lundi 14 juin 2010

« Les arabes sont l’œil et la main droite des Turcs »

publié le dimanche 13 juin 2010
Delphine Nerbollier

 
Le premier ministre turc a été particulièrement applaudi à l’ouverture du 3e Forum de coopération turco-arabe. Il incarne le nouveau leadership régional
Recep Tayyip Erdogan n’aurait pu rêver mieux. C’est sous des applaudissements particulièrement fournis de la part d’un parterre d’hommes affaires et de diplomates arabes que le premier ministre turc a ouvert jeudi à Istanbul le 3e Forum de coopération turco-arabe. Dix jours après l’assaut mené par l’armée israélienne contre la « Flottille de la liberté », Recep Tayyip Erdogan a pu vérifier sa popularité auprès de ses invités, après avoir vu, ces derniers jours à la télévision, les manifestations de soutien à son pays dans diverses capitales de la région. Le président de la Ligue arabe, Amr Moussa, a déclaré « admirer la clairvoyance, le courage et le leadership » de son hôte, tandis qu’un participant le présentait comme la voix de « la vérité, de la dignité et de la justice ».
Devant un tel parterre gagné à sa cause, Recep Tayyip Erdogan a fait vibrer la fibre sentimentale. « Nous ne partageons pas seulement une géographie commune, nous ne respirons pas seulement le même air. Nous partageons la même histoire et le sentiment d’une culture et d’une civilisation communes […]. Les Arabes sont l’œil droit et la main droite des Turcs. »
La Turquie, née sur les ruines de l’Empire ottoman, et les pays arabes reviennent pourtant de loin. Durant plusieurs décennies, les deux parties se sont regardées en chiens de faïence, tenues par des rancœurs historiques et par des divergences idéologiques durant la Guerre froide, la Turquie étant membre de l’OTAN tandis que des pays comme la Syrie ont choisi le bloc soviétique. Sans parler des tensions liées au caractère laïc de la République turque et aux liens établis avec Israël. Si leurs relations ont commencé à s’améliorer dans les années 1990, les problèmes ont perduré. Damas et Ankara ont été à deux doigts de se faire la guerre. C’est avec l’arrivée au pouvoir en 2002 de l’AKP, issu de la mouvance islamiste, que le climat s’est assaini grâce à une politique de « zéro conflit avec les voisins ».
Le but affiché de cette ouverture est la « recherche de la stabilité ». « C’est le moment de renforcer nos efforts pour la paix », a lancé hier Recep Tayyip Erdogan en appelant les pays arabes à « prendre davantage d’initiatives » sur la question palestinienne dont il s’est fait le chantre depuis l’opération « Plomb durci » contre la bande de Gaza. « Erdogan défend les Palestiniens et il n’est même pas Arabe ! Aucun leader arabe ne parle de la sorte sur la question palestinienne », constate Wissan Shehab. Pour cet entrepreneur libanais, la Turquie est assurément le leader de la région : « Elle remplit le vide laissé par l’Arabie saoudite et l’Egypte en perte d’influence et elle est aidée par le manque d’unité des pays arabes. »
Cette politique d’ouverture vers le monde arabe est aussi profondément liée aux intérêts économiques d’Ankara. Les échanges commerciaux entre la Turquie et les pays arabes ont quadruplé entre 2002 et 2004, et le nombre de touristes arabes en Turquie a plus que triplé en six ans. Hier, Ankara a officialisé la création d’une zone de libre-échange avec la Jordanie, la Syrie et le Liban.
Ce nouveau leadership turc soulève toutefois des questions, surtout depuis la détérioration de ses relations avec l’allié israélien et au lendemain du vote, au Conseil de sécurité de l’ONU, d’une quatrième série de sanctions contre l’Iran que la Turquie a rejeté. Se détourne-t-elle de l’Occident ? La question énerve le premier ministre turc qui a vilipendé hier une « campagne mal intentionnée ». « La France, l’Allemagne, les Etats-Unis investissent bien dans les pays arabes. Mais quand il s’agit des investissements ou des initiatives de paix de la Turquie, il y a une sale propagande menée contre nous ». Et Recep Tayyip Erdogan, tout en admettant vouloir « remettre les relations avec les pays arabes dans leur cours naturel », rappelle que son pays vise toujours l’intégration dans l’Union européenne.
Du coté des leaders arabes, l’heure est à la solidarité avec Ankara, mais certains, comme en Egypte, voient d’un mauvais œil son rôle croissant surtout lorsqu’il met en cause leur politique. « Les leaders arabes n’ont pas réussi à s’unir et ne veulent pas que la Turquie rende leur tâche plus difficile, constate Sabiha Senyücel Gundogar, du groupe de réflexion Tesev. Ils sont actuellement obligés de soutenir la Turquie, mais jusqu’où ? »