est ressentie dans toute la Cisjordanie occupée et à Gaza. « Il n’y avait aucun espace, » explique Ahmad, décrivant comment l’offensive israélienne a eu un impact sur tous les aspects de la vie personnelle de chaque individu palestinien. La vie estudiantine n’était qu’un d’entre eux.

Aller à l’école est devenu dangereux. Avoir une scolarité normale est devenu impossible. En trois ans d’études secondaires, l’école d’Ahmad a été bombardée six fois par les chars israéliens, deux fois pendant que les étudiants étaient à l’intérieur.

« Tous les jours, il y avait des manifestations contre les attaques à Gaza et en Cisjordanie, parce que nous avions tellement de martyrs... Pas d’école. Juste des manifestations… Il fallait aller manifester contre les attentats horribles contre ces enfants et ces jeunes partout. »

Pourtant, malgré toute cette folie, les étudiants se sont accrochés autant qu’ils le pouvaient à leur enseignement. Ils allaient consciencieusement à l’école, pour autant que les circonstances le leur permettaient. Mais même cet effort fut souvent cassé. Trop souvent, les élèves faisaient le chemin pour la trouver fermée. Ils demandaient les raisons des fermetures. Les réponses devinrent le refrain de leur vie.

Pourquoi ?

Parce que les chars israéliens se rapprochent de l’école, donc il n’y a pas école aujourd’hui.

Pourquoi ?

Parce que des gens de notre ville sont tombés en martyrs et qu’il y a des manifestations, donc il n’y a pas école aujourd’hui.

Pourquoi ?

Parce que les chars ont bouclé Beit Hanoun et que les enseignants ne peuvent pas sortir. Donc il n’y a pas école aujourd’hui.

C’est dans cet environnement qu’Ahmad et ses copains de classe (ceux qui n’ont pas été tués) sont arrivés à leur troisième et dernière année de lycée en 2003. C’est pendant cette année finale que les lycéens passent le tawjihi qui détermine leurs études futures et leur carrière.

« Le Tawjihi, » décrit Ahmad avec justesse, « c’est une étape dans la vie. »

L’année du tawjihi a commencé assez normalement – c’est-à-dire pour un Palestinien de Gaza. Des attaques normales. Des tirs normaux. Des couvre-feux normaux. Mais deux mois avant l’examen, l’armée israélienne a lancé le siège de Beit Hanoun. Personne n’a pu entrer. Personne n’a pu sortir. Tous les jours, il y eut des attaques et des explosions. Tous les jours il y eut des blessés et des martyrs.

« Nous n’avons pas véritablement étudié, » dit Ahmad. « Rien. Tu ne peux pas étudier quand les gens meurent. »

Pourtant la date des examens est arrivée. Le premier jour d’examen était le 9 juin 2003 – et l’armée israélienne était toujours à Beit Hanoun.

« Que faire ? » dit Ahmad. « Nous devions passer nos examens. Alors nous avons décidé d’aller à l’école, même si les chars israéliens étaient aux portes de l’école. »

Et ils y sont allés. En dépit du fait qu’ils n’avaient rien préparé du tout, à cause du siège et des meurtres. Les examens ont eu lieu pendant un mois. Tous les jours, les lycéens y sont allés. Et tous les jours, les chars israéliens étaient aux portes de l’école.

« Ce fut le pire mois, » dit Ahmad. « Tout le temps du lycée, tu attends et tu te prépares pour réussir tes examens finals, et au dernier moment, tu n'arrives pas à étudier parce que ta ville est sous attaque. »

Les soldats sont partis après 67 jours de siège. Puis les résultats aux examens ont été publiés.

« J’ai réussi mon examen, » dit Ahmad, « avec une moyenne de 83,5. Mention Très bien. »

Pourtant, en même temps, il ajoute : « Tu ne sais pas ce qui se passe. Tu vas étudier pour la vie dont tu rêves. Et tu te rends compte que tu ne peux pas l’avoir à cause des obstacles dressés par les ennemis. Et ce sont des obstacles terribles. Ce ne sont pas de simples obstacles que n’importe qui peut traverser.»

« C’est la guerre partout. Et des gens meurent partout. Et tu ne sais pas. C’est peut-être ton tour. Je veux dire que nous croyons en Dieu, et nous savons qu’on va tous mourir. Mais quand ça arrive d’une façon aussi continue, avec des attaques tous les jours, tu ne peux t’empêcher de t’inquiéter tout le temps. Alors, la question était, qu’est-ce que je dois faire ? Est-ce que je dois combattre et résister ? Est-ce que je vais étudier comme moyen de résister, comme meilleure façon de résister ? Est-ce que je reste, effrayé, à ne rien faire, avec ma famille ? »

« J’ai commencé à penser que peut-être le pouvoir de mes études à l’avenir serait plus grand que le pouvoir d’une pierre contre un char. Je me suis posé la question des millions de fois, si je devais faire pareil (et attraper des pierres pour les lancer sur les chars israéliens comme beaucoup de jeunes palestiniens). Même si c’était peu de chose. »

« Il y en a qui disent que c’est stupide, une pierre contre un char. Mais ce qui compte, c’est la volonté et la détermination de ces jeunes. Ca vient du dedans, c’est très profond. Que tu n’as peur de rien. Tu veux juste te battre, résister, pour tes droits. Même si cela te prend la vie, te prend tout ; je crois que c’est mon droit, et je dois le faire. »

C’est une façon de résister. Mais Ahmad a décidé de résister par les études.

