vendredi 14 octobre 2011

Anti-normalisation : une partie nécessaire de la campagne BDS

Monde - 14 octobre 2011
Par Doc Jazz
Doc Jazz est un chirurgien/musicien palestinien qui vit dans le Golfe arabique. Il est connu pour son style de jazz-pop et les textes engagés de ses chansons dont la plupart sont consacrées à la cause palestinienne. On peut en écouter une centaine sur son blog, The Musical Intifada, créé en 2001, ainsi que lire ses articles sur la Palestine.
Certains se demandent pourquoi le mot "normalisation" est de plus en plus fréquemment utilisé par les mouvements pro-Palestine. Beaucoup semblent intrigués par ce mot, ne sachant pas exactement ce qu'il sous-entend. Ce qui les frappe probablement le plus, c'est que cette expression, basée sur le mot "normal" qui a d'ordinaire une connotation positive, est utilisé dans ce contexte comme quelque chose de péjoratif, ou même de méprisable. Il est donc important de clarifier ce qu'il veut dire, pourquoi il est vu comme négatif, et quel est son rôle dans l'oppression et dans la dépossession du peuple palestinien.
Anti-normalisation : une partie nécessaire de la campagne BDS
Définition et formes de normalisation
Dans le contexte palestinien, "normalisation" signifie : traiter l'Etat sioniste comme s'il était un pays "normal" semblable à n'importe quel autre, alors qu'il est une colonie de peuplement illégitime construite sur une terre volée. "Normalisation" est la plupart du temps utilisée lorsque les Etats, les nations ou les peuples arabes s'engagent dans des relations sociales, économiques, culturelles ou politiques avec "Israël". Le contexte négatif de ce mot est fondé sur le fait que c'est une position largement partagée dans le monde arabe que cet Etat colonial et raciste doit être boycotté, isolé et contraint, au lieu de lui permettre de prospérer dans un environnement de normalité. En Arabe, cette expression est appelée "ta6bee3".
Nous vivons à une époque où la normalisation est rampante, comme l'illustrent divers exemples. La normalisation politique est plus évidente dans le cas de l'Egypte et de la Jordanie, qui sont les deux seuls pays arabes à avoir signé un traité de paix avec l'Etat sioniste et qui ont des interactions officielles politiques et économiques. Dans certains autres pays arabes, on trouve une normalisation plus cachée et moins ostensible, qui prend principalement la forme de liens économiques et stratégiques.
Ces deux types de normalisation sont liés à la géopolitique et ont lieu au niveau des gouvernements. Cependant, les autres formes de normalisation sont l'affaire de gens ordinaires et de leurs organisations sociétales. Dans ce contexte, on peut penser aux arts du spectacle, à la collaboration entre universités, au sport, aux interactions et aux échanges universitaires, et d'autres situations dans lesquelles la participation de citoyens israéliens est jugée acceptable.
Qui sont les "normalisateurs" ?
Avec la mondialisation de l'appel au boycott de l'Etat sioniste, et le travail croissant des populations dans de nombreux pays, dans le monde entier, pour populariser le BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions), le mot "normalisation" a fait son chemin dans les débats et les discussions qui ont lieu en dehors du monde arabe. En dehors du Moyen-Orient, la différence principale est que les gouvernements de la plupart de ces nations ont déjà "normalisé", et depuis longtemps, leurs relations avec "Israël". Pour cette raison, le mot perd un peu de son sens dans le contexte international, mais pas nécessairement tout son sens.
A notre époque moderne, le monde occidental est le foyer d'un nombre grandissant de Musulmans et de personnes d'ascendance arabe. Par leur origine, ils sont censés avoir une meilleure connaissance du conflit arabo-israélien et une solidarité automatique avec les Palestiniens occupés et persécutés. Cela fait généralement sens, parce que contrairement aux populations indigènes occidentales endoctrinées par leurs propres médias, ils ne peuvent pas dire qu'ils ignorent le calvaire palestinien. Il en va de même pour certains journalistes arabes qui vivent dans le monde arabe mais se servent principalement de l'anglais pour propager leurs idées, diffusant ainsi leurs positions au public occidental. Lorsque ces personnes expriment l'acceptation du sionisme ou des sionistes, ils peuvent eux-mêmes être qualifiés de "normalisateurs".
De même, tandis que le mouvement BDS continue de s'étendre, visant à créer un boycott mondial de l'Etat sioniste de la même manière que celui qui a fait tomber l'apartheid sud-africain dans les années 80, l'expression peut être appliquée à tout citoyen qui se distance de BDS et continue de légitimer Israël en différentes occasions, comme les activités artistiques, la coopération universitaire ou au niveau du commerce et des affaires.
Pas toujours blanc et noir
Il faut faire attention à ne pas qualifier de "normalisation" toutes les situations. Il y en a par exemple dans lesquelles c'est presque une nécessité inévitable de traiter avec l'oppresseur sioniste. Un bon exemple de ceci existe parmi les Palestiniens vivant dans les territoires occupés qui sont sans emploi sauf s'ils travaillent dans les entreprises israéliennes, une situation qui est aussi une des conséquences directes de l'occupation. De même qu'il n'est pas juste de parler de "normalisation" lorsqu'il s'agit des Palestiniens qui ont la citoyenneté israélienne. L'argument crédible qu'on peut avancer est que leur seul choix pour contrecarrer la police de discrimination institutionnalisée à leur encontre est de participer aussi largement que possible à la société.
