lundi 22 novembre 2010

Vox taxi vox dei

publié le samedi 20 novembre 2010
Uri Avnery – 13 novembre 2010

 
Samedi soir il y a deux semaines, nous rentrions en taxi du rassemblement annuel à la mémoire d’Yitzhak Rabin, et comme à l’accoutumée, nous engageâmes la conversation avec notre chauffeur.
En général, ces conversations se déroulent sans heurts, avec beaucoup d’éclats de rire. Rachel les aime parce qu’elles nous mettent en face de gens qu’en temps normal nous ne rencontrons pas. Les conversations sont nécessairement brèves, les gens expriment leurs vues de façon concise, sans choisir leurs mots. Elles sont de genres différents et, en arrière plan, nous entendons en général les nouvelles de la radio, les talk shows ou la musique choisie par le chauffeur. Et, bien sûr, le fils soldat et la fille étudiante sont évoqués.
Mais cette fois-ci, les choses furent moins paisibles. Peut-être nous sommes-nous montrés plus provocants que d’ordinaire, encore déçus par le rassemblement qui fut dépourvu de contenu politique, dépourvu d’émotion, dépourvu d’espoir. Le chauffeur se montra de plus en plus irrité, et Rachel aussi. Nous avions le sentiment que si nous n’avions pas été des clients payants, cela aurait très bien pu se terminer par une bagarre.
LE POINT DE VUE de notre chauffeur peut se résumer de la façon suivante :
Il n’y aura jamais de paix entre nous et les Arabes, parce que les Arabes n’en veulent pas.
Les Arabes veulent nous assassiner, ils l’ont toujours voulu et continueront à le vouloir.
Chaque Arabe apprend depuis la plus tendre enfance que les Juifs doivent être tués.
Le Coran prêche le meurtre.
Le fait est que partout où il y a des musulmans il y a du terrorisme. Partout où il y a du terrorisme, il y a des musulmans.
Nous ne devons pas donner aux Arabes un seul pouce de ce territoire.
Qu’avons nous obtenu lorsque nous leur avons rendu Gaza ? Nous avons reçu des roquettes Qassam !
TIl n’y a rien à y faire. Seulement leur taper sur la tête et les renvoyer dans les pays d’où ils viennent.
Comme nous le demande le Talmud : celui qui vient pour vous tuer, tuer le d’abord.
CE CHAUFFEUR exprimait dans un langage simple et sans fioritures les convictions classiques de la grande majorité des Juifs du pays.
Ce n’est pas quelque chose que l’on peut attribuer à un secteur quelconque de la société. C’est commun à tous les secteurs. Le propriétaire d’une boutique sur le marché l’exprimera crûment, un professeur l’exposera dans un traité savant avec quantité de notes en bas de page. Un officier supérieur de l’armée le considère comme allant de soi, un homme politique s’en sert pour sa campagne électorale.
Voilà le véritable obstacle que doit affronter aujourd’hui le camp de la paix israélien. Il fut une époque où la discussion portait sur la question de savoir si même il existait un peuple palestinien. Cela est déjà derrière nous. Après quoi nous avons eu à discuter du “Grand Israël” et du fait que “les territoires libérés ne seront pas restitués”. Nous avons dépassé cela. La discussion a porté alors sur la question de savoir si nous devions rendre les “territoires” au roi Hussein ou à un État palestinien à constituer à côté d’Israël. Nous avons dépassé cela. Après cela, fallait-il négocier avec l’OLP, que l’on définissait comme une organisation terroriste, et avec le super terroriste Yasser Arafat. Nous avons dépassé cela. Tous les dirigeants de la nation ont plus tard fait la queue pour lui serrer la main. Puis il y eut une querelle concernant le “prix” – le retour à la ligne verte ? Des échanges de territoires ? L’évacuation des colonies ? Cela aussi est largement derrière nous.
Tous ces débats étaient, plus ou moins, rationnels. Bien sûr, ils impliquaient de profondes émotions, mais cela était logique.
Mais comment dialoguer avec des gens qui pensent au plus profond de leur coeur que la discussion elle-même n’a pas lieu d’être ? Qu’elle est en divorce avec la réalité ?
Aux yeux de nos interlocuteurs dans les négociations, les questions sur le bien-fondé ou non de faire la paix, sur le fait de savoir si la paix est bonne ou mauvaise pour les Juifs, n’ont pas de sens, si elles ne sont pas complètement stupides. Des questions qui n’ont aucun sens puisque nous n’en discutons qu’avec nous-mêmes.
Il n’y aura jamais de paix parce que les Arabes ne voudront jamais la paix. Point final.
QUI EST à blamer pour cette attitude ? S’il y a une personne qui soit plus coupable qu’aucune autre, c’est Ehoud Barak.
S’il existait une cour internationale pour les crimes de paix, à l’image de la cour internationale pour les crimes de guerre, nous devrions l’y envoyer.
Lorsque Barak remporta sa victoire écrasante contre Benjamin Netanyahou en 1999, il n’avait pas la moindre idée du problème palestinien. Il s’exprimait comme s’il n’avait jamais eu de conversation sérieuse avec un Palestinien. Mais il promit d’aboutir à la paix en quelques mois, et plus de cent mille personnes débordant de joie l’acclamèrent le soir de l’élection sur la place où Rabin avait été assassiné.
Barak était convaincu qu’il savait exactement quoi faire : convoquer Arafat à une rencontre pour lui proposer un État palestinien. Arafat le remercierait les larmes aux yeux en renonçant à toute autre chose.