« Il fallait que je m’occupe de ma famille. Arriver à ce que mes parents voulaient pour moi. Ils voulaient que nous fassions des études, que nous ayons une bonne vie, de bons métiers, une bonne place dans la communauté. C’est donc la décision que j’ai prise. »

« Tu ressens beaucoup de choses, mais tu dois continuer. Il faut juste continuer à se battre, par tes études, et par tes rêves, et par ce en quoi tu crois. C’était ça que je ressentais. »

« Je n’ai jamais pensé à abandonner. Je n’ai jamais entendu une voix qui me dise, maintenant tu dois abandonner. Et chaque fois que quelque chose de dur arrivait, ou une catastrophe, ça m’a donné plus de force pour continuer. »

« Parce que cette vie est devenue normale pour nous – une vie anormale pour les autres est normale pour nous. Donc nous avons dû trouver un autre mode de vie. C’est notre réalité. Nous avons dû faire face à la réalité, quelle qu’elle soit. Et ça nous a aidé à comprendre cette vie, en dépit de tout ça. »

« Et malgré tous les défis auxquels nous sommes confrontés, malgré toute cette puissance qui combat et détruit tout ici à Gaza, nous devons continuer. Ca ne va pas nous arrêter. Parce que si nous nous arrêtons, ça ne nous aidera pas. Les Israéliens continueront. Que nous nous arrêtions ou non, ils continueront d’essayer de prendre ce qu’ils veulent. Alors pourquoi leur donner plus de chances de prendre ce qu’ils veulent ? Nous aussi devons continuer. »

Il fait une pause à la fin de ce long monologue. « Que ça a été dur, » dit-il doucement.

Mais les difficultés ont continué après son inscription en maîtrise de technologie de l’information à l’Université de Gaza.

« J’ai été confronté à beaucoup de difficultés lorsque j’étais au lycée parce que c’était l’Intifada, mais ça a été encore pire à l’université, » explique Ahmad. « Beit Hanoun est l’endroit le plus violent de la Bande de Gaza parce qu’il est très proche de la frontière avec Israël, alors nous subissons régulièrement des attaques. Tous les jours il se passe quelque chose. Des gens sont tués. Des gens sont blessés. Des maisons démolies. Des terres détruites. La ferme de mon père a été démolie au bulldozer quatre ou cinq fois. Les maisons de la plupart de mes cousins ont été visées. »

« A cause des attaques continues sur ma ville, je n’ai pas pu assister à tous les cours. Il y avait des attaques toutes les semaines, quelquefois tous les jours, et je ne pouvais pas quitter la maison, c’était trop dangereux. Et j’ai dû rester aussi à la maison quand il y avait des attaques autour de la ville, ou autour de l’université. »

« Plusieurs fois, je n’ai pas pu passer les partiels. »

« J’avais travaillé tout le trimestre et au moment de l’examen, il y avait des attaques à Beit Hanoun, des amis ou des gens de ma famille tués, et j’ai manqué mes examens. J’aurais dû avoir mon diplôme en 2008, mais je l’ai eu en 2009, avec un an de retard à cause des attaques. Des attaques qui n’ont jamais cessé. Même maintenant. En particulier dans ma ville. »

Ahmad aurait dû avoir son diplôme en décembre 2008, mais une fois encore, des événements l’en ont empêché.

« La fin décembre s’est avérée être le début d’une guerre, et non le début des examens de fin de cycle. Ce fut un gros… je ne sais pas comment décrire, » dit-il. « C’était comme ‘voilà ton cadeau de remise de diplôme : tu ne seras pas diplômé. Attends la mort.' »

Son mois d’examen s’est transformé en un mois de terreur.

« Ce fut 23 jours, » dit-il, « mais tu peux dire 23 semaines. 23 mois. 23 ans. 23 siècles. C’était interminable. Tu restes à attendre, instant après instant. Et tu ne sais rien. Tu ne peux ressentir que l’obscurité. Pas de lumière, ni espoir ni sécurité, ni droits de l’homme. Juste 23 jours de ténèbres. Pleins d’horreur. Pleins de victimes. Massacres. Tout est terrible. Je ne trouve pas les mots. »

Mais ces jours sont passés. Et il a trouvé assez de force pour se relever des décombres et finir ce qu’il avait commencé. Il a été diplômé, enfin, au printemps dernier. Mais non sans sacrifices et pertes que personne ne devrait avoir à endurer.

« Ces cinq années à l’université, je le dis et je le répèterai toujours, » conclut Ahmad, « ces cinq ans ont été les années les plus terribles de ma vie. Même si elles sont censées être les meilleures années, les plus belles. Le moment de sortir et de découvrir la vie. Mais je n’ai pas découvert la vie. J’ai découvert des catastrophes, vraiment, ici à Gaza. »