Cependant, quand la possibilité de boycotter et d'isoler existe, et est délibérément évitée, l'étiquette de "normalisation" se justifie. Y a-t-il par exemple un besoin spécifique pour une université de Cisjordanie de se lancer dans des programmes d'échange avec une université israélienne ? Y a-t-il un besoin absolu et irremplaçable pour un artiste arabe de se produire dans l'Etat d'"Israël" et d'essayer de gagner en popularité parmi ses citoyens ? Est-il nécessaire pour les organisations de migrants en Occident de forger des liens et des coopérations avec les représentants sionistes des communautés juives locales ? Dans tous ces exemples, la réponse évidente est "non". Ce sont donc des exemples de normalisation et ils peuvent facilement devenir des sujets de conversations inter-arabes animées.
Motivations
Lorsque vous discutez avec ceux qui sont engagés dans la normalisation, vous entendez toute sortes de réponses. Il y a parmi eux des opportunistes purs et durs ; être pro-Israël s'avère lucratif dans un monde dominé par un marché tourné vers l'Occident. Partant de là, vous trouverez par exemple des journalistes qui adaptent leurs articles et leurs reportages aux intérêts sionistes. Vous trouverez des agences de voyage qui adaptent leurs cartes et indiquent que la Cisjordanie et Gaza font partie de l'Etat sioniste. Vous trouverez des artistes d'origine arabe qui vont se produire à Tel Aviv. Il y a aussi des exemples en apparence plus innocents : vous pouvez ainsi trouver des Palestiniens vivant en Occident annonçant sur leur profil Facebook qu'ils sont allés voir leur famille en "Israël".
Mais il y a aussi ceux qui ne veulent tout simplement pas croire à l'efficacité potentielle de BDS, dont le boycott universitaire et culturel. Ils prétendent souvent qu'ils sont des "bâtisseurs de ponts" qui ont le pouvoir de désamorcer les tensions entre les gens, et peuvent donc contribuer à une atmosphère de "compréhension mutuelle et de respect". Dans de nombreux cas, ces gens n'ont qu'une connaissance limitée de la situation politique et ont tendance à sous-estimer la véritable nature du projet sioniste. Ils sous-estiment son racisme et son comportement intrinsèquement violent. Malgré plus de 60 ans de preuves tangibles de leurs actions continues d'oppression, d'expulsion et d’expansionnisme, pour ces gens, les sionistes sont apparemment toujours perçus comme s'ils avaient les meilleurs intentions.
Les dangers de la normalisation
Dans les deux styles de normalisation décrits plus haut, ceux qui s'y engagent ont tendance à minimiser le rôle négatif qu'ils jouent quand ils agissent de cette façon. BDS est une partie vitale et essentielle de la résistance palestinienne non violente. Parce qu'il n'est guère pensable que ceux qui s'engagent dans la normalisation prônent la lutte armée contre "Israël", en prenant position contre BDS, le message qu'ils envoient est que les Palestiniens ne devraient pas résister du tout.
En fait, la normalisation est même pire que cela. Alors que le mouvement BDS essaie de faire pression sur "Israël" pour qu'il mette fin à ses pratiques permanentes de vol de terre, de racisme et de nettoyage ethnique, les normalisateurs lui fournissent l'espace qui lui permet de résister à cette pression. Il n'est donc pas étonnant que l'Etat sioniste chérissent les normalisateurs et les traite avec le plus profond respect. Les actions de normalisations, qu'elles soient au niveau politique, économique, culturel, social ou universitaire, chacune à sa façon sape les efforts inlassables du mouvement BDS.
Comment traiter avec la normalisation ?
Pour que les stratégies de boycottage soient efficaces, de sérieux efforts doivent donc aussi être déployés pour combattre la normalisation. Dans certains cas, cela peut se faire par le raisonnement, en convaincant les normalisateurs que leurs actions sont une forme d'aide et de soutien à l'occupation. Nous devons réaliser que certains de ces actes sont faits dans la croyance erronée que "tendre la main à l'autre bord" est une action de "paix". Ceux qui pensent de cette manière ne voient pas que cette façon de penser n'a de sens que dans une situation où les deux parties adverses sont de force comparable, et qu'elle n'est pas applicable lorsque la réalité est que l'une des deux submerge l'autre par un avantage militaire massif et des relations économiques et une influence politique sur les superpuissances mondiales. En plus de cela, cette façon de penser annule la valeur de la justice en traitant les deux côtés comme s'ils étaient également coupables, une forme de pensée qui, en soi, défie les principes mêmes du bon sens et du droit international.
Si le raisonnement et la conviction ne donnent aucun résultat, "nommer et faire honte" devient une nécessité. Tant que les normalisateurs ne sentent pas que leurs actes déclenchent de la réprobation, ils continueront à savourer les avantages financiers et autres que procurent les courbettes aux puissants. Le fait que les médias de masse les promeuvent habituellement lourdement signifie que leurs effets nocifs reçoivent aussi une large exposition disproportionnée, qui, à son tour, a un effet éducatif négatif sur les masses, ce qui entrave encore le travail de propagation des campagnes BDS, et réduit leur succès.
Aucune campagne BDS ne peut être vraiment complète sans un travail anti-normalisation. Bien que cette tâche ait l'aspect très désagréable de viser principalement ceux qui se tiennent de leur propre côté de la barrière, "il faut battre le fer tant qu'il est chaud" et si ce travail est oublié, c'est donc à chacun d'entre nous d'aider à sensibiliser sur la normalisation, et de s'assurer qu'elle fasse partie du vocabulaire et de la compréhension de tous ceux qui sont actifs dans la lutte pour la libération et l'indépendance palestiniennes.
Traduction : MR pour ISM
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