Mais, lors de la rencontre de Camp David, il fut choqué de voir que les Palestiniens, malintentionnés, avaient eux aussi quelques exigences à formuler. La conférence se conclut sur un échec.
À son retour, Barak ne déclara pas : “Désolé, je ne savais pas. J’essayerai de faire mieux.” Il n’y a pas beaucoup de dirigeants dans le monde qui reconnaissent leur stupidité.
Un homme politique normal aurait dit : “Cette conférence n’a pas porté de fruits, mais il y a eu quelque progrès. Il y aura de nouvelles rencontres et nous essayerons de surmonter les différences.”
Mais Barak a lancé une mantra que chaque Israélien a entendu depuis un millier de fois : “J’ai retourné ciel et terre sur le chemin de la paix / J’ai fait aux Palestiniens des offres d’une générosité sans précédent / Les Palestiniens ont tout refusé / Ils veulent nous jeter à la mer / NOUS N’AVONS AUCUN PARTENAIRE POUR LA PAIX !”
Si Netanyahou avait déclaré quelque chose de semblable, cela n’aurait impressionné personne. Mais Barak s’était autoproclamé chef de la gauche, tête de file du camp de la paix.
Le résultat fut catastrophique : la gauche s’effondra, le camp de la paix frôla la disparition. Barak lui-même subit une défaite écrasante aux élections, et cela à juste titre : s’il n’y a aucune chance de paix, qui aurait besoin de lui ? Pourquoi voter pour lui ? Après tout, Ariel Sharon, son adversaire aux élections, était beaucoup plus qualifié que lui pour la guerre.
Résultat : l’Israélien ordinaire acquit finalement la conviction qu’il n’y avait aucune chance de paix. Même Barak a dit qu’il n’y avait pas de partenaire. Il n’y a plus rien à faire.
PAS UNE SEULE personne, même un génie comme Barak, n’aurait été capable de provoquer un tel désastre si les conditions n’en avaient été réunies.
Le conflit entre les Israéliens et les Palestiniens a commencé il y a 130 ans. Une cinquième puis une sixième génération y sont nées. Une guerre creuse les mythes et les préjugés, la haine et la méfiance, la diabolisation de l’ennemi et la foi aveugle dans son propre bon droit. C’est dans la nature de la guerre. De part et d’autre il façonne un monde fermé et fanatique, imperméable à toute autre façon de voir.
Par conséquent, si un Arabe déclare qu’il est disposé à faire la paix, cela ne fait que confirmer que tous les Arabes sont des menteurs. (Et réciproquement, si un Israélien propose un compromis, cela ne fait que renforcer le sentiment du Palestinien qu’il n’y a pas de limites aux ruses de l’ennemi sioniste, qui cherche à les expulser.)
ET CE QUI est le plus important, la conviction que “nous n’avons pas de partenaire pour la paix” est extrêmement commode.
S’il n’y a aucune chance de paix, il n’est pas besoin de se torturer les méninges sur la question, et encore moins de faire quelque chose.
Nul besoin de gaspiller des paroles pour cette bêtise. Vraiment, le mot de “paix” lui-même est passé de mode. Il n’est plus utilisé dans la bonne société politique. Tout au plus va-t-on parler de “la fin de l’occupation”ou du “règlement final de la situation” – présentant l’une et l’autre, naturellement, comme totalement impossible.
IS’il n’y aucune chance de paix, on peut oublier toute l’affaire. Il est désagréable de penser aux Palestiniens et à ce qui leur arrive dans les “territoires”. Alors portons toute notre attention (dont l’horizon est de toutes façons limité) sur les questions réellement importantes, comme la querelle entre Barak et Ashkenazi, les affaires d’Olmert, les accidents de la route mortels et la situation critique du lac de Tibériade.
Et pendant que nous y sommes, s’il n’y aucune chance de paix, pourquoi ne pas construire des colonies ? Pourquoi ne pas judéiser Jérusalem Est ? Et pourquoi ne pas cesser aussi de nous préoccuper des Palestiniens ?
S’il n’y a aucune chance de paix, que nous reprochent tous ces cœurs généreux de par le monde ? Pourquoi Obama nous harcèle-t-il ? Pourquoi les Nations unies nous importunent-elles ? Si les Arabes veulent nous massacrer, il est évident que nous devons nous défendre et tous ceux qui veulent que nous fassions la paix avec eux ne sont que des anti-sémites ou des Juifs qui se détestent.
LE DICTON HÉBREU “la voix des masses est comme la voix de Dieu” vient du latin “vox populi, vox dei” (la voix du peuple est la voix de Dieu). Il fut employé la première fois par un prêtre anglo-saxon il y a quelques 1200 ans dans une lettre à l’empereur Charlemagne, et sur un mode négatif : on ne devrait pas écouter ceux qui disent cela, parce que “les sentiments des masses sont toujours proches de la folie”.
Je ne suis pas prêt à souscrire à une telle déclaration antidémocratique. Mais si nous voulons aller vers la paix, il ne fait pas de doute que nous devons enlever cet énorme rocher qui barre la route. Nous devons inspirer à l’opinion publique une autre conviction – la conviction que la paix est possible, qu’elle est essentielle pour l’avenir d’Israël, qu’elle dépend principalement de nous.
Nous ne réussirons jamais à inspirer une telle conviction par les discussions habituelles. Anouar el-Sadate nous a appris que c’est possible, mais seulement par des actions spectaculaires capables d’ébranler les fondations de notre univers spirituel.
À l’attention de Mr Obama.
Article écrit en hébreu et en anglais le 13 novembre 2010, publié sur le site de Gush Shalom – Traduit de l’anglais “Vox Taxi vox dei” pour l’AFPS : FL