Denis Sieffert
Gageons qu’il ne se passera rien de bien méchant pour Israël du côté des sanctions, résolutions onusiennes et autres commissions d’enquête ; mais, parallèlement, l’image de ce pays part en lambeaux
Comme un aveu du crime, la censure est tombée lourdement sur l’information dès l’aube de ce lundi 31 mai. Dix morts ? Douze ? Puis neuf. Chiffre encore provisoire. Et des dizaines de blessés. Quarante peut-être. À peine le monde entier avait-il pris connaissance de l’événement qu’un épais silence s’abattait, exactement semblable à celui qui avait isolé Gaza en décembre 2008 et janvier 2009. Silence, on tue ! Nous savons ce qui est advenu à Gaza. Quand les images et le son ont été rétablis, par les chaînes arabes d’abord, on a dénombré mille quatre cents morts, et découvert un champ de ruines. Il n’est pas inutile de se rappeler que cet épisode tragique avait déjà suscité indignation, protestations et demandes d’enquête internationale. Et puis quoi ? Rien. Le rapport Goldstone a été jeté aux orties. Israël a été depuis intégré à l’OCDE. La France a demandé que l’on rehausse le niveau des accords commerciaux entre l’État hébreu et l’Union européenne. Et voilà qu’un an et demi après, les commandos de choc de la marine israélienne ouvrent le feu sur une flottille humanitaire qui transportait des produits de première nécessité, des maisons préfabriquées à installer sur les ruines de janvier 2009 et du matériel médical. Tuent neuf personnes, blessent et emprisonnent. Bis repetita. Indignation, protestations et demandes d’enquête.
Émettons ici deux pronostics d’apparences contradictoires : gageons qu’il ne se passera rien de bien méchant pour Israël du côté des sanctions, résolutions onusiennes et autres commissions d’enquête ; mais, parallèlement, l’image de ce pays part en lambeaux, ses explications alambiquées de l’agresseur agressé ne sont plus crues, et son capital de sympathie originelle – le pays refuge après la Shoah – est à peu près dilapidé.
C’est peut-être cette contradiction qui est la plus explosive, car elle rejaillit sur l’ensemble des relations internationales. C’est l’opposition entre les peuples et les grandes puissances occidentales. Certes, les protestations officielles sont sans doute un peu plus vives cette fois. Il est vrai que le Hamas n’est pas là pour offrir ne serait-ce qu’un semblant d’alibi. Empiriquement, peut-être, sentimentalement, sûrement, ce sont les peuples qui ont raison. L’analyse juste est plutôt du côté des manifestants qui sont descendus dans les rues du monde entier tout au long de la journée de lundi. Parce que ceux-là, qui ne font pas dans la diplomatie, ni ne sont prisonniers d’un entrelacs d’intérêts économiques, stratégiques et politiques, ont intégré une donnée fondamentale que les chancelleries, et la plupart des commentateurs ne peuvent exprimer : à savoir qu’Israël (ses dirigeants et une partie de ses élites) ne veut pas la paix. En tout cas, pas maintenant. Car Israël n’a pas renoncé à l’annexion de la Cisjordanie, et il lui faut pour y parvenir du temps, toujours du temps. D’où un énorme contresens dans les explications que l’on lit ici ou là, et qui ont en commun d’analyser, depuis dix ans, les faits et gestes des dirigeants israéliens comme autant « d’erreurs ». Nos analystes seraient les seuls à comprendre, et les dirigeants seraient des sots. C’est d’ailleurs la logique de la pétition « Appel à la raison », si médiatiquement valorisée ces jours-ci. Les uns sincères, d’autres moins, y prenaient en charge les intérêts d’Israël au point de donner des conseils en communication aux dirigeants de ce pays : « Ne faites pas cela, ce n’est pas bon pour votre image ! »
Une semaine plus tard, les promoteurs de cette démarche sont ridiculisés. Parce que leur logique n’est pas celle des dirigeants israéliens. Pourquoi ceux-ci seraient-ils les seuls au monde à ne pas comprendre que les bombes sur Gaza sont impopulaires et qu’elles renforcent le Hamas ? Comme le blocus et ce sadisme d’État qui consiste à laisser pourrir les denrées destinées à la population. Et que l’opération de lundi matin donne une fois de plus raison aux plus radicaux du côté palestinien tout en décrédibilisant ceux qui sont engagés dans la négociation. Lundi, au prix de neuf vies humaines, l’heure de la discussion sur le statut final d’un État palestinien s’est encore un peu plus éloignée. Et d’ici là la colonisation se poursuivra. Le reste est littérature et bons sentiments. Les dirigeants israéliens savent parfaitement que cette politique tendue vers l’objectif a un prix. Ils savent qu’ils ont quelques jours difficiles à passer. Pour que cela passe plus vite et mieux, ils déploient leurs communicants. Tous excellents. Ce sont, nous dit-on, les commandos de choc aéroportés, harnachés et armés jusqu’aux dents qui ont été agressés. Ils étaient en légitime défense. Les humanitaires étaient en réalité des « terroristes »…
Chez nous, le porte-parole de l’UMP s’est empressé de reprendre tout ça. Toute honte bue. Ce qui explique que Bernard Kouchner n’ait vu dans cette affaire qu’un « incident regrettable ». On fera surtout grief à Israël d’avoir lancé son assaut meurtrier dans les eaux internationales… Quelques milles nautiques plus loin, tout aurait paru normal. Il y a tout de même dans tout ça quelque chose de nouveau. La violence extrême, « disproportionnée » comme disent aimablement les grandes ambassades, qui a toujours été la méthode d’Israël – frapper très fort pour terroriser –, vise à présent les humanitaires internationaux, comme les ONG israéliennes. C’est qu’Israël se découvre un nouvel ennemi. Les campagnes internationales de boycott, l’émergence, en Palestine même, de mouvements non-violents, les diverses missions civiles inquiètent de plus en plus l’État hébreu. L’armée tire aujourd’hui sur ces militants. Elle a commencé bien avant ce maudit lundi 31 mai. Cela, c’est aussi une conséquence de cette contradiction que l’on notait plus haut entre l’inertie officielle et la mobilisation des opinions.